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ENTRÉE DANS LE PAYS DES LOLOS

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Au lieu de la Chine qu’on se figure communément, il ne va être question que de monts formidables, de vastes champs de neige, de fleuves torrentueux roulant au fond des abîmes, de races guerrières, violentes et frustes, aussi différentes des Chinois conventionnels que nous le sommes nous-même.

Après avoir franchi, par un défilé encaissé juste large comme le torrent qui l’a creusé, les montagnes qui forment le bassin du lac de Yunnan-Sen, nous cheminons à travers une série de vallées. Quelle impression singulière on éprouve ici, dès qu’on a quitté la grand’route! On se sent à mille lieues de toute civilisation, de toute organisation, de toute société. Point de chemin pour se relier au reste du monde: chacun reste chez soi; point de poste ni de télégraphe pour apporter les nouvelles: on vit tranquille sans se soucier de ce qu’on ignore; point de fonctionnaires venus d’ailleurs, gendarme, douanier, agent voyer, garde forestier, maître d’école ni percepteur: on ne connaît que le chef du village, nommé par les habitants, s’il n’est, — cas le plus fréquent, — seigneur héréditaire.

Du moment que vous ne serez arrêté ni par une rivière, grâce à un pont, un gué ou une barque, ni par un rocher à pic, grâce à un lacet ou une corniche, ni par une tourbière, grâce à quelques cailloux bien placés, et que vous trouverez à midi et le soir un abri pour vous reposer, de temps à autre un marché pour acheter des vivres, la route existe. Qu’elle ne présente aucune surface plane où poser sûrement le pied, qu’elle n’ait pas la largeur suffisante pour deux hommes de front ou souvent même pour un seul animal charge, peu importe: la chaussée elle-même n’entre pas en considération, et on prend le sol comme il est. Pour comprendre un récit dans la Chine montagneuse, il est indispensable de se familiariser avec cette notion: la marche n’est qu’une gymnastique perpétuelle, fatigante même dans les vallées douces, vertigineuse et réellement dangereuse dans les ravins escarpés.

Le troisième jour, nous escaladons une chaîne de montagnes, et, parvenus au sommet, nous nous trouvons en présence d’un précipice de quatre cents mètres de profondeur, au fond duquel coule une grande rivière torrentueuse.

Cette fois, nous sommes tout à fait en Chine: monter à l’approche d’un cours d’eau important, rencontrer celui-ci non dans une large vallée, mais au fond d’un abîme qui s’ouvre dans l’épaisseur même de l’arête dorsale de la montagne, voilà précisément la caractéristique de l’orographie chinoise. Ce n’est point un paysage immobile, définitif, qui est devant nous: on sent qu’une force irrésistible est là en travail, détruisant et recréant à son gré, et qu’on surprend le secret d’une de ces opérations formidables où, dans le creuset de la Nature, se préparent les transformations du globe.

A deux heures de Ning-Yuen-fou, nous trouvons alignés une longue rangée de personnages richement vêtus, qui nous souhaitent la bienvenue avec tous les signes d’une vraie joie: ce sont les notables chrétiens de Ning-Yuen-fou, accourus à cheval au-devant de nous. Ils nous conduisent en grande pompe à l’auberge: sur le seuil, le Père de Guébriant nous attend avec le Père Bourgain, son adjoint. C’est un moment de touchante émotion, au milieu de l’allégresse générale qui se manifeste par des pétards innombrables.

Pékin. — Une porte de la cité impériale. (Phot. communiquée par Ch. Trampus, Paris.)


Nous montons dans des chaises à porteurs, que le général qui commande à Ning-Yuen-fou nous a envoyées, et notre troupe magnifique s’ébranle. Aux portes de la préfecture, elle se grossit d’une centaine de chrétiens et d’un superbe chef lolo dans son costume national: pieds nus, longue pèlerine de feutre brun et turban bleu dessinant une corne au-dessus du front. Il prend, à cheval, la tête du cortège qui, avec ses quatre palanquins, ses quarante cavaliers et ses cent piétons, déploie, au milieu d’un crépitement formidable de pétards, sa pompe à travers les rues de la ville, dont la population s’écrase pour nous voir. Ah! c’est une belle entrée et qui marquera dans les fastes de la cité.

