Читать книгу Scènes historiques.... Série 1 - Henriette de Witt - Страница 12
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ОглавлениеLes chevaliers anglais et bretons avaient bien chevauché, prenant des châteaux, ravitaillant des places et poursuivant les partis ennemis qu’ils rencontraient; ils avaient même poussé jusqu’aux portes de Rennes messire Louis d’Espagne qui était blessé et se faisait porter en cette ville pour y soigner ses plaies, et ils se trouvaient dans les environs de Carhaix où se tenait encore messire Charles de Blois, lorsque Louis d’Espagne, guéri depuis peu, et qui était venu retrouver le gros de l’armée, entra un matin dans la tente du comte de Blois.
«Messire, lui dit-il, je viens vous demander un don en récompense de tous les services que je vous ai rendus.
— Parlez, messire, dit aussitôt le comte sans prendre le loisir de réfléchir, il n’est nul don que je ne vous doive pour tout ce que vous avez fait pour l’amour de moi.»
Un sourire amer errait sur les lèvres de l’Espagnol.
«Grand merci, monseigneur, dit-il, je vous prie donc et requiers que vous me fassiez céans venir les deux chevaliers qui sont en votre prison à Faouet et que tantôt vous avez pris, messire Jean le Bouteillier et messire Hubert de Fresnay, et me les donniez pour en faire ma volonté : c’est le don que je vous demande; ils m’ont déconfit et tué messire Alphonse, mon neveu, que tant j’aimais, et je leur ferai couper la tête par devant leurs compagnons qui sont ici assemblés.»
Le comte de Blois était si troublé qu’il n’avait point interrompu messire Louis.
«Certes, sire, lui dit-il enfin, je vous donnerai volontiers les prisonniers puisque vous les avez demandés, mais ce serait grande cruauté et peu d’honneur pour vous comme grand blâme pour nous tous si vous faisiez de deux si galants hommes ce que vous avez dit; ce vous serait toujours reproché, et nos ennemis auraient bien cause d’en faire autant des nôtres quand ils les tiendraient, et nous ne savons ce qui peut nous arriver de jour en jour. Pensez-y, cher sire et beau cousin, pour en mieux aviser.»
Messire Louis grinçait des dents, il était tout armé, et il frappa si rudement la table de son gantelet de fer qu’elle se fendit comme il disait:
«Il n’en sera autrement, messire, quand tous les seigneurs du monde m’en viendraient prier, et, si vous ne me tenez votre promesse, sachez que je partirai et ne vous servirai ni aimerai jamais tant que je vivrai.»
Le comte avait besoin de messire Louis qui était un grand capitaine, et bien qu’il regrettât amèrement de s’être si légèrement engagé, il envoya dire au châtelain de Faouet de lui envoyer les deux chevaliers en son armée. A peine y furent-ils arrivés que messire Louis d’Espagne les alla voir. Il les contempla un instant en silence, et les deux Bretons croyaient qu’il s’agissait de régler leur rançon.
«Ah! seigneurs chevaliers, dit enfin l’Espagnol, vous m’avez blessé le corps et ôté la vie de mon cher neveu Alphonse que tant j’aimais; si faut-il que votre vie vous soit aussi ôtée, et rien ne vous en peut garantir. Vous pouvez vous confesser, s’il vous plaît, et crier merci à notre Seigneur, car votre dernier jour est venu.»
Les deux chevaliers bretons étaient aussi braves qu’hommes vivants, mais ils pâlirent et se regardèrent avec stupeur. Messire Jean s’écria:
«Comment pourrions-nous croire, messire, qu’un vaillant homme tel que vous voulût faire telle cruauté, ni que vos compagnons pussent consentir à voir mettre à mort des chevaliers pris pour faits d’armes en guerre de seigneurs?
— Si pourraient le payer autres chevaliers et écuyers,» dit messire Hubert qui s’était levé de son siège en grande colère.
Les chevaliers français qui étaient présents appuyaient les raisons des deux Bretons, mais l’Espagnol ne les écoutait seulement pas.
«Faites votre paix avec Dieu, s’il vous plaît, répéta-t-il, car, après dîner, vous aurez la tête tranchée;» et il sortit.
Messire Gautier de Manny avait appris par les espions la demande de Louis d’Espagne et l’arrivée au camp des deux chevaliers bretons; dès le matin il réunit ses compagnons:
«Seigneurs, dit-il, ce serait grand honneur pour nous si nous pouvions sauver ces deux chevaliers, et me semble que on doit bien son corps aventurer pour arracher à la mort deux si vaillants hommes. Or donc, si messire Amaury de Clisson veut attaquer en avant le camp avec une belle troupe d’archers, je passerai par derrière pour férir en leurs tentes que nous trouverons vides. J’ai avec moi des gens qui savent bien le chemin du logis de messire Charles où sont les deux chevaliers, et je vous promets que mes compagnons et moi ferons tout notre pouvoir pour les amener en sûreté, s’il plaît à Dieu.»
