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ÉLISÉE RECLUS

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Nul écrivain n’a plus de titres qu’Élisée Reclus à figurer en tête de ce recueil. On ignore généralement qu’il passa sa vie à parcourir le globe autant qu’à écrire sa monumentale Géographie universelle. L’œuvre écrite de ce savant atteste sa valeur scientifique par les dix-sept traductions qui en ont été faites. Le style du grand géographe est admirable par son élégance, sa précision et surtout par les couleurs vives dont il reflète ce qu’il nous peint. L’auteur n’a pu exercer précisément ainsi son beau talent d’écrivain que parce qu’il a contemplé un grand nombre des spectacles de la nature. C’est avec justesse que le Temps disait récemment:

«Dans la préface de son grand ouvrage, la Terre, il a raconté comment lui était venue l’idée de décrire les phénomènes de la vie du globe. Ce sont de belles et nobles pages. On y sent je ne sais quel souffle de Rousseau; mais c’est un Rousseau beaucoup plus viril et plus net.»

Voici comment Élisée Reclus racontait lui-même sa vocation de géographe.

«Le livre qui paraît aujourd’hui (1867), je l’ai commencé, il y a bientôt quinze années, non dans le silence du cabinet, mais dans la libre nature. C’était en Irlande, au sommet d’un tertre qui commande les rapides du Shannon, ses îlots tremblant sous la pression des eaux et le noir défilé d’arbres dans lequel le fleuve s’engouffre et disparaît après un brusque détour. Étendu sur l’herbe, à côté d’un débris de muraille qui fut autrefois un château fort, je jouissais doucement de cette immense vie des choses qui se manifestait par le jeu de la lumière et des ombres, par le frémissement des arbres et le murmure de l’eau brisée contre les rocs. C’est là, dans ce site gracieux, que naquit en moi l’idée de raconter les phénomènes de la terre. Depuis lors je n’ai cessé de travailler à cette œuvre, dans les diverses contrées où l’amour des voyages et les hasards de la vie m’ont conduit. J’ai eu le bonheur de voir de mes yeux et d’étudier à même presque toutes les grandes scènes de destruction et de renouvellement. Pour garder la netteté de ma vue et la probité de ma pensée, j’ai parcouru le monde en homme libre, j’ai contemplé la nature d’un regard à la fois candide et fier, me souvenant que l’antique Freya était en même temps la déesse de la terre et celle de la Liberté.»

C’est en visitant la Nouvelle-Grenade (aujourd’hui république de Colombie), qu’il a rédigé le Voyage à la sierra Nevada de Sainte-Marthe, auquel nous empruntons les citations qui vont suivre.

Il avait vingt-cinq ans. Il venait de parcourir l’Amérique du Nord, et il déroulait la voile dans laquelle il avait passé la nuit, pour contempler du pont de son navire les côtes du continent méridional, brusquement surgies dans l’aurore.

Sans bagages, sans autre arme défensive que la boucle de son ceinturon, il allait explorer à pied le massif verdoyant qui se dresse sur la mer où débouche le rio Magdalena. Nul n’a exprimé comme lui le charme langoureux de la vie exotique, sous la végétation tropicale.

LA VIE EXOTIQUE

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Comment blâmer ces populations de s’abandonner à la joie de vivre, lorsque tout les y invite? La faim et le froid ne les torturent jamais; la perspective de la misère ne se présente point devant leurs esprits; l’impitoyable industrie ne les pousse pas en avant de son aiguillon d’airain. Ceux dont tous les besoins sont satisfaits par la bienveillante nature ne cherchent guère à réagir contre elle par le travail et jouissent paresseusement de ses bienfaits: ils sont encore les enfants de la terre, et leur vie s’écoule en paix comme celle des grands arbres et des fleurs.

Sous nos tristes climats du Nord, pendant la saison d’hiver, bien des actes de la vie causent une véritable souffrance. Le matin surtout, il faut presque de la force d’âme pour se lever sans hésiter. Au moment du réveil, on a les membres enveloppés de couvertures, comme d’une triple atmosphère de chaleur. Dans la chambre, au contraire, tout semble contracté par le froid; des cristaux de glace couvrent les vitres de leurs fleurs étincelantes; la blancheur mate qui les pénètre fait pressentir qu’une épaisse couche de neige est étendue sur la terre; des bouffées sifflantes de vent se plaignent au-dessus des toits et s’engouffrent dans la cheminée avec un murmure plaintif. Alors ceux qui n’ont pas à leur disposition toutes les ressources du confort doivent tout d’un coup relever leurs chaudes couvertures, bondir sur le plancher de la chambre glacée et plonger les mains dans l’eau froide. C’est à l’eau froide, au souffle glacé de l’hiver qu’il faut peut-être attribuer en grande partie la force inébranlable, la calme résolution des hommes du Nord. Celui qui brave le froid peut braver tous les dangers.

Combien au contraire le réveil est suave et délicieux dans les doux pays du Midi, dans une plaine comme celle de Sainte-Marthe! Les vagues parfums des corolles qui s’entr’ouvrent viennent flotter dans la chambre, les oiseaux battent de l’aile et gazouillent leurs mille chansons, l’ombre du feuillage se dessine sur la muraille blanche et joue avec les rayons naissants. L’atmosphère, si douce à l’intérieur des maisons, est en dehors plus douce encore, plus fraîche, plus vivifiante; le vent qui passe fait entrer la joie dans le corps et dans l’âme. Au milieu de cette nature qui s’éveille avec tant d’amour à la vie, il est impossible de ne pas revivre soi-même de toute l’ardeur de son être; sur le sein de cette terre si belle aux premiers rayons du soleil, on respire avec enivrement, on se sent renouvelé.

