Читать книгу Histoire de l'Empire Romain: Res gestae: La période romaine de 353 à 378 ap. J.-C. - Ammien Marcellin - Страница 9
Chapitre VI
ОглавлениеVI. Orfite, à cette époque, gouvernait à titre de préfet la ville éternelle, et, dans l’exercice de cette charge, dépassait audacieusement les bornes d’un pouvoir délégué ; esprit capable et rompu à la pratique des affaires, mais en qui le défaut de culture se montrait à un degré presque honteux chez un homme bien né. Il éclata sous son administration des séditions graves, causées par la disette du vin, cette boisson dont l’usage immodéré est si fréquemment la cause immédiate des soulèvements populaires. Mais je me figure l’étonnement d’un étranger à qui ce livre tomberait entre les mains, en ne trouvant qu’émeutes, scènes d’ivrognerie, et autres semblables turpitudes, dans la relation de ce qui s’est passé à Rome à cette époque. Une explication est donc indispensable. Je la ferai courte et sincère autant qu’il dépendra de moi, et sans porter à la vérité aucune atteinte volontaire.
Au moment où cette Rome, dont la durée égalera celle du genre humain, apparut sur la scène du monde, un pacte eut lieu cette fois entre la Fortune et la Vertu, jusque-là si divisées, pour favoriser d’un commun accord les développements merveilleux de la cité naissante. Que l’une ou l’autre eût fait défaut, et Rome restait au-dessous de ce faîte de gloire où elle est parvenue.
Le peuple romain, à dater de son berceau jusqu’au temps où pour lui finit l’enfance, période de trois siècles environ, combat autour de ses murailles. De rudes guerres occupent encore son adolescence ; c’est alors qu’il franchit les Alpes et la mer. L’âge viril pour lui n’est plus qu’une suite de triomphes. Il parcourt le monde, et de chaque pays que visitent ses armes il rapporte une moisson de lauriers. Enfin la vieillesse le gagne, et, bien que son seul nom remporte encore des victoires, il aspire au repos. Alors la cité vénérable, satisfaite d’avoir courbé sous son joug les nations les plus fières, et fondé une constitution sauvegarde éternelle de la liberté de ses enfants, choisit au milieu d’eux les Césars, pour leur confier, en prudent chef de famille, la tutelle du patrimoine commun.
Aujourd’hui plus d’inquiètes tribus, plus de centuries turbulentes, plus de tourmentes électorales ; partout la sérénité du temps de Numa. Et cependant il n’est pas un point du globe où Rome ne soit saluée de reine et de maîtresse, où l’on ne s’incline devant l’antique majesté du sénat, où le nom romain ne soit craint et respecté.
Mais le noble corps du sénat voit sa splendeur ternie par la légèreté dissolue de quelques-uns de ses membres, qui ne gardent plus de ménagements dans le vice, et se livrent à des égarements de tous genres, sans vouloir se rappeler sur quel sol ils ont pris naissance ; car, comme le dit le poète Simonide : “Point de bonheur complet si la patrie n’est glorieuse”. Il en est parmi ces hommes qui croient éterniser leur nom en se faisant élever des statues : comme si l’on était mieux récompensé par d’inertes simulacres d’airain que par le témoignage de sa conscience ! Ils font même pour eux dorer le bronze ; hommage qu’Acilius Glabrion obtint le premier, quand, par sa conduite autant que par ses armes, il eut mis à fin la guerre d’Antiochus. Ah ! qu’il vaut mieux se mettre au-dessus d’honneurs si puérils, n’aspirer qu’à la vraie gloire, et n’y marcher que par cette voie longue et pénible que dépeint le poète d’Ascra ! J’en appelle à cet égard à l’exemple de Caton le Censeur. Comment se fait-il, lui disait-on an jour, que parmi tant de statues élevées aux hommes illustres de notre pays on ne voie pas figurer la vôtre ? “J’aime bien mieux, répondit-il, que les honnêtes gens disent : Comment n’est-elle pas là ? que : Comment s’y trouve-t-elle ? “
Les uns mettent la gloire suprême dans l’exhaussement singulier d’un carrosse, ou dans une fastueuse recherche de costume. Leur mollesse succombe sous ces manteaux à trame si déliée, qu’une simple agrafe retient autour du cou, et qu’on fait voltiger rien qu’en soufflant dessus. A tous moments vous les voyez en secouer les plis, surtout du côté gauche : c’est pour faire valoir les franges de la bordure et le curieux travail d’une tunique parsemée de figures d’animaux qui font corps avec le tissu. D’autres vous viennent de but en blanc, et d’un air d’importance, faire parade de leur immense fortune. Vous en avez pour un jour entier à écouter l’énumération de leurs biens, le détail de leurs revenus, qui vont se multipliant d’année en année. Ils ignorent apparemment que leurs ancêtres, qui ont étendu si loin la puissance romaine, ne brillaient guère par leurs richesses. Ces hommes, dont l’énergie, aux prises avec tous les maux de la guerre, a triomphé de tant d’obstacles, n’étaient pas mieux pourvus, mieux nourris, mieux vêtus que le dernier soldat. Oui, il fallut une quête pour inhumer le grand Publicola. On se cotisa parmi les amis de Régulus pour subvenir à l’entretien de sa veuve et de ses enfants. La fille adulte d’un Scipion ne fut dotée qu’aux dépens du trésor public. Un sentiment de pudeur s’empara du sénat en voyant cette vierge consumer dans le célibat ses belles années parce que son père était pauvre et servait au loin la patrie.