Tous les chevaliers applaudirent au projet et allèrent s’armer sur-le-champ. Messire Gautier était dans sa tente avec son écuyer qui l’appareillait, lorsque Aubry entra.
Puis-je être des vôtres, messire? demanda-t-il avec une émotion qui frappa le chevalier.
— Certes, dit messire Gautier, j’aurai besoin ce jourd’huy de ceux qui savent frapper; mais pourquoi tes yeux brillent-ils si fort, mon homme d’armes?»
Aubry souriait joyeusement.
«Messire Hubert de Fresnay a été autrefois un bon seigneur pour les parents de ma mère qui demeuraient en ses terres, et j’ai entendu parler de lui depuis que j’ai connaissance, dit-il.
— Si, dit messire Gautier, n’avons point de temps à perdre, car il est neuf heures, et c’est après dîner que la tête leur doit être tranchée.»
Aubry était déjà sorti pour prendre ses armes.
Il était dix heures et on commençait à servir le dîner des grands seigneurs, en leurs tentes, devant Carhaix; messire Louis d’Espagne mangeait seul en la sienne avec les chevaliers et écuyers de sa maison; il avait prié au repas quelques-uns de ses compagnons, mais tous avaient refusé ; les moins compatissants lui en voulaient de la cruauté qu’il témoignait à l’égard des deux chevaliers bretons. Tout à coup, un grand bruit se fit entendre aux portes du camp. «L’ennemi! » l’ennemi! criait-on. Messire Louis se leva précipitamment, il saisit son épée et s’élança hors de sa tente accompagné de tous ses chevaliers. Partout les seigneurs faisaient de même, le combat était déjà engagé à la barrière; les archers anglais, postés en avant comme de coutume, harassaient les chevaliers et les empêchaient de sortir contre les Bretons qui portaient de grands coups à tous venants. Les Génois cherchaient à rivaliser d’adresse avec les Anglais, mais ils visaient avec moins de sang-froid et se pressaient davantage, en sorte que leurs arbalètes faisaient moins de mal que les arcs de l’ennemi. Les flots des combattants avançaient et reculaient, confondus dans une épaisse mêlée à la porte du camp; pas un chevalier, pas un homme d’armes n’étaient restés en arrière; les valets profitaient du tumulte pour manger en grande hâte les dîners abandonnés.
Pendant qu’on se battait aux barrières et que messire Amaury de Clisson soutenait l’effort de toute l’armée française, messire Gautier de Manny avait pénétré dans le camp avec une poignée d’hommes d’armes.
«Si nous sommes surpris, nous irons rejoindre messire Jean et messire Hubert, dit-il à Aubry au moment où tous deux se glissaient par une porte de derrière.
— Ils font tant de bruit aux barrières que personne ne doit être demeuré de reste,» repartit l’homme d’armes; et la petite troupe avança silencieusement jusqu’à la tente de messire Charles de Blois, située au milieu du camp et magnifiquement ornée de bannières et d’armoiries. Jeanne de Penthièvre avait envoyé à son mari des équipages nouveaux depuis l’incendie devant Hennebon.
Les deux prisonniers avaient entendu le bruit des pas.
«Voici l’heure, dit messire Jean, toutes les attaques du monde ne sauraient faire oublier à l’Espagnol le moment de sa vengeance.
— Je l’aurais cru meilleur capitaine, dit Hubert de Fresnay; que Dieu nous veuille recevoir en sa grâce et le revaloir à nos ennemis!
— Ce n’est pas le sermon que nous a prêché le P. Landry, disait le Bouteillier; c’est ici le moment de penser à notre âme et d’oublier la malice des hommes;» et il venait de s’agenouiller devant le crucifix, lorsqu’une main furtive souleva la toile de la tente, le bras suivit la main, la tête suivit le bras, et Gautier de Manny se trouva en face des deux Bretons. Ils ne le connaissaient pas, ayant été faits prisonniers avant son arrivée à Hennebon; tous deux tressaillirent et crurent d’abord qu’il les venait chercher pour les mener au supplice; mais messire Gautier dit à voix basse:
«Ne craignez, mes compagnons, nous sommes ici pour vous délivrer!» et les entraînant vivement à sa suite, il les fit monter sur deux bons coursiers qu’il avait amenés, et, sortant du camp comme ils étaient entrés, ils prirent à bride abattue le chemin d’Hennebon.
Les archers anglais avaient épuisé leurs flèches; les chevaliers bretons étaient las de frapper; écrasés par le nombre, ils se retiraient, mais sans désordre, et ils avaient causé un tel dommage aux ennemis qu’on ne songeait point à les poursuivre, messire Louis d’Espagne était pressé de rentrer au camp.
«Mes prisonniers m’attendent!» disait-il avec une ironie farouche.
