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RENÉ MILLET

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Si chaque voyageur trahit, en cours de route, la préoccupation des spécialités de sa carrière, le diplomate René Millet nous attache aux peuples qu’il visite par son étonnante facilité à deviner leurs aspirations. Il n’aborde pas l’Orient pour en trancher la question, comme beaucoup d’autres qui, après un bon dîner, jouent les grands politiques et décident, séance tenante, d’une manière irrévocable. A ceux-ci, pense-t-il, les démembrements, les conquêtes, les annexions ne coûtent rien. Ils rejettent les Turcs en Asie, déclarent «que l’Autriche se meurt, que l’Autriche est morte, et, du bout de leur pied, font au centre de l’Europe une telle déconfiture d’États, que tout l’auditoire frissonne et hoche de la tête d’un air entendu».

La méthode de M. René Millet est tout autre. Elle consiste à s’instruire des choses et à les comprendre. Il emploie, pour bien comprendre, une force de sympathie qui assimile son âme à celle des autres peuples. Il se met dans la peau des indigènes qu’il rencontre, dépouille ses préférences, se fabrique un cœur d’Oriental, et se place au centre des passions et des intérêts locaux. Il veut sentir battre le cœur des nations, remonter le cours de leur histoire et découvrir dans le passé les sources mystérieuses des sentiments et des croyances.

C’est ainsi qu’il parvient à connaître les acteurs du drame, à s’expliquer les émotions populaires, à faire tout le tour de chaque question avant de la résoudre; ce qui ne l’empêche nullement d’émailler son récit du langage des forêts et des fleuves, du grand murmure de la mer. Une fois qu’on tient dans la main son livre des Balkans, on ne peut plus le quitter avant d’en avoir terminé la lecture.

SALONIQUE

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Dans nos pays, où les routes sont bien entretenues et bien gardées, les ports ne se gênent pas pour enfoncer de longs faubourgs dans l’intérieur des terres; ils semblent pomper à eux toute la richesse. Ici, dès le premier pas, nous sommes en plein moyen âge. Du côté de la campagne, la ville se cache derrière un mur crénelé, auquel l’empire grec, Venise et les Turcs ont successivement mis la main. Cette ligne de remparts gris monte avec la ville sur une colline en pente douce, court après les maisons, les serre de près et les refoule vers la mer. D’un côté du mur, une solitude morne et aride; de l’autre, un fourmillement d’humains entassés les uns sur les autres. Jamais ville de 130 000 âmes ne s’est faite aussi petite et n’a paru si désireuse de passer inaperçue. La cause de cette extrême modestie, demandez-la aux pirates de terre et de mer, aux Sarrasins, aux Crétois, aux Albanais, aux aventuriers de tout poil et de tous pays, à tous les batteurs d’estrade qui, depuis des siècles, n’ont cessé d’insulter au passage et de brûler tous les cent ans la vieille Thessalonique.

Tandis qu’accoudé sur le balcon de l’hôtel, je contemple à mes pieds la foule émaillée de fez et toute pareille à un champ de coquelicots, je cherche à en définir le caractère dominant. Ce n’est pas chose aisée; bien juste est le dicton populaire qui appelle une «macédoine» tout mélange irréductible à l’analyse. Ai-je devant moi une ville de Levantins, comme Smyrne? passera-t-elle sans transition d’une torpeur asiatique à la vie européenne, comme Alexandrie? Ou bien l’Orient et l’Europe y vivront-ils côte à côte, sans se comprendre? Non, Salonique n’est ni turque, ni byzantine, ni tout à fait moderne: elle a pour moi l’aspect d’une ancienne colonie vénitienne. Elle dormait d’une profonde léthargie derrière sa vieille muraille: quand notre siècle l’a touchée de sa baguette, elle s’est réveillée fille de la Venise du XIIIe ou du XIVe siècle, de cette reine de l’Orient qui savait si habilement mêler les races, les couleurs et les civilisations les plus disparates, pour le plus grand bien de son commerce; qui conduisit avec tant d’adresse les Croisés devant Constantinople, et qui disputa si longtemps aux Turcs l’archipel et le littoral de la mer Égée.

Ici, la trace de son passage n’est pas écrite sur les monuments: il y a peu d’architecture à Salonique. Ce sont les hommes eux-mêmes qui paraissent détachés d’une grande toile brossée par Tintoret ou Véronèse.

Ce qu’on entrevoit dans l’art vénitien, ce qui en fait le charme mystérieux et subtil, ce sont des alternatives d’une activité très plastique et d’une nonchalance charmeresse: j’en retrouve ici l’image, affaiblie sans doute, mais encore séduisante dans la physionomie des habitants. Les portefaix; les jeunes gens déhanchés, aux manières équivoques, mais au sourire charmant; les juifs causant d’affaires, les Osmanlis en turban, les Albanais en fustanelle, les Bulgares aux vêtements massifs, telle est la foule infiniment variée qui se croise en tous sens. Cette confusion des langues aboutit, près du port, à une espèce de sabir italien.