Allez, honnête étranger, vous présenter chez un de nos Crésus du jour, si gonflés de leur opulence. Au premier abord vous êtes reçu à bras ouverts ; il vous fait questions sur questions, jusqu’à vous obliger à mentir pour ne pas rester court. Émerveillé, vous chétif, d’être ainsi choyé dès la première vue par un personnage de cette importance, vous vous prenez à regretter de n’être pas venu à Rome dix ans plus tôt. Cette réception vous met en goût, vous y retournez le lendemain ; mais vous n’êtes plus qu’un intrus, un importun ; on vous fait attendre. Votre obligeant questionneur de la veille a bien d’autres affaires ! il compte ses espèces. Il lui faut une heure pour se rappeler qui vous êtes et d’où vous venez. Il se remet enfin votre figure, et vous voilà des siens. Mais après trois ans de cour assidue avisez-vous de faire une absence ; au retour, c’est à recommencer. Quant à s’enquérir de ce que vous êtes devenu, il y songe autant que si vous n’étiez plus du monde. Vous passeriez votre vie près de ce soliveau, sans faire un pas de plus.
Mais il se prépare un de ces dîners en plusieurs actes, festins interminables et meurtriers ; ou bien il s’agit de régler une distribution de sportules, suivant l’usage. Grave sujet de délibération. Donnera-t-on la préférence à un étranger sur telle autre personne à qui l’on doit un retour de politesse ? Le scrutin dit oui. Qui donc ira chercher l’invitation ? Celui qui aura, la nuit, fait sentinelle à la porte d’un cocher du cirque ; ou quelque maître en l’art de jouer aux dés ; ou le premier charlatan qui se dit possesseur de quelque grand secret. Porte fermée aux hommes de savoir et de principes ; ces gens ne sont bons à rien, et leur présence porte malheur. Ajoutez les fraudes intéressées des nomenclateurs ; race qui tire argent de tout, et ne se fait guère scrupule d’introduire un nom subreptice, ni d’imposer à l’hospitalité ou à la munificence des grands un inconnu ou même un indigne. Je ne peindrai pas ces gouffres appelés banquets, ni les mille raffinements que la sensualité y déploie. Mais que dire de ces courses extravagantes au travers de la ville ? de ces chevaux lancés à toute bride, au mépris de tous dangers, sur le pavé rocailleux des rues, comme si l’on courait officiellement la poste avec les relais de l’État ? de cette multitude de valets, véritable bande de voleurs que l’on traîne après soi, sans laisser même, comme dans la comédie, Sannion pour garder le logis ? L’exemple a porté fruit. On voit les dames romaines, à l’abri de leur voile, courir en litière de quartier en quartier. A la guerre, un tacticien habile a soin de garnir de soldats pesamment armés tout son front de bataille ; mettant en seconde ligne les troupes légères, en troisième les gens de trait, et derrière eux enfin le corps de réserve, qu’on ne fait donner que comme dernière ressource. Cette armée de valets a de même ses directeurs de manœuvres, tenant une baguette pour insigne, et disposant leur monde en conformité de l’ordre du jour. D’abord, à la hauteur de la voiture, s’avancent les esclaves de métiers : Après eux vient la population enfumée des cuisines ; puis la valetaille sans emploi proprement dit, grossie de tous les fainéants du quartier. La marche est fermée par les eunuques de tout âge, les vieux en tête, tous également livides et difformes. A l’aspect de cette troupe hideuse, n’ayant d’hommes que le nom, on ne peut que maudire la mémoire de Sémiramis, qui, la première, soumit l’enfance à cette cruelle mutilation. C’est outrager la nature, et contrarier violemment ses vues. Car, dès les premiers moments de l’être, elle a marqué ces organes comme source de vie, comme principe de génération.
