Читать книгу Scènes historiques.... Série 1 - Henriette de Witt - Страница 3
CHAPITRE I.
ОглавлениеC’ÉTAIT au mois de mai 1341, vers le matin, dans un vaste château fort du duché de Bretagne; Jeanne, comtesse de Montfort, était assise dans une grande salle dont les vitraux, ornés de peintures et d’armoiries, ne laissaient pénétrer qu’un jour douteux; à côté d’elle, sur un coussin, une jeune fille aux cheveux blonds, à la robe de soie violette, chantait en s’accompagnant sur un luth; elle levait de temps en temps les yeux sur sa maîtresse sans oser interrompre sa musique; la comtesse Jeanne n’écoutait pas; son front était soucieux. Odette avait rougi, sa voix faiblissait; elle se tut enfin, et se mettant a genoux devant la comtesse, elle porta doucement à ses lèvres le bord de sa robe.
«Madame, dit-elle à demi-voix, vous êtes triste; que pourrais-je faire pour vous égayer et ramener le sourire sur vos lèvres?»
Jeanne ne répondait pas; tout à coup, elle se leva droite, arrachant brusquement son manteau brodé des mains de sa suivante:
«Écoute! dit-elle, n’entends-tu pas le galop d’un cheval?» Odette prêta l’oreille, elle secouait la tête. La comtesse écoutait toujours.
«J’entends, j’entends, s’écria bientôt la jeune fille; c’est un cavalier bien pressé ; il a traversé le village sans s’arrêter et il pousse son cheval sur le flanc de la colline; il apporte sans doute d’importantes nouvelles.»
Elle hésitait et semblait sur le point de hasarder une question; mais la comtesse fit un pas vers la porte, comme si son impatience ne lui permettait pas d’attendre le messager; au même instant, on entendait les grincements du premier pont-levis qui se baissait. Le cavalier avait déjà franchi une enceinte, la seconde porte s’ouvrait devant lui; bientôt les pas de son cheval retentirent sur le dernier pont. Jeanne de Montfort, toujours debout, le cou tendu, les lèvres serrées, les mains fortement pressées l’une contre l’autre, attendait. Derrière elle, Odette, pâle et les yeux tout grands ouverts, regardait la comtesse. D’où venait cette ardente inquiétude?
On entendait des pas dans le vestibule, des voix confuses retentissaient sous les larges voûtes; bientôt tous les pages, les damoiseaux, les écuyers, les piqueurs poussèrent ensemble le même cri: «Vive monseigneur le duc de Bretagne, Jean IV, notre bien-aimé seigneur!» La comtesse rougit, pâlit et s’avança vers la porte; Odette la suivait machinalement; on savait le duc de Bretagne, Jean III, en route pour revenir de l’armée du roi de France; lui était-il arrivé malheur en chemin? Odette était une pauvre orpheline élevée naguère dans la maison de la duchesse de Bretagne; celle-ci en avait fait don à sa belle-sœur, la comtesse de Montfort; mais la jeune fille n’avait jamais oublié le noble visage, les douces façons et le brave langage du duc; elle avait souvent regretté sa cour et le léger servage de la duchesse; la comtesse Jeanne de Flandre, plus fière et plus résolue que la princesse de Savoie, tenait sa maison sous une discipline exacte; Odette, qui l’aimait et l’admirait, avait plus d’une fois éprouvé les effets de sa colère; elle avait pâli au nom du duc de Bretagne appliqué au comte de Montfort; mais la nouvelle duchesse ne faisait pas attention à elle; son oreille avait reconnu le pas de son mari. Il entra, grand, robuste, les tempes dégarnies de leurs cheveux gris par la pression du casque, son habit de velours usé sur les épaules par le frottement de la cuirasse; il était suivi de ses chevaliers et écuyers familiers; mais en mettant les pieds sur le seuil de la chambre de sa dame, il fit un signe et les serviteurs se retirèrent; il n’avait pas aperçu Odette; Jeanne l’avait oubliée; elle n’osait sortir ni faire un mouvement qui pût rappeler sa présence; le comte de Montfort s’avança vers sa femme:
«Il est mort à Caen, Jeanne, dit-il; et sa voix tremblait.
— Le testament? demanda-t-elle d’un ton bref.
— Nul n’en sait rien encore, dit le comte avec un accent de reproche; il avait à peine rendu le dernier soupir lorsque Roul est parti à franc étrier. Après tout, nous étions fils du même père, et son sang coule dans mes veines.»
La comtesse rougit, elle regarda son mari, la honte et la compassion se lisaient dans ses yeux.
