Читать книгу Scènes historiques.... Série 1 - Henriette de Witt - Страница 6
IV
ОглавлениеL’attente de la comtesse ne fut pas trompée; lorsqu’on sut en Bretagne que le trésor du feu duc était aux mains de son frère, soigneusement logé dans le château de Nantes, bien des gens se déclarèrent pour lui; les chevaliers étrangers qui allaient cherchant de beaux faits d’armes à accomplir, et des écus d’or pour remplir leur escarcelle, s’empressèrent à sa cour; mais Jeanne ne leur laissait pas le temps de s’endormir dans les fêtes: Brest était pris après un rude assaut, car messire Garnier de Clisson ne l’avait voulu rendre de bonne grâce, et le comte venait d’arriver devant la ville de Rennes. La place était forte et bien munie; les grands bourgeois avaient bonne envie de se défendre, mais le comte avait fait prisonnier dans une sortie messire Henry de Spinefort. leur gouverneur, «gentilhomme preux et hardi durement, dit Froissart, et qu’ils aimaient entre eux trop fort; en sorte que lorsque le commun peuple le vit aux mains de l’ennemi et que les bourgeois voulaient résister, il se commença à émouvoir et à crier durement sur les grands bourgeois, disant sur eux laides paroles et vilaines, et au dernier leur coururent sus et en tuèrent grand foison. Quand les grands bourgeois se virent en tel danger, ils crièrent merci et dirent qu’ils s’accommoderaient à la volonté du commun et du pays. Alors cessa le désordre et coururent ceux du commun ouvrir les portes et rendirent ladite cité au comte de Montfort, et lui firent féauté et hommages grands et petits; aussi fit le chevalier messire Henry de Spinefort, et fut retenu de son conseil.»
A peine Jean de Montfort était-il établi à Rennes que son nouveau conseiller lui rendit un important service; le comte songeait à assiéger Hennebon, place et château fort imprenables, disait-on, et tenu par messire Olivier de Spinefort. Messire Henry, redoutant qu’il n’arrivât malheur à son frère dans cette attaque, proposa à son nouveau seigneur de lui faire rendre le château par ruse pourvu qu’il promît de ne faire aucun mal au châtelain.
Par mon chef, dit le comte, je vous le promets, et vous êtes bien avisé : je vous aimerai mieux que devant à toujours, si vous faites que je sois seigneur d’Hennebon, de la ville et du châtel.»
Messire Henry le lui promit et il prit avec lui six cents hommes d’armes; puis, chevauchant en grande hâte, il se présenta devant Hennebon; messire Olivier, voyant flotter la bannière de son frère, lui fit, tout joyeux, ouvrir les portes, pensant qu’il le venait aider à défendre la place; mais à peine fut-il auprès de lui, entouré de tous ses gens d’armes, que messire Henry mit la main sur l’épaule de son frère en disant:
«Olivier, vous êtes mon prisonnier.
— Comment? s’écria le châtelain, je me suis fié à vous; je croyais que vous me veniez aider à garder la ville et le château.
— Messire, dit Henry, il n’en va point ainsi; mais j’en prends saisie et possession pour le comte de Montfort, qui présentement est duc de Bretagne, auquel j’ai fait hommage et toute la plus grande partie du pays; si lui obéirez aussi, et encore vaut mieux que ce soit par amour que par force, et vous en saura monseigneur meilleur gré.»
Olivier était prisonnier; il céda, et le comte arriva sous trois jours à Hennebon, bien joyeux de tenir cette forte place. Plusieurs autres villes se rendirent également; mais les nouvelles de Paris étaient menaçantes; Charles de Blois réunissait des troupes, et le roi le soutenait de tout son pouvoir; le comte de Montfort retourna à Nantes pour prendre conseil de sa femme. Dans les grandes occasions il dédaignait tout autre avis que le sien, et ne consultait jamais ses chevaliers sans s’être entendu avec Jeanne. Elle le reçut avec joie et lui conseilla sur-le-champ d’aller en Angleterre, pour porter son hommage au roi Édouard III et requérir son secours. Les Flamands en avaient fait autant et avaient soutenu le parti anglais depuis qu’Édouard revendiquait ses droits à la couronne de France au nom de la reine Isabelle, sa mère, fille de Philippe le Bel, dont les prétentions lui paraissaient plus légitimes que celles de Philippe VI, simple cousin des rois Louis X, Philippe V et Charles IV, morts tous trois sans héritiers mâles. Les princes de l’Empire avaient également accordé leur appui au roi d’Angleterre; Jeanne était décidée à le regarder comme le légitime souverain:
«Laissez notre neveu de Blois faire hommage au comte de Valois, disait-elle, et vous en allez à travers les mers vers notre gentil seigneur, le roi Édouard; il y verra bien son avantage et saura nous donner appui.»
