Читать книгу Scènes historiques.... Série 1 - Henriette de Witt - Страница 15
XIII
ОглавлениеTrois ans s’étaient écoulés depuis qu’Odette était arrivée en Bohême; elle n’avait pas quitté le château. Lorsque la reine tenait sa cour dans quelque ville du royaume, elle laissait la jeune Bretonne à la tête de son hôpital et la chargeait de la distribution de ses aumônes parmi les serfs et les malades de ses terres. Le vieux chapelain ne voyageait plus; il était devenu infirme; Odette lui prodiguait les soins d’une fille, profondément reconnaissante envers celui qui l’avait amenée à l’unique consolation des affligés.
La solitude était complète dans le château depuis plusieurs mois; l’absence de la reine et de ses dames se prolongeait plus que de coutume, lorsqu’un matin une troupe de valets arriva dans la cour; ils étaient chargés par la reine d’enlever tous les coffres et les effets qu’elle avait laissés à la campagne, et ils apportaient à Odette les instructions de sa maîtresse pour l’emballage et les préparatifs du départ.
«La reine compte, disait dame Philiberte, s’en retourner en France pour passer l’hiver auprès de sa belle-sœur, Madame Isabelle de France, pendant que Monseigneur son frère combat au nom du roi en Languedoc et en Gascogne contre les chevauchées de my lord Derby.»
Suivaient les ordres de la reine pour l’entretien de l’hôpital et le soin des pauvres; mais un désir nouveau s’était emparé de l’âme d’Odette, en lisant la lettre de dame Philiberte; elle voulait retourner en France, revoir encore une fois Hennebon, et puis entrer dans un couvent de Carhaix ou de Nantes, afin de vivre et de mourir le plus près possible du lieu où était mort Aubry. Le souvenir de la patrie, l’amour et la douleur qui s’étaient assoupis sans s’effacer dans le fidèle cœur de la jeune Bretonne s’étaient réveillés avec une insurmontable puissance; elle courut dans la chambre du vieux prêtre d’un pas si rapide, qu’il s’écria en la voyant entrer, avant même d’avoir remarqué ses yeux brillants et son teint animé :
«Qu’est-il arrivé, mon enfant? et qui vous rend le cœur si joyeux?»
Odette hésitait; au moment de répondre, un remords l’avait saisie: si elle s’en allait, si elle retournait en France, comme elle en avait le désir, le vieux chapelain resterait seul; il mourrait seul. Il répéta sa question:
«Madame part pour la France, dit-elle en balbutiant
—Et elle veut vous emmener? demanda le vieillard, fixant sur elle des regards pénétrants. Que le saint nom de Dieu soit béni! J’avais pensé à vous remettre entre ses mains, en me sentant mourir, et voici qu’il vous veut renvoyer en notre patrie pour l’y servir en paix jusqu’à la fin de vos jours.»
Odette se laissa tomber à genoux près du fauteuil du vieillard:
«Vous êtes bon, mon Père, dit-elle, et vrai disciple de Notre-Seigneur Jésus-Christ; je ne suis qu’une ingrate au cœur oublieux, car Madame ne me demande pas, et je ne pensais qu’à vous quitter pour retourner en France. Mais je n’irai pas, je resterai tant que vous aurez besoin de moi.»
Le vieillard l’écoutait attentivement; il se redressa dans son fauteuil:
«Sur votre obéissance, vous irez,» dit-il avec l’accent de commandement qu’il n’avait jamais oublié. «Quand il a plu à Dieu notre Seigneur de faire la solitude autour de moi, il y a subvenu dans sa miséricorde en se donnant lui-même à mon âme; s’il m’a suffi pendant ma longue vie, il me suffira bien à l’heure de la mort; vous resteriez seule ici après moi, et je ne vous y laisserai point demeurer. Vous allez écrire à Madame les paroles que je vous dicterai, afin qu’elle vous emmène avec elle au doux pays de France que plus ne reverrai. »
Odette baissa la tête; le sage dévouement du vieillard avait vaincu ses derniers scrupules, elle permettait à son cœur de battre joyeusement à l’idée de revoir la France, d’entendre parler français; peut-être retrouverait-elle les parents d’Aubry au village de Montfort. Elle écrivit d’une main tremblante les paroles du vieux prêtre, puis elle attendit, en redoublant ses soins à l’hôpital et parmi les serfs du domaine.
La réponse de la reine ne tarda pas; elle écrivait de sa propre main à son chapelain, autorisant volontiers Odette à venir la rejoindre, «puisqu’un couvent de Bretagne lui plaît davantage que ma maison,» disait-elle. Le prêtre sourit:
«Or, voit-on bien qu’elle n’a jamais aimé ! «disait-il entre ses dents; lui qui aimait Odette comme son enfant, il la laissa partir sans un mot de retour sur lui-même, sans un soupir de regret, encourageant et soutenant jusqu’au bout la pauvre orpheline, dont le cœur défaillait au moment d’entre prendre ce grand voyage pour tenter une nouvelle phase de la vie. Mais lorsque les derniers adieux furent échangés et que le dernier mulet de la longue cavalcade eut disparu dans les replis de la forêt, le vieillard referma tristement la petite fenêtre de sa chambre, et tendant les mains vers le crucifix, car il ne pouvait plus s’agenouiller:
«Maintenant, mon Dieu, je puis mourir!» murmura-t-il.