«Vous êtes meilleur chrétien que moi, dit-elle, et le souvenir des injures ne vous tient pas si fort au cœur.
— La mort efface tout,» dit le comte.
Et il faisait un pas vers le crucifix placé au fond de l’appartement comme s’il voulait dire une prière, lorsque son regard tomba sur Odette, à demi cachée derrière un grand coffre en bois rouge, d’où pendait une housse traînante.
«Toi ici, petite? dit-il d’un ton de colère; vous pourriez renvoyer vos suivantes quand je suis chez vous, comme je congédie mes serviteurs,» continua-t-il en s’adressant à sa femme.
Odette avait disparu.
Le moment d’émotion que la nouvelle de la mort de son frère avait causé au comte de Montfort était déjà passé ; il ne s’agenouilla pas devant le crucifix et revint vers sa femme.
«Que faire maintenant, Jeanne? dit-il; nous aurons Charles de Blois et le roi Philippe sur les bras avant que nous ayons eu le temps de crier haro, à moins que la justice n’ait saisi Jean à la gorge avant de mourir, et qu’il ne se soit enfin avisé que son frère lui était plus proche que sa nièce, fût-elle dix fois petite-fille de Marie de Limoges. Je n’y compte point, et vous, ma mie?
— Je ne compte jamais sur rien, Dieu excepté, dit sa femme avec un sourire à la fois amer et triste, comme une personne qui avait beaucoup souffert en sa vie; m’est cependant avis que nous allions d’abord à Nantes; nous en sommes plus près et y serons plus tôt que notre neveu de Blois, et les bourgeois seront bien entêtés si nous ne leur faisons si grande chère qu’ils ne nous reconnaissent pour leurs seigneurs. »
Jean de Monfort regardait sa femme avec admiration.
«Il avait bien dit, ce vieux prêcheur qui mourut ici l’an passé, remarqua-t-il, en assurant que vous aviez cœur d’homme et de lion. Quand serez-vous prête à chevaucher?
— Dans deux heures, dit-elle en souriant, et je prendrai Jean avec moi.»
Le comte hésita.
«Ci est-il bien petit?» objecta-t-il.
Les yeux ardents de la comtesse s’étaient soudainement remplis de douceur; en parlant de son fils, son front s’était illuminé.
«Il est petit, mais ce sera un homme,» dit-elle; et elle sortit pour donner ses ordres, tandis que le comte faisait appeler son sénéchal, afin de pourvoir en son absence à la défense du château.
Deux heures après, Odette, qui devait suivre la comtesse avec toutes ses femmes, regardait le cortège qui descendait le chemin escarpé sur le flanc de la colline; en tête marchait le porte-étendard avec les armes de Bretagne, écartelées de celles de Flandre, sur sa bannière brodée d’or; le comte et la comtesse le suivaient; à côté de la haquenée blanche de Jeanne, un petit genet d’Espagne, à la douce allure et conduit par un page, portait le petit Jean, âgé seulement de cinq ans; le pas des chevaux devenait plus rapide, la lande s’ouvrait devant les voyageurs; les serfs du hameau, rassemblés sur la place, s’écartaient devant les coups de fouet que leur distribuaient les piqueurs; bientôt le cortège disparut aux yeux des paysans, Odette ne le distinguait plus.
«Or sus, ma belle, disait derrière elle la voix aigre de dame Gudule, femme de confiance de Jeanne, qui l’avait amenée avec elle de Flandre; venez emballer les chaperons et les robes de madame la duchesse, et prenez garde à son manteau de menu vair; elle en aura besoin pour les fêtes de Nantes, et je me suis laissé dire qu’il fallait tuer deux mille sept cents de ces petites bêtes pour faire un manteau pareil: cela coûte aussi cher que la rançon d’un prince.»
Gudule parlait encore, qu’Odette était déjà à genoux devant le grand bahut sculpté qui contenait les parures de sa maîtresse; les robes brochées d’or, les bijoux, les miroirs et les fourrures s’entassèrent dans des valises de cuir non tanné, destinées à charger les mules du train. Odette était jeune, presque enfant; elle ne pensait plus au feu duc de Bretagne, mort à Caen, en inimitié avec son frère, hors de ses domaines, loin de la nièce qu’il avait désignée pour son héritière; elle ne songeait qu’aux fêtes qui allaient avoir lieu à Nantes, aux joutes, aux passes d’armes, aux largesses.
«Ci mettrai-je mon chaperon bleu que m’a donné madame, se disait-elle, celui qu’Aubry a si fort admiré l’autre jour.»