Qu’arrive-t-il ? Le peu de maisons où le culte de l’intelligence était encore en honneur sont envahies par le goût des plaisirs, enfants de la paresse. On n’y entend plus que voix qui modulent, qu’instruments qui résonnent. Les chanteurs ont chassé les philosophes, et les professeurs d’éloquence ont cédé la place aux maîtres en fait de voluptés. On mure les bibliothèques comme les tombeaux. L’art ne s’ingénie qu’à fabriquer des orgues hydrauliques, des lyres colossales, des flûtes, et autres instruments de musique gigantesques, pour accompagner sur la scène la pantomime des bouffons. Enfin, un fait assez récent montre à quel point les idées sont perverties.
La crainte d’une disette ayant fait précipitamment expulser de Rome tous les étrangers, l’exécution s’étendit brutalement, même au très petit nombre qui exerçait des professions scientifiques et libérales, et sans leur laisser le temps de se reconnaître ; tandis qu’on exceptait formellement de la mesure quiconque était de la suite des histrions, ou sut à propos se faire passer pour en être ; tandis qu’on souffrait, sans leur adresser même une question, la présence de trois mille danseuses et d’autant de choristes, figurants ou directeurs. Aussi ne fait-on plus un pas sans rencontrer de ces femmes aux longs cheveux bouclés, qui auraient pu, étant mariées, donner chacune trois enfants à l’État, et dont toute l’existence consiste à balayer du pied le plancher d’un théâtre, à pirouetter sans fin sur elles-mêmes, à décrire, en un mot, toutes les évolutions, à prendre toutes les attitudes commandées par les caprices de l’art chorégraphique.
Il fut un temps où Rome était le sanctuaire de toutes les vertus. Alors sans doute, pour y retenir l’étranger, l’ingénieuse hospitalité des grands savait, sous mille formes, exercer ce pouvoir qu’Homère attribue aux fruits du pays des Lotophages. Maintenant, pour qu’on fasse fi de vous, il suffit à certaines gens que vous soyez né en dehors du Pomérium, à moins cependant que vous n’ayez l’avantage d’être veuf ou célibataire. Car on n’imaginerait point de quelles prévenances, de quel culte on devient l’objet, dès qu’on est sans lignée.
Rome est le centre d’action de l’univers entier. Il est donc naturel que les maladies y sévissent plus qu’ailleurs, et que souvent toutes les ressources de l’art médical deviennent impuissantes même pour les pallier. Or, voici le préservatif qu’on a imaginé : Quand on a quelque ami atteint d’une affection grave, on s’épargne le spectacle de ses souffrances. Autre précaution qui ne laisse pas que d’être efficace : Un valet est-il dépêché pour s’enquérir de la santé du patient ? à son retour le logis lui est fermé, jusqu’à ce qu’il ait fait aux bains ablution complète. On craint la vue d’un malade même par intermédiaire : mais qu’il survienne une invitation à quelque noce, où l’argent se distribue à pleines mains ; de tous ces gens si méticuleux sur leur santé il n’en est pas un, fût-il travaillé par la goutte, qui, ne trouve des jambes pour courir, s’il le faut, jusqu’à Spolète. Voilà la vie que se sont faite les grands.
Quant à la populace qui n’a ni feu ni lieu, tantôt elle passe la nuit dans les cabarets, et tantôt elle dort à l’abri de ces tentures dont Catulus, étant édile, s’avisa le premier, par un raffinement emprunté à la mollesse campanienne, de couvrir nos amphithéâtres ; ou bien elle se livre avec fureur au jeu des dés, retenant son haleine, qu’elle chasse ensuite avec un bruit dont l’oreille est choquée ; ou bien encore (et c’est là le goût qui domine) on la voit du matin au soir, bravant le soleil et la pluie, s’exténuer en débats sans fin touchant les moindres circonstances du mérite ou de l’infériorité relative de tel cheval ou de tel cocher. Étrange engouement que celui de tout un peuple respirant à peine dans l’attente du résultat d’une course de chars ! Voilà les préoccupations auxquelles Rome est livrée, et qui n’y laissent place pour rien de sérieux. Mais revenons à notre sujet.