Odette n’était pas encore arrivée en France, que son vieil ami avait rendu le dernier soupir.
Le cortège de la reine de Bohême était magnifique en cette occasion, car son mari, Jean de Luxembourg, l’accompagnait en France. Les guerres et les bruits de guerre avaient recommencé ; les chevauchées du comte de Derby, en Gascogne, avaient si fort inquiété le roi Philippe, qu’il avait envoyé son fils, le duc de Normandie, à la tête d’une armée considérable, pour s’opposer à ses entreprises. Le comte de Montfort s’était enfui du Louvre, où il avait été si longtemps retenu, et il était allé retrouver à Windsor le roi Édouard. Revenu un instant en Bretagne auprès de sa femme, il était retourné en Angleterre, où il venait de mourir, au moment où la reine de Bohême arrivait à Paris; mais la mort de son mari n’avait pas déconcerté Jeanne de Montfort plus que n’avait fait sa longue captivité :
«Ci Monseigneur était mort pour nous depuis quatre ans, dit-elle, et voilà mon fils qui devient grand.»
Elle était puissamment soutenue par les Anglais et elle avait remporté plusieurs victoires sur Charles de Blois:
«Ci la trouverez à Hennebon, si y allez bientôt, ma mie, dit dame Philiberte à Odette.
La jeune Bretonne pâlit:
«Si Dieu plaît qu’il y ait une trêve, je m’en irai aussitôt en mon pays, dit-elle, mais je ne saurais chevaucher seul par les chemins en ces temps de guerre.»
Et elle passa l’hiver à l’hôtel de Bourbon. Le retour en France, le doux son de la langue maternelle avaient un peu calmé l’ardeur de ses désirs:
«Quand j’entendrai parler breton, je serai tout a fait contente, » se disait-elle.
Aubry n’avait pas eu, comme Odette, une mère française, et il n’avait jamais su le français.
Le printemps était venu, mais nul ne songeait à faire trêve. Madame Isabelle de France prenait plaisir aux fêtes et aux tournois que donnait le roi son frère. Pour se distraire en l’absence de son mari, elle y entraînait souvent sa bellesœur, qui cette fois n’avait point d’hôpital à l’hôtel; mais la reine cédait à regret et non sans remords:
«Je ne sais pourquoi, mais le cœur me dit que nous avançons vers de rudes traverses, disait-elle, et mieux vaudrait faire pénitence que s’amuser dans les fêtes.»
Mais Madame Isabelle se mettait à rire:
«Quand les Anglais viendraient, croyez-vous qu’ils aient toute la puissance de France, disait-elle, et mon frère n’a-t-il pas bon droit?»
Et elle appelait dame Philiberte pour revêtir la reine de ses plus beaux atours.
Le roi d’Angleterre venait de prendre terre à la Hogue, résolu, disait-il, de vider en cette campagne la question de son héritage avec Philippe de Valois. C’était le 18 juillet 1346, et comme le roi Édouard mettait le pied sur le rivage, «il tomba si rudement, dit Froissart, que le sang lui vola hors du nez. Là-dessus ses chevaliers, qui près de lui étaient, le relevèrent et lui dirent:
— Cher sire, retirez-vous en votre nef, et ne venez à présent à terre, car voici un petit signe pour vous.
— Dont répondit le roi, sur-le-champ et sans délai: Pourquoi? C’est un très-bon signe, car la terre me désire.»
Et de cette réponse furent tous très-réjouis.
On était fort animé à Paris, autour du roi Philippe; non-seulement ses grands vassaux s’empressaient à le rejoindre de tous les points du territoire, excepté ceux qui avaient déjà affaire aux Anglais en leur pays, mais le roi de Bohême et son fils Charles, roi des Romains, empereur élu d’Allemagne, le comte Jean de Hainault, le duc de Lorraine avaient pris parti pour le roi de France et se préparaient à marcher avec lui contre les Anglais. Chaque jour apportait la nouvelle d’importants ravages en Normandie; le roi Philippe et son armée venaient de se mettre en campagne, car les Anglais approchaient de Paris et on s’effrayait dans la capitale, déjà les parties des halles approvisionnées d’ordinaire par la Normandie et la région attenante de l’Ile de France se trouvaient médiocrement pourvues de denrées; la halle du Châtelet, où se vendaient les bœufs, était presque vide, et les bourgeois encombraient les églises, priant Dieu et sainte Geneviève de défendre la bonne ville de Paris.
Dans cet effroi général, les âmes pieuses redoublaient de bonnes œuvres, espérant s’attirer la faveur de Dieu; la reine de Bohême, troublée dans sa conscience par les divertissements inaccoutumés auxquels elle avait pris part, allait en pèlerinage d’église en église, distribuant des aumônes aux pauvres qui encombraient les porches, et réunissant de nouveau dans une salle de l’hôtel de Bourbon les malades et les infirmes que lui indiquaient les prêtres. Madame Isabelle n’avait aucune objection aux dévotions de sa belle-sœur:
«Pourvu, disait-elle, que vous ne me demandiez pas de soigner avec vous ces vilains! Odette peut bien faire son salut et le mien!» ajoutait-elle en riant, et elle accordait gracieusement toutes les demandes que faisait la jeune Bretonne en faveur des pauvres et des malades recueillis dans le palais.