Читать книгу Histoire de l'Empire Romain: Res gestae: La période romaine de 353 à 378 ap. J.-C. - Ammien Marcellin - Страница 12
Chapitre IX
ОглавлениеIX. Au milieu de la série de catastrophes que nous avons retracée plus haut, Ursicin, qui commandait à Nisibe, et sous les ordres duquel j’avais été placé par la volonté expresse de l’empereur, se voit tout à coup mandé à Antioche, et chargé, malgré lui, de présider l’instruction meurtrière qui allait s’ouvrir. Il obéit, mais en protestant à chaque pas, et ne cessant de faire tête à cette meute adulatrice qui aboyait autour de lui. Comme militaire, Ursicin était homme de tête et d’action ; mais personne n’était moins capable de diriger une procédure. Alarmé sur ses propres périls en voyant quels gens lui étaient associés dans cette mission, accusateurs ou juges, tous sortis de la même caverne, il prit le parti de faire un secret rapport à Constance de tout ce qui se passait ostensiblement ou dans l’ombre, implorant de lui les moyens de tenir en bride chez Gallus cette fougue dont il ne connaissait que trop les écarts. Mais, ainsi que nous le verrons plus tard, cette précaution même fit donner Ursicin contre un écueil plus dangereux. Il avait des envieux qui ourdissaient trame sur trame pour le compromettre auprès de Constance ; caractère, en général, assez modéré, mais trop enclin à prêter l’oreille aux confidences du premier venu, et qui devenait alors cruel, implacable, et tout à fait différent de lui-même.
Au jour marqué pour les sinistres interrogatoires, le maître de la cavalerie, vrai simulacre de juge, prend place au milieu d’assesseurs dont chacun avait sa leçon faite d’avance. Plusieurs notaires assistaient, commodément placés pour recueillir les questions et les réponses, et couraient aussitôt les rapporter à César. Cachée derrière une tapisserie, la reine prêtait une oreille avide aux débats ; et les féroces injonctions de l’un, les incessantes provocations de l’autre, furent la perte de plus d’un accusé, à qui l’on ne permit pas même de discuter les charges, ni de présenter sa défense.
On fit comparaître en premier lieu Épigonius et Eusèbe, victimes tous deux d’une ressemblance de noms. On se souvient, en effet, que Montius, aux approches de la mort, avait comme jeté en l’air ces deux noms, voulant dénoncer les tribuns de la manufacture, qui lui avaient promis des armes en cas de soulèvement. Épigonius n’avait du philosophe que le manteau, comme il ne le fit que trop voir. Il descendit tout d’abord aux supplications les plus vaines ; puis, les flancs sillonnés par le fer, et la mort sous les yeux, il confessa lâchement une prétendue participation à des complots imaginaires ; lui qui, placé tout à fait en dehors du mouvement des affaires publiques, n’avait eu, dans le fait, d’entrevue avec personne ni reçu la moindre communication. Eusèbe, au contraire, nia tout avec constance, sans faiblir un instant au milieu des tortures, ne cessant de crier que c’était assassiner les gens, et non les juger.
Eusèbe, en homme familier avec les lois, avait insisté obstinément sur une confrontation avec son accusateur, et sur l’observation des formes. Cette revendication toute naturelle de ses droits, César la qualifia d’insurrection et de révolte, et ordonna d’arracher à cet insolent la chair de dessus les membres. L’exécution fut assez terrible pour ne plus laisser prise à l’instrument de torture sur les os mis à nu ; mais le patient la soutint immobile avec une incroyable énergie, souriant amèrement à ses bourreaux, et faisant appel à la justice divine. On ne lui arracha pas un aveu, pas une déposition quelconque, pas un signe d’acquiescement ou de soumission. Pour en finir, un arrêt, rendu de guerre lasse, l’envoya à la mort avec son abject compagnon d’infortune.Sa contenance intrépide, en marchant au supplice, semblait faire le procès à l’iniquité du temps. On eût dit ce Zénon, chef de l’ancienne école stoïque, qui, poussé à bout par les tortures du roi de Chypre, extirpa de ses dents sa langue, dont on exigeait un mensonge, et la cracha toute sanglante à la face du tyran.
Vint ensuite l’enquête touchant le manteau royal. Les ouvriers employés à teindre en pourpre furent mis à la torture, et déclarèrent avoir teint un corps de tunique sans manches. Sur cet indice, on arrêta un nommé Maras, qualifié de diacre parmi les chrétiens, dont on produisit une lettre écrite en grec au chef de la manufacture de Tyr, et contenant l’invitation de presser un ouvrage non spécifié. Maras, également appliqué à la question, et torturé jusqu’à la mort, ne révéla rien de plus. La question fut aussi employée en beaucoup d’autres cas, mais avec des résultats différents. Tantôt elle laissa subsister le doute, tantôt elle ne prouva que la légèreté des accusations. Quant aux deux Apollinaires, père et fils, les derniers d’une longue série de victimes, ils furent envoyés en exil. Mais à leur arrivée à Cratères, maison de campagne qu’ils possédaient à vingt-quatre milles d’Antioche, on leur rompit les jambes ; après quoi ils furent mis à mort par ordre exprès de Gallus. La férocité du prince ne s’en tint pas là : tel qu’un lion dont la faim s’irrite par le carnage, il ne s’en montra que plus ardent aux recherches de ce genre. Mais je m’abstiendrai de l’y suivre pas à pas, pour ne point dépasser les limites que je me suis posées.