Mais, en nous la ménageant, je crois bien que le Père n’a pas que le désir de recevoir solennellement une mission française: il souhaite aussi atténuer la déception qu’il va nous causer. A peine les derniers visiteurs partis, il me prend à part et m’annonce qu’il ne peut nous accompagner dans le pays ces Lolos. Il est tenu de rester à son poste.

Je comprends fort bien les devoirs que sa situation lui impose; cependant, puisque c’est sur sa promesse que je suis venu et que je me suis privé des services du lieutenant Lepage, ce qui me met hors d’état d’agir faute d’interprète, va-t-il m’abandonner et faire échouer ainsi une entreprise qui devait assurer à notre pays le prestige d’une découverte importante?

Le Père est remué, et depuis si longtemps il désire lui-même pénétrer chez les Lolos, que perdre une pareille occasion lui paraît doublement pénible.

Cependant la situation qui devait retenir le Père de Guébriant à son poste ne s’améliore pas, et nous n’entrevoyons guère comment en sortir, quand le délégué impérial nous fournit une échappatoire inespérée. Il rend son jugement sur les affaires litigieuses, et ce jugement est tellement inique, il couvre si scandaleusement des abus criants du préfet, qu’il n’est pas douteux que celui-ci n’ait su acheter sa connivence. Il est donc bien inutile que le Père de Guébriant reste pour défendre une cause condamnée: nous allons partir. Il avise sur-le-champ celui qui doit être l’instrument indispensable de notre tentative.

C’est le moment d’expliquer la situation, et par quels procédés nous comptons réussir.

L’état de guerre ne règne pas sans interruption entre Chinois et Lolos. Si indépendants que les Lolos veuillent être, ils ne peuvent se passer des Chinois. De leur côté, les Chinois ont besoin des Lolos. Ce besoin réciproque, combiné avec l’humeur indépendante des Lolos, qui veulent être maîtres chez eux, a donné naissance à la plus singulière organisation.

D’une part, les Lolos peuvent venir en toute liberté sur le territoire chinois: isolés ou en troupe, ils y descendent en armes, — quitte à les déposer au corps de garde s’ils entrent dans une ville, et à les reprendre en sortant, — vont, viennent, commercent, se livrent bataille; bref, agissent absolument comme chez eux. Mais chaque tribu qui veut jouir de cette liberté doit s’engager à respecter les Chinois sur leur territoire. Les Chinois ne jouissent point de la réciprocité en territoire lolo: il leur est formellement interdit d’y pénétrer, sous peine d’être tués ou réduits en esclavage, sans que l’autorité impériale ait la moindre représaille à exercer. Ajoutons que, pour mieux décider les Lolos à accepter ce régime qui déjà leur confère tant d’avantages, la Chine leur paye un véritable tribu.

Il faut donc obtenir, nous aussi, qu’un Lolo nous introduise dans son clan. La chose est difficile, car la venue de personnages de notre sorte soulèvera bien des inquiétudes et des convoitises: seul un chef puissant sera en mesure de nous recevoir. Il faut le choisir bien pourvu d’alliés sur la route que nous voulons suivre.

Par ses chrétiens, le Père a su s’assurer le concours de l’agent le plus propre à la réalisation de ce plan. C’est un jeune Chinois de vingt-huit ans, fils d’un bachelier établi aubergiste à Ta-Hin-Tchang, dernier village chinois de la frontière, où les Lolos viennent en grand nombre.

Trois jours plus tard, à la nuit tombée, l’aubergiste et son fils arrivaient mystérieusement: ils nous amenaient un Lolo aux traits réguliers et nobles, l’un des principaux membres du grand clan des Ma, qui occupe la frontière. Bientôt gagné par la confiance que nous lui témoignons, par le prestige du Père de Guébriant, aussi peut-être par le renom d’amitiés que nous nous sommes déjà acquis près des Lolos qui viennent journellement nous voir, et, est-il besoin de le dire? par quelques cadeaux, Ma déclare répondre de nous au nom de sa tribu. Si nous promettons solennellement que notre but n’est point de découvrir des mines, — ce que les Lolos redoutent par-dessus tout, car les métaux précieux appellent les invasions, — nous n’avons qu’à venir. Notre départ fut fixé au lendemain.

