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ACTE II Scène II, 1

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Frosine

Ascagne, je suis fille à secret, Dieu merci.

Ascagne

Mais, pour un tel discours, sommes-nous bien ici?

Prenons garde qu’aucun ne nous vienne surprendre,

Ou que de quelque endroit on ne nous puisse entendre.

Frosine

Nous serions au logis beaucoup moins sûrement:

Ici de tous côtés on découvre aisément,

Et nous pouvons parler avec toute assurance.

Ascagne

Hélas! Que j’ai de peine à rompre mon silence!

Frosine

Ouais! Ceci doit donc être un important secret.

Ascagne

Trop, puisque je le fie à vous-même à regret,

Et que si je pouvois le cacher davantage,

Vous ne le sauriez point.

Frosine

Ha! C’est me faire outrage,

Feindre à s’ouvrir à moi, dont vous avez connu

Dans tous vos intérêts l’esprit si retenu!

Moi nourrie avec vous, et qui tiens sous silence

Des choses qui vous sont de si grande importance!

Qui sais…

Ascagne

Oui, vous savez la secrète raison

Qui cache aux yeux de tous mon sexe et ma maison;

Vous savez que dans celle où passa mon bas âge

Je suis pour y pouvoir retenir l’héritage

Que relâchoit ailleurs le jeune Ascagne mort,

Dont mon déguisement fait revivre le sort;

Et c’est aussi pourquoi ma bouche se dispense

À vous ouvrir mon coeur avec plus d’assurance.

Mais avant que passer, Frosine, à ce discours,

Éclaircissez un doute où je tombe toujours:

Se pourroit-il qu’Albert ne sût rien du mystère

Qui masque ainsi mon sexe, et l’a rendu mon père?

Frosine

En bonne foi, ce point sur quoi vous me pressez

Est une affaire aussi qui m’embarrasse assez:

Le fond de cette intrigue est pour moi lettre close,

Et ma mère ne put m’éclaircir mieux la chose.

Quand il mourut ce fils, l’objet de tant d’amour,

Au destin de qui, même avant qu’il vînt au jour,

Le testament d’un oncle abondant en richesses

D’un soin particulier avoit fait des largesses,

Et que sa mère fit un secret de sa mort,

De son époux absent redoutant le transport,

S’il voyoit chez un autre aller tout l’héritage

Dont sa maison tiroit un si grand avantage;

Quand, dis-je, pour cacher un tel événement,

La supposition fut de son sentiment,

Et qu’on vous prit chez nous, où vous étiez nourrie

(Votre mère d’accord de cette tromperie

Qui remplaçoit ce fils à sa garde commis),

En faveur des présents le secret fut promis.

Albert ne l’a point su de nous; et pour sa femme,

L’ayant plus de douze ans conservé dans son âme,

Comme le mal fut prompt dont on la vit mourir,

Son trépas imprévu ne put rien découvrir;

Mais cependant je vois qu’il garde intelligence

Avec celle de qui vous tenez la naissance;

J’ai su qu’en secret même il lui faisoit du bien,

Et peut-être cela ne se fait pas pour rien.

D’autre part, il vous veut porter au mariage,

Et comme il le prétend, c’est un mauvais langage:

Je ne sais s’il sauroit la supposition

Sans le déguisement. Mais la digression

Tout insensiblement pourroit trop loin s’étendre:

Revenons au secret que je brûle d’apprendre.

Ascagne

Sachez donc que l’amour ne sait point s’abuser,

Que mon sexe à ses yeux n’a pu se déguiser,

Et que ses traits subtils, sous l’habit que je porte,

Ont su trouver le coeur d’une fille peu forte:

J’aime enfin.

Frosine

Vous aimez?

Ascagne

Frosine, doucement;

N’entrez pas tout à fait dedans l’étonnement:

Il n’est pas temps encore; et ce coeur qui soupire

A bien, pour vous surprendre, autre chose à vous dire.

Frosine

Et quoi?

Ascagne

J’aime Valère.

