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LA DOUANE DE CHIO
ОглавлениеC’est une opération très difficile, que de débarquer avec armes et bagages dans une ville de l’empire ottoman. Les douaniers turcs ne sont pas seulement, comme dans les autres pays, des percepteurs chargés d’alléger le plus possible la bourse des voyageurs; ce sont aussi des censeurs fort tracassiers, qui ont la mission de rechercher si les valises des Européens ne recèlent pas quelque ouvrage malin, quelque journal impérieux, quelque livre perfide, capable de porter atteinte à la religion de Mahomet et à la majesté du Commandeur des croyants. Le Divan impérial a presque aussi grand’peur des imprimés que des armées moscovites. Un policier à mine de forban, vêtu d’une tunique déguenillée, où pendaient lamentablement des aiguillettes vertes, sortit d’une petite maison, devant laquelle un gendarme montait la garde, pieds nus, avec un fusil rouillé. C’était le douanier en chef. Il fit comprendre à Karalambos que nous étions obligés d’ouvrir nos malles. Très complaisamment, j’étalai à terre ma petite bibliothèque de voyage. Le douanier mit des lunettes et flaira successivement tous mes papiers. Le Mémoire de Fustel de Coulanges sur l’île de Chio ne lui inspira point d’inquiétude: Karalambos lui fit croire que c’était un éloge de l’administration turque, écrit en Occident par un savant des plus renommés. La Description de l’île de Chio, par J. Justiniani; le Voyage dans le Levant, du sieur Paul Lucas, échappèrent à la censure, non sans de nombreuses explications, par lesquelles furent endormis les scrupules du brave homme. Mais un Strabon, un modeste et tout petit Strabon lui inspira des doutes. Il le retourna en tous sens dans ses grosses mains, le fit voir au gendarme qui montait la garde, et déclara, malgré nos protestations, qu’il voulait le montrer à un lettré, pour savoir s’il pouvait en permettre l’introduction dans l’île. Puis, mis en défiance par l’innocent géographe, il manifesta l’intention de faire main basse sur tous mes papiers, y compris mes carnets et mes lettres.
Je me fâchai, Karalambos se fâcha et traduisit ma colère dans le turc le plus expressif. Rien n’y fit. J’eus recours au grand moyen dont on se sert en pareil cas, et je criai que je me plaindrais à mon consul. Après quoi, nous nous mimes à la recherche de l’agent consulaire.
Chio. — Soldats tures et paysans crétois aux portes de la ville.
Nous arrêtions au passage les portefaix du port.
Nous entrions dans les cafés grecs et nous demandions:
«As-tu vu le proxène de France?»
On nous répondit partout:
«Il doit être dans sa pharmacie!»
Cette pharmacie ne nous étonna point; car les agents consulaires, n’étant pas rétribués par leur gouvernement, exercent d’ordinaire quelque petit métier.
Notre «proxène» était, en effet, dans son officine, tout près du bazar. C’était un homme grisonnant, petit, vêtu d’un «complet» de toile blanche, et d’aspect fort débonnaire. Je lui achetai quelques grammes de quinine pour mes futures fièvres, et je lui exposai ma requête. Il s’attendrit sur le malheureux sort de Strabon, et prit son ombrelle blanche à doublure blanche pour descendre avec nous jusqu’au port. Cet excellent homme était tout fier; le long des boutiques de conserve et de poisson salé, il saluait ses amis d’un petit signe de tête important. Enfin ce rêve, caressé peut-être pendant toute sa vie, se réalisait: le pharmacien du bazar de Chio représentait pour tout de bon une grande puissance. Dans cette île, où les Français ne débarquent presque jamais, il protégeait un de ses nationaux! Le visage pénétré et grave de Karalambos laissait voir aux citadins de Chio que quelque chose de grand allait s’accomplir.
Le gendarme montait toujours la garde. En nous apercevant, il nous fit signe qu’il n’y avait plus personne dans le bureau des douanes. Il nous expliqua qu’on avait emporté au palais du gouverneur tous les livres suspects.
«Montons au konak!» soupira l’agent consulaire.