Notre équipage était fort réduit. Un lit chacun, une cantine pour deux, contenant par surcroît des lingots d’argent, des cartouches, nos rouleaux de pellicules photographiques, un peu de pharmacie, bref tout notre arsenal, — quelle place restait-il pour nos effets? — deux charges de sel, sucre, étoffes et menus objets destinés à être offerts en cadeaux, une dizaine de boîtes de conserves pour le cas d’absolue détresse, voilà nos impédimenta: ils ne nous promettaient pas beaucoup de confort, mais ils ne nous alourdiraient guère.

Au village de Ta-Hin-Tchang, qui est la porte des Lolos, voici ce que nous apprenons: Un mandarin nous a précédés et a fait connaître que quiconque nous prêterait la moindre aide encourrait des châtiments terribles. L’aubergiste et son fils, épouvantés, ont renoncé à leur dessein et, n’osant braver nos reproches, sont allés se cacher. Et nos instructeurs lolos, mis au courant, viennent de disparaître aussi.

L’aubergiste reste introuvable. Cependant, la nuit venue, on découvre son fils Sin. Nous l’assurons de notre protection, nous faisons miroiter à ses yeux l’appât d’une sérieuse récompense, et il entre entièrement dans nos vues. Il va s’efforcer de convaincre son père.

Le lendemain matin, celui-ci se montre enfin. Il est ébranlé ; mais le mandarin est là qui l’épouvante.

Apprenant la présence de celui-ci dans l’auberge, nous l’invitons à venir nous voir, et il n’ose refuser, puisque nous sommes arrivés ici sous l’égide officielle. Alors, devant l’aubergiste, nous lui demandons s’il est vrai que le préfet menace les gens que nous avons engagés. Il nie effrontément: quelle histoire est-ce là ? le préfet sera trop heureux qu’on nous aide, et lui-même n’est venu que pour empêcher que des gens malintentionnés ne nous trompent en nous offrant leurs services. Tout semble donc arrangé. Mais ce sont maintenant les Lolos qui font défaut: prévenus par le mandarin que le préfet les fera mettre à mort s’ils reparaissent en territoire chinois après nous avoir conduits, ils n’ont pas envie de se brouiller, pour un motif en somme indifférent, avec la Chine, dont ils sont les riverains immédiats. Impossible de les faire comparaître devant nous.

Sur ce, nouveau coup de théâtre. Le préfet envoie à l’aubergiste une lettre foudroyante: «Comment oses-tu, chétif, braver les volontés de l’Empereur et conduire des étrangers chez les barbares révoltés? Sache que tu seras taxé de connivence avec les rebelles et que ta race expiera avec toi ce forfait.»

Patatras! toute la combinaison s’écroule. L’aubergiste, terrifié, déclare qu’il renonce à l’affaire et que jamais il n’autorisera son fils à nous suivre. Le Père de Guébriant, après lecture de la lettre préfectorale, reconnaît avec tristesse qu’aucun Chinois n’osera braver des menaces si formelles et qu’il n’y a plus rien à espérer.

La nuit est venue. Un bruit de dispute violente s’élève dans la cour, et, aux lueurs incertaines de quelques lumignons, nous distinguons des silhouettes de Lolos: ils semblent prêts à en venir aux mains. Le sujet de cette rixe? Vraiment, il était inattendu. Au moment où les Chinois nous abandonnent, les Lolos se disputent l’honneur de nous conduire. Enfin l’autorité chinoise, prise de court, ne parvient pas à nous faire une opposition efficace. Nous pouvons nous mettre en route et pénétrer chez les Lolos.

Peut-être aura-t-on trouvé long le récit de cette négociation de trois jours. Sans doute les chutes dans les précipices, les charges de cavaliers armés de lances, les embuscades, les trahisons, les héroïques dévouements parlent mieux à l’imagination. Ces sujets ne nous manqueront point, heureusement. Mais je n’aurais rien de tout cela à raconter si cet obscur duel, au fond d’une chambre d’auberge, contre la puissance chinoise, invisible mais agissante, avait pris une autre tournure.

Explorateurs et terres lointaines

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