Читать книгу Histoire de l'Empire Romain: Res gestae: La période romaine de 353 à 378 ap. J.-C. - Ammien Marcellin - Страница 10
Chapitre VII
ОглавлениеVII. Déjà la tyrannie de César était suffisamment à charge aux gens de bien ; mais elle passa bientôt toute mesure, et l’oppression, pesant indifféremment sur les hauts fonctionnaires publics, sur les magistrats des villes et même sur le bas peuple, s’étendit sur l’Orient tout entier. Dans un accès de rage, il alla jusqu’à envelopper dans une liste d’exécution en masse les noms des citoyens les plus notables d’Antioche. Et cela, parce qu’il avait exigé la publication d’un abaissement arbitraire de tarif au moment où une disette était imminente, et que ceux-ci avaient fait à l’agent du fisc une réponse un peu vive. Pas un n’eût échappé sans la courageuse résistance d’Honorat, qui était encore alors comte d’Orient. On aurait pu juger des penchants cruels de ce prince, rien qu’à la passion qu’il affichait pour les spectacles qui font couler le sang. La représentation prohibée d’un combat de ceste, où cinq ou six couples de malheureux se meurtrissaient et s’ensanglantaient à l’envi sous ses yeux, dans le cirque, lui causait la joie d’une bataille gagnée. Cette disposition sanguinaire s’irrita encore par l’avis qu’il reçut d’une trame ourdie contre lui par quelques soldats des plus obscurs. La révélation venait d’une femme de basse condition, qui avait sollicité et obtenu qu’on l’introduisît au palais pour être entendue. Constantine, dans l’enthousiasme de cette découverte, et comme si les jours de son mari eussent été désormais assurés, combla de présents la délatrice, et la fit reconduire dans son propre char, par la porte d’honneur. On comptait que ces faveurs serviraient d’amorce à de nouvelles et plus importantes dénonciations.
Gallus allait se rendre à Hiérapolis, afin d’assister à l’expédition du moins pour la forme, quand d’instantes supplications lui furent adressées par la population d’Antioche, qui le pressait de la rassurer contre le danger d’une famine que rendait trop probable une réunion de fâcheuses circonstances. C’est le cas où un pouvoir étendu doit user de ses ressources pour le soulagement des souffrances locales. Gallus ne donna point d’ordre, ne prit aucune mesure, pour faire refluer les subsistances des provinces voisines. Mais en ce moment il avait à ses côtés Théophile, consulaire de Syrie. Ce fut littéralement une victime qu’il offrit en sacrifice aux terreurs de cette multitude ; répétant avec affectation que les vivres ne pouvaient manquer qu’autant que le gouverneur le voulait bien. La populace prit ces mots pour un encouragement à des excès. Aussi le fléau ne fit pas plus tôt sentir ses rigueurs, qu’elle se porta en foule, sous l’inspiration de la colère et de la faim, vers la magnifique demeure d’Eubule, personnage en grande considération parmi les siens, et la réduisit en cendres. Déjà le gouverneur lui était comme adjugé par sentence du prince. Accablé de coups, foulé aux pieds, son corps fut enfin déchiré en lambeaux. Cette fin tragique fut pour plus d’un l’occasion d’un retour sur eux-mêmes, en leur montrant en perspective quel sort leur était réservé.
Au moment même où le meurtre se consommait, ce Sérénien dont la lâcheté, avons-nous dit, causa le pillage de la ville de Celse en Phénicie, devenu de général accusé, et accusé à juste titre, aux termes de la loi, du crime de lèse-majesté, obtenait, on ne sait comment, son absolution devant les juges. Il était établi jusqu’à l’évidence qu’un de ses gens, porteur de son propre bonnet, préalablement soumis à une opération magique, s’était présenté par son ordre à un temple où l’on prédisait l’avenir, et avait demandé au sort, en termes exprès, si son maître obtiendrait l’objet de ses vœux, l’empire sans partage. Déplorable coincidence ! Théophile périt victime innocente de la fureur populaire ; tandis que Sérénien, digne de l’exécration universelle, est scandaleusement acquitté dans le silence de la vindicte publique.
Constance, instruit de ces faits, et prévenu déjà par les rapports de Thallasse, qui venait de payer le tribut à la nature, ne cessa pas pour cela de correspondre sur le ton de la douceur avec Gallus. Mais il commença par lui retirer peu à peu les forces dont il disposait, sous couleur d’une bien. veillante sollicitude : “L’esprit turbulent du soldat, qui toujours fermente dans l’inaction, lui faisait appréhender pour César quelque conspiration militaire. Il suffisait d’ailleurs à sa sûreté de la présence des cohortes palatines et des protecteurs, renforcés des scutaires et des gentils”. Il mandait en même temps au préfet Domitien, précédemment trésorier, de se rendre en Syrie près de Gallus, pour lui rappeler avec respect et avec mesure les invitations réitérées qu’il avait reçues de l’empereur de venir le joindre, en le pressant d’y déférer. Domitien, arrivé en toute hôte à Antioche, passe devant le palais sans se présenter à César, comme l’exigeait l’étiquette, et, en grande pompe, va droit au prétoire, où, sous prétexte d’indisposition, il reste plusieurs jours enfermé, sans mettre le pied à la cour ni paraître en public. Il ne fit durant cet intervalle que travailler à perdre César, surchargeant de détails, même insignifiants, les rapports qu’il adressait à Constance. A la fin, sommé par le prince de paraître devant lui, il entre au consistoire ; et là, sans aucune préparation, et du ton le plus inconsidéré : “César, dit-il, il faut partir. Obéissez à l’ordre que vous avez reçu ; et sachez bien qu’à la moindre hésitation de votre part, je supprime ce qui est alloué pour votre entretien de bouche et celui de votre palais”. Après cette étrange apostrophe, il sortit de l’air d’un supérieur mécontent, et refusa obstinément de reparaître à la cour, quelque injonction qu’il en reçût. Gallus, outré de ce qu’il appelait une offense à sa personne et à sa dignité, s’assura aussitôt du préfet, en plaçant près de lui un poste de protecteurs choisis parmi ses affidés.
