Читать книгу Scènes historiques.... Série 1 - Henriette de Witt - Страница 14
XII
ОглавлениеOdette était assise dans la grande salle de l’hôtel du duc de Bourbon, à Paris; la reine de Bohême était venue l’année précédente pour voir son père; elle avait eu la douleur de le perdre, et elle avait prolongé son séjour en France pour régler les affaires de la succession; Béatrix de Bourbon, mariée jeune à un prince aveugle et beaucoup plus âgé qu’elle, avait été mal accueillie par les hautains descendants d’Élisabeth de Bohême, première femme de Jean de Brandebourg, qui lui devait sa couronne. Elle n’avait point d’enfant et avait consacré sa vie aux bonnes œuvres et aux pratiques de la dévotion; qu’elle résidât dans l’un de ses châteaux de Bohême, ou qu’elle se trouvât à Paris, dans l’hôtel de son père, elle menait la vie d’une religieuse et la faisait mener à ses femmes. La discipline de la comtesse Jeanne était exacte: depuis deux ans, ses suivantes n’avaient guère quitté le château d’Hennebon; on y avait souffert les inconvénients d’un siège prolongé, mais les émotions de la guerre, les assauts, les sorties, les chevauchées des chevaliers dans la campagne. leur retour, leur butin, tous les incidents d’une vie orageuse charmaient la monotonie du château breton. A Paris, dans la ville des merveilles, dont les moines et les voyageurs entretenaient sans cesse les curieux pendant les soirées d’hiver devant le feu de la grande salle, au milieu des deux cents mille âmes qui fourmillaient dans les rues étroites et les carrefours boueux, la reine de Bohême, enfermée avec ses femmes dans l’hôtel de Bourbon, disait ses prières, brodait des ornements d’église, ou visitait les malades qu’elle avait réunis dans une vaste salle, régulièrement transformée en hôpital pendant ses séjours chez son père.
La plupart des jeunes suivantes se lamentaient tout bas de l’uniformité d’une semblable existence; les deux Bretonnes qui avaient accompagné Odette ressemblaient à des oiseaux sauvages enfermés soudain dans une cage et prêts à se briser la tête contre les barreaux. Elles s’échappaient sous mille prétextes pour monter dans la chambre qui leur avait été assignée, et d’où l’on distinguait l’un des ponts de la Seine, en montant sur le rebord de la fenêtre.
«Si au moins madame la reine allait faire l’aumône par la ville! disaient-elles; un jour le pont des aveugles, le lendemain celui des boiteux ou des paralytiques; on dit même qu’il y a un pont pour les lépreux.
— Celui-là ne doit guère être fréquenté, disaient les jeunes filles en frémissant d’horreur.
— Il y a tant à voir dans ce Paris, et nous ne voyons rien!» soupiraient les suivantes rappelées à leur ouvrage par dame Philiberte, chargée de diriger les femmes de la reine
Odette ne se plaignait pas, elle ne levait pas les yeux de l’étole ou de l’aube qu’elle brodait; ses doigts agiles traçaient des fleurs aux brillantes couleurs, l’or et l’argent formaient sous ses doigts de gracieux contours; mais son âme était ailleurs, elle errait en Bretagne, de prison en prison, de cachot en cachot; elle cherchait à se figurer la sombre tour et le profond souterrain où l’on avait peut-être descendu le mourant; elle voyait la botte de paille, le seau d’eau, le morceau de pain noir, et le blessé expirant lentement dans sa solitude. La torpeur de son âme avait disparu, et une amère douleur l’avait remplacée; elle passait de longues heures dans la chapelle, prosternée devant l’autel, abîmée dans son désespoir et cherchant instinctivement un refuge auprès de Dieu, sans pouvoir même le prier. Lorsque la reine paraissait dans la chapelle, à l’heure des prières ordonnées par l’Église, elle apercevait souvent sa suivante qui se relevait en toute hâte et s’agenouillait derrière elle pour assister à l’office. Béatrix de Bourbon avait adopté la monotonie de la vie religieuse par vide de cœur et par isolement, mais elle n’avait pas sondé les grandes douleurs de l’âme; et les traits flétris, le regard morne de la jeune Bretonne étaient pour elle un objet d’étonnement, presque de curiosité.
«Savez-vous pourquoi la suivante que m’a envoyée ma cousine Jeanne est si triste et passe de si longues heures à l’église?» demanda-t-elle un jour à dame Philiberte.
La dame haussa les épales, elle était plus polie que dame Gudule et sa voix était moins aigre, mais elle n’avait pas le cœur si chaud que la vieille Flamande; elle n’avait jamais rien aimé ni rien perdu.
«Elle devait se marier, je crois, à un homme d’armes.... et il est mort dans une chevauchée des chevaliers anglais.
— Ah! dit la reine, ces Anglais que la comtesse avait fait venir contre monseigneur de Bretagne et ses nobles alliés, mon père m’avait conté cela....» et elle ne pensa plus à Odette.