Le comte hésitait; la vieille allégeance de sa maison à la maison de France, les relations d’amitié qui l’avaient autrefois uni à Philippe de Valois lorsqu’ils étaient tous les deux jeunes, entreprenants et dans la première fleur de la chevalerie, la nécessité même de traverser la mer troublaient son esprit et sa conscience. Jeanne le pressait, mais elle était trop sage pour insister rudement, et sachant bien que son mari finirait par suivre ses conseils, elle laissait le temps faire son œuvre. Cependant le comte apprit que la question de ses droits sur le duché de Bretagne venait d’être soumise par le roi Philippe aux barons et aux douze pairs; nul ne doutait que leur décision ne fût favorable au comte de Blois; il entra aussitôt dans l’appartement de sa femme; elle était seule.
«Jeanne, dit-il, si m’en vais-je dès demain jusqu’en Angleterre, où mes pilotes me feront aborder le plus près qu’ils pourront du lieu où se trouve monseigneur Édouard et sa cour, car point n’ai en esprit d’attendre que les douze pairs du royaume de France aient décidé lequel du frère ou de la nièce était plus proche de feu monseigneur mon frère, le duc Jean, que Dieu ait en sa miséricorde!»
La comtesse ne fit pas d’autres questions, et se hâta de préparer le départ de son mari; les hommes d’armes qui devaient l’accompagner furent désignés, quelques chevaliers, en petit nombre; la comtesse avait bien des villes et des châteaux à garder. Vers le soir, comme Odette écoutait en silence les explications que donnait dame Gudule sur les droits du roi Édouard sur la couronne de France, elle aperçut une ombre qui passait et repassait devant la fenêtre grillée du donjon où travaillaient les femmes de la comtesse. Elle se leva et sortit sous un prétexte frivole. Puis, se glissant doucement le long des vastes corridors de pierre, elle ouvrit la porte dans une cour intérieure; un homme d’armes de grande taille, aux épais cheveux blonds frisés sous son morion, allait et venait dans l’étroit espace, faisant retentir le pavé sous ses lourdes bottes et son armure massive. Il poussa une exclamation de joie en apercevant la jeune fille.
«Enfin! dit-il, je croyais qu’il faudrait partir au delà des mers sans te dire adieu, et qui sait si nous nous reverrons! »
Odette avait pâli; elle s’appuyait contre le mur:
«Serais-tu de ceux qui vont avec monseigneur? demanda-t-elle toute tremblante.
— Oui, certes, et Aubry se redressait; le sénéchal sait bien les bons bras et les cœurs résolus; il ne m’oublie jamais quand il y a un coup à faire!
— Mais il n’y aura point de combat, dit Odette; si vous périssez, ce sera dans la mer, sans gloire, sans chance d’être relevé du servage pour quelque action d’éclat.
— Si nous périssons, ce sera tous ensemble, et par la volonté de Dieu notre Seigneur, dit le fidèle Aubry; ce n’est que justice, car mon seigneur m’a nourri en ses châteaux quand je ne lui pouvais faire aucun service.
— Mais il va pour faire hommage du duché au roi d’Angleterre! et la voix d’Odette devenait indistincte; c’est un grand péché, car il relève du roi de France!
— Et qui est roi de France par droit à cette heure? dit Auory avec insouciance; bien des plus sages n’en savent rien, et nous ne le pouvons comprendre.
— Les femmes ne peuvent hériter de si noble fief, dit Odette avec un air de conviction qui fit rire Aubry: je l’ai toujours entendu dire au duc Jean.
— Qui a voulu laisser son duché à sa nièce au détriment de son frère, dit Aubry toujours riant; il y a maintenant un autre duc Jean qui dit le contraire, et nous ne sommes pas assez savants pour décider ce qu’il convient à nos seigneurs de faire; je me battrai pour le roi Édouard comme je me battrais pour le roi Philippe, pourvu que ce soit sous la bannière de Bretagne et que j’aie chance, au risque de me faire casser la tête, d’être relevé du servage et de pouvoir t’épouser, Odette!»
La jeune fille rougit.
«Que Notre-Dame et saint Pol de Léon te protègent, dit-elle; j’entends dame Gudule qui crie après moi, et il est temps de rentrer si je ne veux qu’elle me vienne quérir.»
Aubry se penchait vers elle et voulait la saisir dans ses bras, mais Odette avait disparu; un instant, il l’aperçut encore à une meurtrière agitant son mouchoir; puis il ne la vit plus. Et le lendemain, à la pointe du jour, le navire qui portait le comte de Montfort, ses vingt chevaliers et ses hommes d’armes, avait levé l’ancre et naviguait dans la direction de Cornouailles: les marins qui se trouvaient dans le port avaient dit que le roi Édouard se tenait souvent sur la côte. Odette était montée sur le sommet du donjon, et elle contemplait la voile blanche qui s’éloignait, pendant que la comtesse donnait ses ordres pour la garde de la ville, et, son fils dans les bras, se faisait voir à la fenêtre du château, promettant aux bourgeois et au peuple que le comte allait revenir avec de grandes forces pour les bien défendre.