A ce coup d’autorité, Montius, alors questeur, esprit sujet à l’entraînement, mais à qui toute violence était antipathique, crut devoir, dans l’intérét commun, se porter médiateur. Il réunit les chefs des cohortes palatines, et commence devant eux par insinuer sans aigreur que ce qu’on avait fait n’était ni convenable ni utile. Pais, s’échauffant peu à peu, il éleva la voix, et dit d’un ton d’amertume qu’après un tel procédé on n’avait plus qu’à renverser les statues de l’empereur, et mettre à mort le préfet. Gallus se redressa comme un serpent blessé, lorsqu’on lui rapporta ces paroles. Préoccupé déjà de vues gigantesques, et d’ailleurs incapable d’hésiter sur les moyens quand il s’agissait de sa propre sûreté, il fait mettre sur pied toutes ses forces, et fulmine, en grinçant les dents, cette allocution à la troupe étonnée : “A moi, braves amis ! notre péril est commun. Voici qui est nouveau et même étrange. Montius va déclamant contre nous, et nous signale avec emphase comme réfractaires, comme rebelles à la majesté impériale ! Et pourquoi cet emportement ? Parce qu’un préfet insolent a méconnu son devoir, et que je l’ai mis sous bonne garde, seulement pour lui donner une leçon”.
Il n’en fallut pas davantage à cette soldatesque avide de troubles. Montius se trouvait dans le voisinage. Ils se jettent sur ce vieillard infirme et débile, lui attachent des cordes grossières aux deux jambes, et le traînent presque écartelé, et retenant à peine un souffle de vie, jusqu’au prétoire du préfet. Domitien est également assailli, précipité par les degrés, garrotté des mêmes liens ; et tous deux sont ainsi tirés çà et là au travers de la ville, de toute la vitesse des jambes de leurs bourreaux. Bientôt leurs cadavres sont démembrés ; on foule encore sous les pieds les deux troncs, jusqu’à en effacer toute trace de la forme humaine ; et la rage du soldat, enfin assouvie, abandonne ces restes au courant du fleuve. Une circonstance avait particulièrement poussé ces forcenés à cet excès de frénésie : ce fut l’apparition soudaine au milieu d’eux d’un nommé Luscus, préposé à quelque partie du service de la ville, et qui, pareil au précepteur, animant de la voix ses manœuvres au travail, n’avait cessé par des vociférations de les exciter à ne pas s’arrêter en si beau chemin. Ce misérable fut, peu de temps après, brûlé vif pour ce même fait.
Les noms Épigonius et Eusèbe étaient sortis à plusieurs reprises de la bouche mourante de Montius, déchiré par les mains de ces furieux, mais sans qu’il eût articulé ni profession ni qualité. On fit jouer plus d’un ressort pour découvrir à qui appartenaient ces deux noms ; et, afin de profiter de l’agitation des esprits, on fit venir de Lycie le philosophe Épigonius, et d’Émèse l’éloquent orateur Eusèbe, surnommé Pittacus. Ceux-ci n’étaient pas cependant les personnes que Montius avait voulu désigner. Les noms étaient ceux des tribuns des manufactures d’armes, lesquels avaient promis le secours de leurs arsenaux, au cas où quelque mouvement politique viendrait à s’opérer.
Apollinaire, gendre de Domitien, et naguère intendant du palais de César, parcourait alors, avec des instructions de son beau-père, les cantonnements de Mésopotamie. Sa mission, dont il s’acquittait peu discrètement, était de s’informer sous main si Gallus, dans quelque correspondance intime, n’aurait pas laissé percer des pensées de haute ambition. A la nouvelle des événements d’Antioche, Apollinaire s’enfuit à travers l’Arménie inférieure, cherchant à gagner Constantinople. Mais, atteint dans sa fuite par un détachement de protecteurs, il fut ramené à Antioche et emprisonné très étroitement. On apprit sur ces entrefaites qu’un manteau royal avait été clandestinement fabriqué à Tyr, sans qu’on eût pu découvrir qui en avait fait la commande, ni à qui il était destiné. Ce fut assez pour motiver l’arrestation du gouverneur de la province, père d’Apollinaire, et du même nom que lui. On se saisit également d’une multitude de personnes de différentes villes, sur la tête desquelles on faisait peser les plus graves accusations.
Ces malheurs publics s’accomplissaient comme à son de trompe. Le noir génie du prince ne cachait plus ses fureurs ; la vérité blessait sa vue. Plus d’informations juridiques sur le mérite des charges ; plus de différence entre les innocents et les coupables. Toute justice était bannie des tribunaux. En un mot, la défense muette, la spoliation organisée par l’entremise du bourreau, les exécutions multipliées, la confiscation partout ; voilà quel tableau présentait alors l’Orient. C’est, je crois, le moment de jeter un coup d’œil sur ces provinces, laissant de côté la Mésopotamie, dont j’ai donné une idée complète dans la relation de la campagne contre les Parthes, aussi bien que l’Égypte, sur laquelle il entre dans mon plan de revenir plus tard.