Читать книгу Scènes historiques.... Série 1 - Henriette de Witt - Страница 8
VI
ОглавлениеLa comtesse Jeanne avait grand deuil au cœur quand elle sortit de Nantes, car elle croyait déjà son seigneur mort et les affaires de son fils en mauvais état. «Mais, dit Froissart, elle ne fit point comme femme déconfortée, mais comme homme fier et hardi, en réconfortant vaillamment ses amis et serviteurs, et leur montrant son petit fils qu’elle avait, et leur disant:
«Ah! seigneurs, ne vous déconfortez pas, ni ébahissez, pour monseigneur que nous avons perdu; ce n’était qu’un seul homme; voyez ci mon petit enfant qui sera, si Dieu plaît, son vengeur, et qui vous fera des biens assez. J’ai de l’avoir en abondance et je vous en donnerai assez, et je vous trouverai tel capitaine et gouverneur par qui vous serez tous réconfortés.»
Parlant ainsi, elle ne se bornait pas à tenir le château d’Hennebon, mais elle allait de garnison en garnison, dans les places qui lui restaient fidèles, encourageant les chevaliers, parlant elle-même aux hommes d’armes, et rendant de l’ardeur aux plus abattus. Odette la suivait partout; le tendre cœur de la jeune fille s’était ému de compassion pour la fière comtesse qu’elle seule voyait dans sa chambre, le front appuyé contre les vitraux et les yeux remplis de larmes et de douloureuses pensées. Jeanne ne disait pas qu’elle souffrait, mais Odette le savait et priait pour elle.
Les Français avaient pris leurs quartiers d’hiver à Nantes, pendant que la comtesse occupait Hennebon; mais au printemps ils portèrent le siège devant Rennes; la place était fidèle au comte de Montfort, bien munie de vivres et de soldats, «et y avait établi pour capitaine, un vaillant chevalier et hardi, qu’on appelait Guillaume Cadoudal des pays de Bretagne. » C’était le système de la comtesse de mettre partout de bons gouverneurs, «gentilshommes du pays, qui lui obéissaient, lesquels elle avait tous acquis par beau parler, par promettre et par donner, car elle n’y voulait rien épargner.» Cependant elle craignit que ses gens ne pussent résister longtemps à Rennes contre les assauts des Français, et elle envoya un chevalier vers le roi Édouard III pour lui demander du secours.
C’était messire Amaury de Clisson que la comtesse avait dépêché en Angleterre, et dès que le roi le vit, il lui fit grande fête, et lui accorda aussitôt sa demande, chargeant messire Gautier de Manny de conduire le renfort que demandait la comtesse. «Ledit messire Gautier fit moult volontiers le commandement de son seigneur, si appareilla le plus tôt qu’il put, et se mit en mer avec ledit messire Amaury, plusieurs chevaliers anglais et six mille archers.»
A Hennebon, on attendait le secours avec impatience; chaque jour, on recevait des nouvelles de Rennes, serrée de près par les Français. La comtesse y avait envoyé tous les chevaliers dont elle pouvait se passer sans trop dégarnir Hennebon et les villes qui lui restaient fidèles, mais le renfort était peu considérable; chaque matin la comtesse montait à la grosse tour du château et regardait vers la mer dans l’espoir de voir apparaître à l’horizon les blanches voiles qui lui promettraient la délivrance de sa garnison de Rennes. Quelques barques de pêche traversaient seules l’immense étendue et Jeanne redescendait en soupirant.
Les chevaliers et les hommes d’armes qui garnissaient le château et la ville d’Hennebon s’ennuyaient dans leur oisiveté ; chaque soir, un grand nombre d’entre eux s’enivraient dans les cabarets et les salles de garde, et quelque exacte que fût la discipline maintenue par la comtesse, elle était obligée de tolérer certains excès qu’elle n’eût point laissés passer naguère sans punition. Pour obvier le plus possible à cet inconvénient, elle engageait souvent les chevaliers à se réunir dans la vaste salle du château, où elle leur faisait grande chère, et après le souper ils restaient à deviser avec la comtesse, ses dames et ses chapelains. Les dames n’avaient rien lu et n’avaient point voyagé ; le temps des croisades était passé, et celui des grandes guerres étrangères n’était pas encore commencé ; les chevaliers racontaient les exploits de leurs ancêtres ou récitaient de vieux fabliaux; les chapelains seuls avaient mis le nez dans les livres: quelques-uns avaient fait de longs pèlerinages, d’autres avaient reçu dans leur couvent des voyageurs venant de Terre sainte; c’était à eux que revenait le soin d’amuser la compagnie. Bien que la comtesse ne fût pas des plus dévotes dames de son temps, elle entretenait toujours douze prêtres en sa chapelle; le plus âgé de tous, le P. Ambroise, était un cordelier, de joyeuse humeur, et qui aimait à parler. Il cherchait à calmer et à distraire l’inquiétude de la comtesse:
«Or çà, madame, disait-il, nos chevaliers sont en mer, soyez-en bien assurée, mais le vent est contraire. Vous avez vu toutes ces nuits la mer en furie?»
La comtesse rougit.
«Qui vous dit que je sache le temps qu’il fait la nuit, mon père? dit-elle vivement.