Tout le monde n’oubliait pas si aisément. La reine emmenait partout avec elle ses chapelains français et allemands. Sa maison était composée en grande partie de gentilshommes et dames appartenant à son royaume, mais elle avait conservé quelques suivantes françaises et les deux prêtres qui l’avaient accompagnée lorsqu’elle avait quitté sa patrie. L’un d’eux était un vieillard aux cheveux blancs, à la taille courbée, mais sur son front ridé, on lisait encore l’habitude du commandement; ses yeux gris, voilés par l’âge, s’éclairaient encore lorsqu’il lisait l’Évangile, ou qu’il entendait raconter quelque grande souffrance ou une action héroïque. Il avait
été capitaine avant de devenir prêtre, mais il avait laissé sa femme et ses enfants dans un château à demi ruiné qui lui appartenait, pendant qu’il était en campagne avec le duc; un de ses voisins, qui était aussi son ennemi, avait attaqué la nuit la tour sans défense, la femme du chevalier avait péri en couvrant de son corps le berceau de ses enfants qui avaient été massacrés à côté d’elle. Le capitaine avait obtenu justice, le duc avait fait raser le château du criminel et l’avait livré lui-même aux juges du roi; mais la douleur du mari et du père l’avait jeté dans un cloître, d’où il était sorti vieilli de vingt ans, pour accompagner Madame Béatrix, qu’il avait connue tout enfant, à cette cour de Bohême, où elle avait trouvé si peu de bonheur. Le vieux prêtre avait remarqué Odette; il avait lu dans ses yeux la douleur qui consumait sa vie, et il soupirait en regardant la pauvre enfant qui tâtonnait encore dans les ténèbres de la souffrance sans comprendre les consolations qu’il avait trouvées au pied de la croix.
Un jour, Odette, absorbée dans ses tristes pensées, était restée assise à sa place dans la chapelle, après la fin de l’office; le silence qui régnait autour d’elle la réveilla enfin de sa rêverie, elle leva les yeux et rencontra le regard compatissant du vieux prêtre. Cette sympathie profonde, intelligente, affectueuse, pénétra comme un baume dans l’âme de la pauvre enfant; elle se releva subitement et s’avança vers le vieillard:
«Mon père, murmura-t-elle, vous avez souffert comme moi, apprenez-moi à me soumettre comme vous!»
Le vieux prêtre ne répondit pas d’abord; il posa doucement la main sur la tête inclinée de la jeune fille et du doigt il lui montra le crucifix.
«Voilà Celui qui a souffert et qui console!»
Et il laissa Odette prosternée dans l’église.
De jour en jour, grâce aux conseils du vieux prêtre, Odette reprenait des forces pour accepter l’épreuve; la reine avait quitté Paris, elle était rentrée dans un vieux château de Bohême; le vent d’automne sifflait dans les forêts environnantes, la solitude était absolue, l’hôpital et l’église partageaient les journées de la reine; ses femmes brodaient sans relâche; Odette n’avait fait aucune objection au moment de quitter la France; l’espoir s’était éteint dans son cœur, elle avait compris qu’Aubry était mort sans doute au bord du chemin avant que les ennemis pussent lui porter de nouveaux coups; c’était dans la vie éternelle qu’il fallait désormais chercher celui qu’elle ne reverrait plus sur la terre, les lieux lui étaient devenus indifférents; mais avec la certitude de la séparation était venu l’espoir de la réunion éternelle; Odette attendait désormais avec patience le moment où elle serait libre d’entrer au couvent et dégagée de la promesse qu’elle avait faite à Aubry, car elle avait accepté le coup qui l’avait frappée, elle avait courbé la tête sous la main de Dieu, et les ineffables consolations de l’amour de Jésus-Christ avaient rempli son âme de paix et de soumission. Elle priait, elle espérait, elle attendait, et sur son chemin vers le ciel, elle consolait et soulageait tous ceux qui souffraient; nul visiteur n’était si joyeusement accueilli dans l’hôpital que la pâle Odette; elle avait appris assez d’allemand pour se faire entendre des malades qui gémissaient dans leurs lits ou des serfs qui souffraient dans leurs chaumières, et la reine lui laissait la liberté de consacrer sa vie à ces malheureux.
«C’est une sœur hospitalière que vous avez dans votre maison, madame, avait dit le vieux prêtre; laissez-lui accomplir sa mission sous votre toit.»
La reine avait conçu un certain goût et beaucoup de respect pour la jeune Bretonne; la douleur et la charité avaient élevé Odette au-dessus de sa situation naturelle, et sans qu’elle s’en rendît bien compte, Béatrix de Bourbon avait accepté à son égard cette sublime doctrine de l’égalité des âmes que l’Église chrétienne enseignait seule alors à travers les inégalités choquantes des droits et des conditions humaines.