Cependant le travail va son train, sans empressement, sans trop de bruit, et presque toujours à dos d’homme. Quelles belles épaules et quels beaux muscles! Le travail ici ne déforme pas l’animal humain. Qu’on ferme un moment les yeux: qu’on pense à nos havres du nord, aux grues qui grincent, aux machines qui soufflent, au bruit de ferraille qui brise le tympan, tandis que, dans un ciel brumeux, les navires, pressés les uns contre les autres, allongent mélancoliquement leurs vergues; puis, qu’on regarde ce port ensoleillé, où personne ne paraît compter avec le temps; qu’on respire cet air tiède, dissolvant. Cette atmosphère semble huiler les ressorts de toute besogne. C’est ainsi qu’on devait travailler quand le monde était jeune, qu’il tournait autour de la Méditerranée son centre et son berceau, et qu’il n’était pas pressé, parce qu’il avait l’avenir pour lui.

Certes, il est ridicule de se lamenter sur la perte de la couleur locale, quand cette couleur n’est qu’une rouille de misère et d’ignorance. Mais je voudrais qu’on pût choisir parmi les prétendus bienfaits de la civilisation, par exemple accepter les chemins de fer, les bons tissus, les meubles commodes, et repousser la redingote noire, infiniment moins appropriée au climat que les tuniques flottantes, légères et de couleur claire. On ne m’ôtera pas de l’esprit que les rues couvertes du vieux bazar, avec les boutiques fraîches dans le clair-obscur, ne soient plus agréables à fréquenter que telle bâtisse à l’européenne, où les marchandises et les chalands cuisent correctement derrière la vitre brûlante des magasins.

Salonique. — Vue générale.


Salonique a vu, en 1876, notre consul assassiné par des fanatiques aux pieds d’un gouverneur impuissant ou complice. De pareils actes de sauvagerie démontrent la fragilité de l’équilibre maintenu par la conquête ottomane: les haines de race et de religion ne sont qu’assoupies: il suffit d’une étincelle pour les rallumer. Musulmans et chrétiens, rapprochés par des relations quotidiennes, ne peuvent pas toujours se dévorer; mais, au fond, les esprits n’ont point avancé d’une ligne. Si l’on est forcé de se supporter, les motifs de s’égorger subsistent. Maintenant tout est calme; mais il est instructif, en parcourant ces rues paisibles, de se rappeler l’éruption récente et de suivre à la trace la lave refroidie. Les volcans aussi, quand ils sommeillent, se couvrent de vignes et de fleurs. Telle est la péninsule des Balkans: elle a des cratères un peu partout, en Bulgarie, en Serbie, au Monténégro, en Macédoine: personne ne peut jamais prédire, six mois à l’avance, de quel côté jaillira la flamme.

La plupart des Albanais que l’on voit à Salonique ressemblent à des fauves apprivoisés; — admirables, du reste, pour tous les métiers où il faut parader sans rien faire. La profession qu’ils recherchent le plus est celle de cavvas. Non seulement les consuls, mais tous les personnages un peu notables, ont à leurs ordres deux ou trois superbes gaillards, à l’air martial, à la démarche imposante, portant avec désinvolture la veste soutachée, la fustanelle et l’immense ceinture où tremblent les pistolets et les yatagans. Mais la présence des Albanais sur le littoral n’est qu’un accident; c’est dans leurs montagnes qu’il faut les voir à l’état sauvage.

On s’étonne de rencontrer si peu de Grecs; ils sont tout au plus vingt mille. Cependant cette petite phalange tient dans ses mains le dernier anneau de la chaîne qui réunit le présent au passé. Je tâche de démêler dans leurs traits l’hérédité d’un sang illustre; mais on y perdrait sa peine. Les premiers, ils ont adopté le costume européen, qui leur ôte, au moins pour les yeux, toute nuance d’originalité. Leur goût, franchement moderne, se comprend très bien: la tradition qu’ils invoquent est si reculée, qu’elle ne peut s’exprimer par aucun signe visible. On ne les conçoit pas portant le pallium grec ou la toge romaine. Toute leur force réside dans des abstractions: des souvenirs, une langue, une religion.

Pour devenir les courtiers de l’Europe, les habitants de Salonique doivent être d’abord ceux de la péninsule des Balkans. Avant d’être international, il faut être de son pays. Marseille a derrière elle la France; Gênes a l’Italie; Trieste a l’Autriche; et si Liverpool n’avait pas Manchester, ce port ne serait pas devenu l’entrepôt du monde.

Derrière les rivalités ardentes, les conflits et les guerres, la civilisation poursuit son travail souterrain. Voyez le chemin de fer, dont personne au dernier moment ne voulait: ni les Serbes, qui le trouvaient trop cher; ni les Autrichiens, qui redoutaient l’invasion des produits anglais; ni les Turcs, qui appréhendaient avec plus de raison les visites de leurs bons alliés d’Europe; on l’a construit cependant, et, si invraisemblable que cela paraisse, il fonctionne. Il est pour vous, gens de Salonique, l’instrument, le symbole et le gage de la résurrection de votre péninsule.

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