Frosine

Ha! Vous avez raison.

L’objet de votre amour, lui, dont à la maison

Votre imposture enlève un puissant héritage,

Et qui de votre sexe ayant le moindre ombrage,

Verroit incontinent ce bien lui retourner!

C’est encore un plus grand sujet de s’étonner.

Ascagne

J’ai de quoi toutefois surprendre plus votre âme:

Je suis sa femme.

Frosine

Oh dieux! Sa femme!

Ascagne

Oui, sa femme.

Frosine

Ha! Certes celui-là l’emporte, et vient à bout

De toute ma raison.

Ascagne

Ce n’est pas encor tout.

Frosine

Encore?

Ascagne

Je la suis, dis-je, sans qu’il le pense,

Ni qu’il ait de mon sort la moindre connoissance.

Frosine

Ho! Poussez: je le quitte, et ne raisonne plus,

Tant mes sens coup sur coup se treuvent confondus.

À ces énigmes-là je ne puis rien comprendre.

Ascagne

Je vais vous l’expliquer, si vous voulez m’entendre.

Valère, dans les fers de ma soeur arrêté,

Me sembloit un amant digne d’être écouté;

Et je ne pouvois voir qu’on rebutât sa flamme

Sans qu’un peu d’intérêt touchât pour lui mon âme:

Je voulois que Lucile aimât son entretien,

Je blâmois ses rigueurs, et les blâmai si bien,

Que moi-même j’entrai, sans pouvoir m’en défendre,

Dans tous les sentiments qu’elle ne pouvoit prendre.

C’étoit, en lui parlant, moi qu’il persuadoit;

Je me laissois gagner aux soupirs qu’il perdoit;

Et ses voeux, rejetés de l’objet qui l’enflamme,

Étoient, comme vainqueurs, reçus dedans mon âme.

Ainsi mon coeur, Frosine, un peu trop foible, hélas!

Se rendit à des soins qu’on ne lui rendoit pas,

Par un coup réfléchi reçut une blessure,

Et paya pour un autre avec beaucoup d’usure.

Enfin, ma chère, enfin l’amour que j’eus pour lui

Se voulut expliquer, mais sous le nom d’autrui:

Dans ma bouche, une nuit, cet amant trop aimable

Crut rencontrer Lucile à ses voeux favorable;

Et je sus ménager si bien cet entretien,

Que du déguisement il ne reconnut rien.

Sous ce voile trompeur, qui flattoit sa pensée,

Je lui dis que pour lui mon âme étoit blessée,

Mais que voyant mon père en d’autres sentiments,

Je devois une feinte à ses commandements;

Qu’ainsi de notre amour nous ferions un mystère

Dont la nuit seulement seroit dépositaire,

Et qu’entre nous de jour, de peur de rien gâter,

Tout entretien secret se devoit éviter;

Qu’il me verroit alors la même indifférence

Qu’avant que nous eussions aucune intelligence;

Et que de son côté, de même que du mien,

Geste, parole,

écrit, ne m’en dît jamais rien.

Enfin, sans m’arrêter sur toute l’industrie

Dont j’ai conduit le fil de cette tromperie,

J’ai poussé jusqu’au bout un projet si hardi,

Et me suis assuré l’époux que je vous di.

Frosine

Peste! Les grands talents que votre esprit possède!

Diroit-on qu’elle y touche avec sa mine froide?

Cependant vous avez été bien vite ici;

Car je veux que la chose ait d’abord réussi:

Ne jugez-vous pas bien, à regarder l’issue,

Qu’elle ne peut longtemps éviter d’être sue?

Ascagne

Quand l’amour est bien fort, rien ne peut l’arrêter;

Ses projets seulement vont à se contenter,

Et pourvu qu’il arrive au but qu’il se propose,

Il croit que tout le reste après est peu de chose.

Mais enfin aujourd’hui je me découvre à vous,

Afin que vos conseils… Mais voici cet époux.

Les Oeuvres Complètes de Molière (33 pièces en ordre chronologique)

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