Ses prisonniers galopaient en pleine campagne avec la joie d’hommes retenus depuis longtemps en prison et qui avaient vu la mort de près. Un petit parti de Français les aperçut comme ils manœuvraient pour rejoindre messire Amaury de Clisson, et ils s’élancèrent à leur poursuite; mais la troupe de messire Gautier n’avait pas combattu, les chevaux étaient frais; ils gagnaient à chaque pas du terrain sur leurs adversaires; un arquebusier avait bandé son arme, il visait Gautier de Manny; Aubry s’en aperçut, et par un rapide mouvement de son cheval, il se porta en avant. Le coup partit, l’homme d’armes tomba; messire Gautier se retourna.
«Mort pour moi, dit-il, quand j’avais dit que je le marierais! » et il arrêta son cheval.
Le blessé fit un geste d’effroi.
«Ne tardez point, messire, cria-t-il d’une voix mourante, vous seriez pris et tous occis; point ne mourrai.... peut-être; dites à Odette....»
Le chevalier ne l’entendait pas, il avait obéi au sage conseil du brave soldat qui avait donné sa vie pour lui, et déjà il disparaissait avec sa troupe dans un nuage de poussière; lorsqu’il se retourna, Aubry était étendu sans mouvement au bord du chemin.
Le vaillant guerrier avait un poids sur le cœur; on approchait d’Hennebon, et les Bretons qui l’avaient rejoint se félicitaient hautement du succès de l’entreprise; tous pressaient les mains de messire Jean et de messire Hubert; les deux troupes échangeaient le récit de leurs aventures; messire Gautier ne parlait guère et ne souriait pas. Son front devenait plus sombre en approchant de la ville. La comtesse ne les attendait pas, ils chevauchaient depuis un mois déjà et leur dernière entreprise avait été résolue et accomplie si promptement que le bruit n’en était pas encore parvenu jusqu’ à Jeanne. Mais en arrivant aux portes d’Hennebon, Gautier de Manny avait aperçu sur le rempart une jeune fille assise à côté d’une vieille femme; toutes deux attendaient comme on attend sans grande espérance de voir venir, par besoin de cœur et par inquiétude. Depuis le départ des chevaliers, Odette allait tous les jours s’asseoir sur le rempart avec dame Gudule à laquelle elle avait ouvert son cœur; la vieille Flamande racontait les sièges auxquels elle avait assisté, les blessés qu’elle avait pansés, les morts qu’elle avait ensevelis; parfois, d’une voix tremblante, elle disait comment ses trois fils avaient péri en une bataille de monseigneur Louis, le père de Mme la comtesse, et puis elle prophétisait qu’Aubry reviendrait avec sa franchise, chargé de butin et libre d’épouser Odette. La jeune fille répondait rarement, elle regardait sans cesse les chemins poudreux, les champs naguère verdoyants qui entouraient Hennebon, mais dont le long séjour des Français avait détruit en herbe les jeunes blés. Elle ne quittait ce douloureux spectacle que pour contempler la mer, morne et vide de navires. Son âme était triste jusqu’à la mort.
Tout à coup, elle releva la tête: de bien loin, car on ne voyait encore à l’horizon qu’un nuage de poussière, le vent avait apporté à ses oreilles le cliquetis des armures et le pas des chevaux; le bruit devenait plus distinct, on ne reconnaissait pas encore les bannières, mais on apercevait dans le lointain une troupe qui s’avançait à grands pas. Le cœur d’Odette battait si fort qu’elle s’appuyait contre les créneaux.
«Ce sont eux!» dit-elle enfin à demi-voix, en distinguant les couleurs de Gautier de Manny et d’Amaury de Clisson. Dame Gudule avait mis ses lunettes.
«Un lion couchant, un champ de gueules, murmurait-elle. c’est bien cela.»
Odette était debout sur le rempart, les yeux fixés sur les hommes d’armes qui marchaient derrière les chevaliers; elle les examina tous d’un rapide coup d’œil, puis, revenant à messire Gautier, elle cherchait derrière lui ce garde de son corps qui ne le devait point quitter, et qui devait gagner auprès de lui la liberté et le bonheur. Lorsqu’elle eut enfin compris qu’Aubry n’y était pas, que sa haute taille, ses yeux riants, ses cheveux frisés manquaient dans les rangs, elle se laissa retomber avec un gémissement. La porte venait de s’ouvrir, et la comtesse, avertie par les sentinelles, descendait en toute hâte du château au-devant de ses vaillants partisans; une femme se traîna dans la poussière à l’étrier de messire Gautier: c’était Odette, qui ne pouvait se soutenir.
«Aubry?» demanda-t-elle des yeux plutôt que des lèvres.
Messire Gautier ne l’avait jamais remarquée, il ne connaissait pas la fiancée de l’homme d’armes parmi les suivantes de Jeanne, mais il la comprit sur-le-champ, et sa voix tremblait lorsqu’il répondit:
«Tombé là-bas.... et il montrait de loin la plaine.... comme un chrétien.... en délivrant les prisonniers.»
La jeune fille n’en entendit pas davantage. Dame Gudule la reçut dans ses bras, au moment où la comtesse Jeanne appelait auprès d’elle messire Gautier, s’étonnant dans son cœur qu’il s’arrêtât pour parler à une suivante quand la maîtresse l’attendait.