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L’ANCIENNE CONSTANTINE
ОглавлениеSur l’arche unique du pont d’El-Kantara, j’ai pris le sentier suspendu à mi-côte du ravin. Je m’arrête à l’extrémité de ce chemin, en face de la corne du sud de la ville. Surplombant le trou lugubre du Rummel, Cirta se dresse à la cime la plus abrupte du défilé. En vérité, c’est ici qu’il faut venir pour savoir ce que fut la cité numide. On l’y retrouve dans les traits essentiels qui ont servi à définir son type historique aussi bien que légendaire: — un lieu propice à tous les guets-apens et à toutes les traîtrises, un décor tout préparé pour les plus cruelles tragédies, telle est l’image qui s’ébauche d’elle-même, au fond de ce ravin, parmi les cris des corbeaux et des vautours, devant cet écroulement de pierres éclaboussées de sang et empestées d’une odeur de pourriture.
Cette histoire romanesque de la ville, qui inspira tant de dramaturges depuis les temps héroïques de la Renaissance et qui fit verser tant de larmes à nos aïeules, elle est encore dans toutes les mémoires. La princesse carthaginoise qui, après la défaite de son mari Scylax, roi de Cirta, se donne au vainqueur, à ce Massinissa qui d’abord avait été son fiancé ; celui-ci, obligé par les Romains, ses alliés, de leur livrer sa femme; Sophonisbe, suppliant son nouvel époux de la tuer pour lui épargner cette honte et, peut-être, les pires supplices; enfin Massinissa, dans un coup de désespoir amoureux, se décidant à lui envoyer par un esclave la coupe de poison: toutes les péripéties de ce drame ont été cent fois traitées au théâtre. Mais comme on le comprend mieux ici!
Constantine. — Le ravin du Rummel.
L’action, qui se développe avec la rapide simplicité d’une tragédie classique, commence dans la dernière semaine de juin et elle est terminée dès les premiers jours de juillet. En ce temps-là les guerres, qui étaient beaucoup plus longues qu‘aujourd’hui, ne suspendaient que par intervalle la vie ordinaire du pays. Tandis que les armées s’entr’égorgeaient, les travaux des champs se poursuivaient, au milieu d’une égale indifférence pour le vainqueur et le vaincu. Au moment où s’ouvre notre tragédie, les moissons s’achevaient dans la région sétifienne et sous les murailles mêmes de Cirta.
Constantine. — Le quartier indigène.
Avec leurs brassards et leurs tabliers de cuir, leurs faucilles recourbées en forme de sistres isiaques, les montagnards de la Kabylie étaient descendus de leurs cabanes, pour couper le blé dans la plaine.
Constantine. — Les gorges du Rummel, vue prise du chemin des Touristes. (Phot. Neurdein.)
On se pressait de mettre la récolte en sûreté. Des rumeurs alarmantes circulaient dans le pays. Chaque jour, les fugitifs en haillons, les pieds saignants à travers les chaussures trouées, propageaient la terreur autour de la ville. «Les Romains arrivaient! Ils allaient tout dévaster sous leur passage!»
Le soir, tous ces misérables refluaient vers Cirta, où ils étaient sûrs de trouver un abri dans les tavernes et dans les bouges. Le vin coulait. Les danseuses aux joues bleuâtres frappaient à coups redoublés sur leurs tambourins, la stridente mélodie des flûtes exaspérait les nerfs des mercenaires. Des rixes naissaient. Les lames triangulaires sortaient des gaines de cuir rouge accrochées aux ceintures; et c’était déjà, par toute la ville, le branle-bas d’un assaut dans les hurlements d’un carnage.
Constantine. — La cathédrale. — L’Hôtel de ville.
Les nuits, pleines d’étoiles, étaient accablantes. Pas un souffle ne traversait les ruelles fétides. De toutes les campagnes, où l’on incendiait les chaumes, une haleine de feu montait, plus desséchante que le vent du désert.
Cette atmosphère embrasée et chargée de menaces, un rocher abrupt qui s’abîme au fond d’une gorge sauvage, tel est le milieu et tel est le décor où se consomma ce sombre drame africain.