Читать книгу Scènes historiques.... Série 1 - Henriette de Witt - Страница 5

III

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Table des matières

Le jour de la fête était arrivé ; les échafauds de planches étaient dressés, tendus de riches tapisseries; les lices étaient ouvertes à tous venants; les représentations de mystères se préparaient sur les deux grandes places; une fontaine versant du vin était établie à l’entrée d’un carrefour; plus loin on trouvait du lait et de l’hydromel. Les bourgeois, leurs femmes et leurs enfants parés de leurs plus beaux atours circulaient dans les rues; les échevins et le prévôt attendaient à la maison de ville la venue du nouveau duc qui leur avait promis de renouveler et d’étendre leurs chartes et privilèges; mais le cor des hommes d’armes placés en sentinelle sur les remparts n’avait annoncé depuis le matin que la venue de messire Hervé de Léon, homme noble et puissant, qui était venu accompagné d’une troupe nombreuse et qui avait fait hommage à son seigneur pour la baronnie de Léon, comme pour son oncle l’évêque. La comtesse l’avait reçu gracieusement et lui avait donné sa main à baiser; mais, depuis son arrivée. nul autre gentilhomme n’était venu fléchir le genou devant elle; les lices restaient désertes, car les bourgeois ne savaient point jouter à cheval ni faire assaut d’armes, et les chevaliers qui entouraient le comte Jean avaient l’air sombre.

Les grands sont habitués à cacher leurs ennuis; lorsque le comte revint de la maison de ville après son entrevue avec les échevins, Jeanne lui proposa d’un front aussi serein que si toute la noblesse de Bretagne s’était empressée au pied du trône ducal, d’aller visiter leurs bons bourgeois et faire le tour de la ville pour assister aux jeux. On se mit en marche; partout les tables étaient dressées, et la joie régnait sur tous les visages; on dépeçait les dindons rôtis, les pièces de bœuf ou de porc salé, on servait le fromage et les fruits comme au repas d’un prince; le comte et la comtesse s’approchaient des convives et disaient quelques mots aux plus considérables. Le festin avait commencé par la ville basse; lorsque les nobles hôtes arrivèrent dans la ville haute, le dîner était achevé et les divertissements avaient commencé, les jeux de boule, de la pelote, de la crosse; on jouait un mystère sur un échafaud dressé à cet effet; quelques hommes, les yeux bandés, s’efforçaient de frapper un porc qui devait appartenir au plus adroit, et s’assenaient réciproquement de rudes coups, au grand amusement des assistants.

Un moine avait réuni autour de lui les âmes pieuses, et prêchait contre les abus du temps. Lorsque la comtesse s’arrêta auprès de la chaire, il s’élevait contre la coutume étrange qui permettait aux femmes de battre leurs maris le lundi de Pâques, octroyant à ceux-ci le droit de rendre les coups le lendemain: «Femmes, disait le prédicateur, battez vos maris comme vous voudriez qu’ils vous battissent le lendemain; maris, battez vos femmes comme vous voudriez qu’elles vous eussent battus la veille.»

Jeanne de Montfort se mit à rire, elle se retourna vers Odette qui portait la queue de sa robe et soutenait le voile pendant de son hennin.

«Qu’en dis-tu, petite? La mesure du révérend frère ne te semble-t-elle pas bonne?

Odette rougit; elle avait en vain accès auprès des princes, la franchise naturelle de son caractère ne lui permettait pas d’accepter sans réserve toutes leurs idées:

«J’aimais mieux l’épître que j’ai entendue ce matin à la sainte messe, madame, dit-elle: «Maris, aimez vos femmes «comme vous-mêmes; femmes, soyez soumises à vos maris

«comme au Seigneur.»

Jeanne rougit à son tour; les sentiments nobles, les pensées élevées lui allaient toujours au cœur, lors même que la raideur et la vivacité de son caractère l’empêchaient de les faire passer dans la pratique de sa vie.

«Tu as bien dit, répondit-elle, et monseigneur saint Paul a encore mieux parlé que le moine breton.»

Puis, pressant le pas, elle alla rejoindre le comte qui s’entretenait à quelque distance avec Hervé de Léon, auquel il venait de confier qu’il avait pris possession de tout le trésor de son frère.

«Pour lors, monseigneur, dit le baron en riant, vous ne manquerez ni de gentilshommes ni d’hommes d’armes; je vous en puis assurer, ne vous inquiétez de ceux qui ne sont pas venus à votre premier appel; beaucoup craignent de forfaire à ce qu’ils doivent au roi de France; mais publiez seulement par la terre que vous payerez bien tous les bons et loyaux services, festoyez tranquillement vos bourgeois, et vous aurez bientôt des hommes assez.»

Messire Hervé venait de se retourner vers la comtesse en disant:

«Croyez-moi, madame, dans huit jours monseigneur pourra faire une chevauchée contre Brest si l’envie lui en prend.»