— Un bon capitaine ne dort jamais si profondément qu’il ne sache si le vent souffle et si les portes sont bien gardées, repartit au lieu du cordelier un vieux chevalier aux cheveux gris, assis tout près de Jeanne, et qui la regardait avec une respectueuse admiration: madame n’a point oublié ce devoir.
— Ah! reprit le moine, si nous étions en ce pays au delà du Cathay, où les hommes ne vieillissent point, nous pourrions attendre sans impatience l’arrivée du secours; mais en cette terre-ci, chaque jour compte dans la vie d’un homme et les jours anxieux comptent double.
— Le pays où la vieillesse n’atteint plus personne est à votre portée, mon père, dit doucement un moine au large front, aux yeux sereins, au doux visage, que toute la maison de la comtesse vénérait comme un saint; c’est le paradis de notre Seigneur Dieu, qui nous sera ouvert par sa grâce, si nous nous repentons de nos péchés et nous confions en sa croix.
— Il est vrai, frère Aubin, dit le vieux cordelier; mais le voyage est long, et beaucoup font naufrage en route. Point n’en feront autant nos chevaliers, ils naviguent sur une mer agitée, mais qui n’est pas comme la mer Morte où les oiseaux ne peuvent boire, ni les poissons trouver leur vie. Si je n’étais pas si vieux, j’aurais voulu aller en Terre sainte, et puis après avoir adoré le tombeau de Notre-Seigneur, j’aurais été jusqu’aux montagnes d’or qui sont gardées par les griffons, j’aurais voulu voir le pays où poussent les fruits étranges dont parlent les voyageurs et qui contiennent chacun un petit agneau qui bondit et s’enfuit dès qu’on ouvre le fruit.
— Bonne ressource en une ville assiégée, dit le vieux chevalier en riant; si n’y croirai-je qu’après l’avoir vu.»
Tous les moines avaient fait le signe de la croix dans leur étonnement et l’incrédulité du chevalier fut très-mal accueillie. Un jeune prêtre reprit:
«Parfois, dit-il, je me demande s’il est vrai qu’il y ait des pays où les hommes ont des têtes de chien et parlent en aboyant comme des roquets; il ne me semble pas que Dieu notre Seigneur eût ainsi voulu dégrader les créatures qu’il avait faites à son image.
— N’en doutez pas, mon frère, dit le vieux cordelier, ce peuple aura été ainsi puni pour un grand péché ; ce serait un vilain spectacle de se trouver au milieu de tous ces chiens, et mieux vaudrait vivre dans le pays où les hommes et même les femmes ne parlent point, car ils n’ont point de langue, et où ils ne vivent que du parfum des fleurs.»
Moines et chevaliers firent la grimace; les moutons rôtis, les chapons et le bon vin que la comtesse leur avait fait servir naguère leur revenaient en mémoire.
Jeanne s’était levée:
«J’entends du bruit à la première enceinte.»
Les chevaliers s’étaient redressés:
«Madame est meilleur capitaine que nous,» disaient-ils tous avec dépit, car maintenant ils entendaient les sons que l’oreille inquiète de Jeanne avait distingués la première:
«Courez à la première grille, maître Henry, dit-elle à un jeune page qui se tenait auprès d’elle, et me rapportez les nouvelles au plus tôt.»
Le jeune homme sortait, lorsqu’Aubry entra précipitamment; son visage était grave et triste, il mit un genou en terre devant la comtesse:
«Noble dame, dit-il à demi-voix, votre bonne ville de Rennes est tombée aux mains des Français.»
Jeanne tressaillit.
«Qui a apporté cette nouvelle? demanda-t-elle.
— Messire Henry de Spinefort, qui a chevauché nuit et jour. Les bourgeois ont livré la ville comme ils avaient fait de Nantes, après avoir pris messire Guillaume et l’avoir mis en prison.
— Ah! Cadoudal! Cadoudal! je savais bien que tu ne m’avais pas trahie, murmurait Jeanne, ces vils manants ne savent ni souffrir, ni mourir. Faites entrer messire Henry.»
Le chevalier était à la porte, triste et le front chargé de soucis; il baisa la main que lui tendit la comtesse:
«C’est ici l’heure de montrer ce que nous savons faire. madame, dit-il, car avant dix jours les Français seront céans; on disait déjà en leur camp, avant que Rennes fût livrée, que le sire étant en prison, si on pouvait vous prendre avec votre fils en ce château, la guerre serait bientôt finie.»
Les yeux de Jeanne recommençaient à briller:
«Nous verrons ce qu’une femme leur peut apprendre, disait-elle entre ses dents; si messire Amaury arrive seulement à temps pour nous, puisqu’il n’a pu venir pour Rennes, nous leur donnerons si rude besogne qu’ils n’y resteront pas longtemps. Allez dormir, messire Henry, vous devez être las de chevaucher; demain, nous mettrons ordre partout pour bien recevoir notre beau neveu et tant de grands seigneurs qu’il traîne à sa suite.»
Sa voix était ironique, son regard flamboyant; les prêtres allaient se retirer, le frère Aubin s’approcha d’elle:
«La vengeance m’appartient, je la rendrai, dit le Seigneur, » murmura-t-il à l’oreille de Jeanne.
Elle se retourna brusquement.
«Or la prendrai-je pour ce jour-là entre mes mains, si Dieu plaît, mon père!» dit-elle; et arrêtant d’un geste la remontrance du moine, elle congédia tous les assistants et resta seule avec Odette.