Son Excellence le bimhachi : un gros homme congestionné, bouffi, qui paraît tout près d’éclater dans sa tunique étroite; un grand sabre traîne derrière lui, mal attaché à des courroies trop longues. Courtois d’ailleurs et affable, ce Turc se livre, en nous voyant, à la mimique très compliquée de la politesse ottomane: un geste pour faire semblant de ramasser de la poussière; un autre geste pour porter cette poussière à son cœur; un troisième geste pour porter la même poussière à son front. Cela veut dire, paraît-il: «Mon cœur et mon esprit sont à vous.» Mais nous n’avions que faire, en cet instant, du cœur et de l’esprit du bimbachi.
Chio. — Sur la grande place.
D’une conversation très longue et fort confuse, il résulta que le gouverneur regrettait vivement de ne pouvoir rendre des honneurs extraordinaires au seigneur français qui daignait le visiter, qu’une affaire urgente l’avait appelé dans un district lointain, et qu’en son absence Son Excellence le muphti nous recevrait pour nous donner entière satisfaction.
Le muphti était assis, les jambes croisées, sur un sofa, au fond d’une salle claire, point meublée, où d’horribles tapis, venus du Louvre ou du Bon-Marché, étalaient ces fleurs sur lesquelles beaucoup de Parisiens reposent leurs pieds. Ce petit satrape à mine chafouine, les yeux clignotants sous d’énormes lunettes, paraissait accablé par le poids de son turban démesuré. Il aspirait un long narghilé placé au milieu de la chambre, et dont la fumée blanche allait jusqu’à ses lèvres par un long tuyau qui serpentait sur le tapis. A chaque bouffée, on entendait, dans la carafe de cristal, le petit gazouillement de l’essence de roses. De sa main gauche, le muphti caressait alternativement son pied et sa barbe grise.
Comme Ibrahim continuait sa conversation avec trois ou quatre porteurs de fez, je me fâchai et j’affectai de ne toucher ni aux cigarettes, ni au café; j’étendis fort impoliment mes jambes en faisant sonner mes talons sur le plancher; j’enfonçai mon chapeau sur ma tête le plus que je pus et, suivi par les regards admiratifs de Karalambos émerveillé, je signifiai que j’étais porteur d’un hoyorouldou, qui m’autorise à voyager en Turquie sans être molesté et que j’entendais recouvrer sans retard les objets qui m’avaient été confisqués arbitrairement.
Le muphti sourit derrière ses lunettes:
«Sois le bienvenu, dit-il lentement; mais pardonne-moi si je te déclare que je ne sais aucunement de quoi il est question. Je ne connais pas le sujet de ta plainte. Je te promets d’examiner le motif de ta réclamation et de te faire rendre justice le plus tôt que je pourrai.»
On s’expliqua, et nous apprîmes sans étonnement que nos paquets étaient encore à la douane.
«Je les enverrai chercher, dit le muphti. Demain on les portera à ta maison.»
Mais il ne faut pas se fier au «demain» des Turcs. J’exigeai la solution immédiate de ces difficultés. Mes livres et mes carnets arrivèrent. Un grand nigaud d’interprète arménien fut commis à l’examen de Strabon. Il le déclara sans danger pour la prospérité de la Sublime Porte. J’avais perdu, dans ces contretemps, plus de la moitié de ma journée; mais j’avais beaucoup appris sur le mécanisme de l’administration turque.
Chio. — Un vieux savetier.
Quand le brillant élève de l’École d’Athènes va prendre sa place parmi ses confrères, son esprit a sans cesse le don d’ubiquité, non dans l’espace, mais dans le temps. Il visite la Grèce sans se désintéresser nullement de son aspect moderne; mais en même temps tout le passé se mêle à ses excursions, avec l’éclat qu’y peut jeter un des maîtres de l’art et de l’histoire helléniques. On croit voir cheminer sur l’Acropole et dans les salons actuels, le long des chemins de Corinthe et à la Chambre des députés, à Delphes et a Pharsale, comme dans les couloirs des ministères, un promeneur en veston qui se transforme sans cesse en un autre promeneur revêtu successivement des costumes d’Achille, de Périclès, de Socrate ou d’Euripide. Laissons-lui raconter son débarquement au Pirée.