Un cri de haro! s’éleva dans les rues de la ville: un homme, vêtu d’un habit gris marqué par devant et par derrière d’une raie de drap jaune, fuyait à toutes jambes devant une foule d’hommes, de femmes et d’enfants qui le poursuivaient à coups de pierres: la distance que le malheureux avait réussi à maintenir entre lui et ses persécuteurs était trop grande pour qu’on lui pût porter des horions plus redoutables; mais ses forces s’épuisaient, il se sentait défaillir; tout à coup ses yeux égarés aperçurent le noble groupe; le fugitif vint tomber aux pieds de Jeanne:

«Grâce, noble dame!» murmurait-il tout haletant.

Elle allait se pencher vers le malheureux, lorsque sa suivante, toute troublée, l’arrêta vivement:

«C’est un juif, madame,» dit-elle.

— Et que m’importe? dit la comtesse en jetant sur Odette un regard de colère et de hauteur; je vous trouve hardie, mignonne, de vous mêler ainsi de mes affaires; est-ce à vous que ce misérable demande grâce?» et elle se baissa pour relever le juif.

La foule de ses persécuteurs s’était arrêtée, épouvantée de l’audace du juif, et n’osant poursuivre sa vengeance. Seule. une femme aux cheveux épars, aux traits gonflés par la colère, sortit des rangs et s’avança vers la comtesse

«Il est à nous, dame, dit-elle hardiment; car il est de ceux qui ont vendu Notre-Seigneur, et il s’est baigné dans la rivière pour empoisonner les chrétiens.

— Il a reçu en gage le soc de trois charrues, s’écriaient d’autres voix.

— Il sera condamné et pendu entre deux chiens!» criait la foule, et la voix d’un moine qui s’était approché du juif tonna tout d’un coup dans l’anathème:

«Maudit soit-il, la nuit et le jour, qu’il se lève ou qu’il se couche, dans sa maison ou dans les champs, dans ses enfants et dans ses biens, dans son corps et dans son âme; qu’il soit maudit aux siècles des siècles!»

Et tout le peuple répondit: «Amen!»

Jeanne avait fait un signe au pauvre juif, et il s’était relevé : «D’où viens-tu? demanda-t-elle.

— De loin, répondit-il, tremblant de la tête aux pieds; mon peuple est errant et voyageur, et les grands des nations nous méprisent; vers le midi de ce pays, on nous tolère plus souvent qu’ailleurs; mais autrefois, avant les derniers édits, j’avais habité cette ville, et les ossements de ceux que j’aimais y reposent; j’étais venu visiter leur tombeau.

— Et tu as failli y trouver le tien!» dit la comtesse, regardant sans horreur le malheureux tout couvert de sang et de poussière dont chacun s’écartait avec dégoût; Odette avait laissé tomber à terre la robe de brocart; le comte s’était approché de sa femme:

«Jeanne! dit-il à demi-voix.

— Notre-Seigneur était juif, dit vivement la comtesse dont les yeux lançaient des éclairs.

— Ses frères l’ont livré, madame, dit le moine qui venait de prononcer l’anathème.

— Les chrétiens ne trahissent-ils jamais, frère?» dit-elle. Le moine recula d’un pas, il était accusé d’avoir plus d’une fois révélé des secrets qui lui avaient été confiés. Le comte insistait:

«Le droit de grâce m’appartient, dit-il enfin.

— C’est pourquoi vous ne le refuserez point à votre dame,» et elle se retournait vers lui avec une grâce fière qui le subjuguait toujours.

«Va donc, vilain, dit-il, et sors en paix de notre duché ; le premier qui mettra la main sur lui sera pendu haut et court, ajouta-t-il en voyant un frémissement de colère qui se manifestait dans le peuple. En ce jour de joie, il nous convient à tous de faire une œuvre de miséricorde.

— Un juif! un juif!» murmurait-on dans tous les groupes; mais nul n’osait protester hautement, et deux hommes d’armes accompagnèrent le malheureux jusqu’au port, où il s’embarqua sur un navire provençal qui l’avait amené à prix d’argent.

Il s’assit sur un rouleau de cordes et cacha sa tête dans ses mains:

«Jusqu’à quand, Seigneur?» murmurait-il.

Le comte avait entraîné sa femme, elle était grave et pensive:

«Qui sait? se disait-elle, si la guerre qui va commencer tournait contre nous, peut-être serons-nous à notre tour fugitifs et étrangers, sans patrie et sans amis comme ce pauvre juif, car jusqu’au dernier homme et au dernier denier, je maintiendrai les droits de Jean et de mon fils.

— A quoi pensez-vous, ma mie? demanda son mari, lorsqu’il s furent ensemble rentrés dans le château et que le bruit lointain de la fête n’arriva plus jusqu’à eux que comme un faible écho.

— Je pense, dit-elle, que dans huit jours il faudra chevaucher, vous sur Brest, et moi devers Rennes, si nous avons assez de gens; car plus nous aurons de villes et de châteaux avant que notre neveu de Blois soit en campagne, plus nous lui taillerons de besogne à les reprendre.»

Scènes historiques.... Série 1

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