Dès le point du jour, les cavaliers et les piétons couvrent les chemins qui mènent au petit fleuve Manzanarès, ainsi nommé par les conquistadores en souvenir du ruisseau de Madrid, et chacun va choisir une anse ombragée pour y faire ses ablutions du matin. Le sentier que je prenais d’ordinaire passe à travers les jardins. Les hautes herbes en tapissent si bien les bords, les arbres pressés entrelacent si bien leurs branches en forme de voûte au-dessus de l’allée, qu’on pourrait se croire dans un immense berceau de verdure. Le soleil fait pénétrer çà et là une aiguille de lumière, et par de rares échappées apparaissent les feuilles en panache des cocotiers qui se balancent à dix mètres au-dessus des arbres du chemin. Les prunes des tropiques jonchent le sol, les émanations des fleurs épanouies et des fruits mûrs se répandent dans l’air. Souvent aussi une jolie Indienne passe, assise sur son âne, et on échange avec elle le salut d’usage: Ave Maria! — Sin peccado concebida.

Arrivés au pont de Manzanarès, monument remarquable dans son genre, puisqu’il est le seul de la province, mais qui se compose simplement d’un tablier en bois assez mal posé sur des culées déjà lézardées et penchantes, les groupes se séparent, chaque baigneur descend la berge en s’aidant des branches des caracolis ou des mimosas, et va s’étendre dans l’eau transparente sur le sable micacé de la rivière, semblable à une mosaïque d’or et d’argent. A cette heure matinale, tous les oiseaux chantent, les essaims de moustiques ne tourbillonnent pas encore dans l’air, la chaleur du soleil n’a pas traversé l’épais branchage des arbres, et l’eau, à peine descendue des montagnes, garde encore la fraîcheur du rocher. Après quelques minutes de ce bain délicieux et vivifiant, on remonte sur la rive, puis on se disperse au hasard dans les jardins avoisinants. Telles se passent les matinées à Sainte-Marthe.

Une grande partie de la journée est employée à faire la sieste, du moins par les hommes, car les femmes, actives dans tous les pays du monde, n’interrompent que rarement leurs travaux de ménage.

Avec la soirée viennent les bals et les promenades. Les joueurs de tambourin et de castagnettes se réunissent au coin des rues, improvisent des concerts que des enfants imitent de loin à grand renfort de chaudrons et de crécelles. Les jeunes filles se rassemblent chez celle de leurs amies qui célèbre sa fête patronale, et dansent autour d’un reposoir décoré de fleurs et de guirlandes. Entre qui veut, soit pour danser, soit pour goûter aux rafraîchissements qui circulent aux frais de l’hôte et de ses ninas.

Grâce à la beauté des nuits, les promeneurs sont encore plus nombreux sur la plage que les danseurs dans les salles de bal; les groupes se mêlent, se détachent, se reforment; çà et là des chants se font entendre et marient leurs voix au bruit harmonieux des vagues. Ceux qui n’ont pas vu la splendeur des nuits tropicales ne peuvent se figurer combien sont douces les heures passées sous la lumière voilée «qui descend des étoiles» ; ils ne savent pas à quel degré peut s’élever la jouissance exquise de l’être physique caressé par la limpide atmosphère qui le baigne: chaque mouvement est si doux à faire, qu’on pourrait se croire dégagé des chaînes de la pesanteur. Le ciel, où les étoiles scintillent avec une clarté quatre fois plus grande que dans la zone tempérée, est presque toujours libre de nuages, et l’on y peut contempler tout entière l’arche flambante de la voie lactée. A chaque instant, les étoiles filantes, beaucoup plus volumineuses en apparence que celles de nos climats et laissant derrière elles de longues traînées de diverses couleurs, traversent le ciel dans tous les sens. Parfois on dirait les fusées d’un feu d’artifice.

Les parfums des jardins et de la forêt augmentent encore l’influence presque enivrante des nuits tropicales. Les fleurs de chaque espèce s’ouvrent l’une après l’autre et versent dans l’air la senteur spéciale qui les distingue. Quelques-unes de ces odeurs, entre autres celle du palmier Corud, font une irruption soudaine et envahissent brusquement l’atmosphère; d’autres, plus discrètes, s’insinuent avec lenteur et s’emparent graduellement des sens; d’autres encore, imprimant une espèce de rythme aux vagues aériennes, jaillissent des fleurs par intervalles; mais toutes se succèdent dans un ordre régulier et produisent ainsi une vraie gamme de parfums. A l’imitation de Linné, qui parlait de construire une horloge de fleurs où les heures seraient marquées par l’épanouissement des corolles, Spix et Martuis, les célèbres explorateurs du Brésil, proposaient de disposer un jardin en une vaste horloge tropicale, où chaque division du temps eût été indiquée par une odeur différente, s’échappant d’une fleur entr’ouverte comme la fumée s’échappe de l’encensoir.

Explorateurs et terres lointaines

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