Читать книгу Histoire de l'Empire Romain: Res gestae: La période romaine de 353 à 378 ap. J.-C. - Ammien Marcellin - Страница 18
Chapitre III
ОглавлениеIII. Pendant que de telles scènes affligeaient Milan, un grand nombre d’officiers et de gens de cour arrivaient prisonniers à Aquilée. Ces malheureux se traînaient languissamment sous le poids des chaînes, maudissant une vie qui leur imposait de semblables souffrances. On les accusait d’avoir été les ministres des fureurs de Gallus, d’avoir pris une part active aux atrocités exercées contre Domitien et Montius, et à toutes les exécutions précipitées dont tant d’autres avaient été victimes. Mission fut donnée d’entendre les accusés à Arboreus et à Eusèbe, grand chambellan de l’empereur ; deux esprits arrogants jusqu’à la forfanterie, deux hommes d’injustice et de violence. Ceux-ci ne prirent même pas la peine d’examiner ; et, sans distinction d’innocents et de coupables, ils exilèrent les uns, après les avoir fait battre de verges ou passer par les tortures, en firent descendre un certain nombre au rang de simples soldats ; le reste paya de sa vie.
Après avoir ainsi chargé les bûchers de victimes, les deux commissaires revinrent triomphants rendre compte de leur mission à l’empereur, qui cette fois, comme en toute occasion, fit preuve d’endurcissement et de rancune persévérante. Dès ce moment, et par une sorte d’impatience d’avancer le terme assigné à chacun par les destinées, Constance ouvrit son âme tout entière aux délateurs. Aussi vit-on bientôt pulluler cette espèce de limiers de bruits publics. Leur fureur déchira d’abord à belles dents les hauts dignitaires, et finit par s’en prendre aux petits comme aux grands. II n’en était pas de cette engeance comme des frères Cibyrates de Verrès, qui léchaient le tribunal d’un seul préteur : leur rage à eux s’attaquait à toutes les parties de l’État, pour y faire sans cesse de nouvelles blessures. Les coryphées de cette industrie étaient Paul et Mercure, ce dernier Perse d’origine, l’autre Dace de naissance. Le premier était notaire ; le second, d’officier de la bouche était devenu maître des comptes. Paul, avons-nous dit, s’était acquis le surnom de Catena (chaîne). Et, en effet, une accusation dans ses mains devenait tout à fait inextricable, tant il déployait d’adresse et de ressources d’esprit à ourdir le réseau meurtrier de la calomnie ; semblable à ces lutteurs qui tiennent encore leur homme au talon, quand déjà il se croyait hors de leur étreinte. Mercure était surnommé le comte des songes, parce qu’il se faufilait en tapinois dans les cercles et dans les festins, à la façon d’un chien hargneux qui remue la queue pour cacher l’envie qu’il a de mordre ; et si dans les épanchements de l’intimité un convive venait à conter ce qu’il avait vu dans son sommeil, moment où, comme on sait, l’imagination se donne carrière, vite Mercure allait en glisser le récit, chargé des plus noires couleurs, dans l’oreille du prince, toujours avide de cette espèce de communication.
L’illusion du sommeil devenait dès lors crime impardonnable, et il n’en fallait pas plus pour avoir à répondre aux accusations les plus graves. Ce péril d’un genre nouveau fut bientôt connu, et la renommée ne manqua pas de le grossir. Aussi chacun devint si discret sur ce qu’il avait rêvé, qu’à peine, devant un étranger, voulait-on convenir qu’on eût dormi ; jusque là que ceux qui avaient quelque lecture gémissaient de n’être pas nés dans l’Atlantide, pays où l’on dort, dit-on, sans songer ; ce que nous laisserons expliquer à de plus savants que nous.
Au milieu de cette hideuse série d’informations et de supplices, quelques paroles inconsidérées allumèrent en Illyrie un nouveau foyer de persécutions. Dans un dîner donné à Sirmium par Africanus, gouverneur de la seconde division de la Pannonie, et où le vin avait circulé plus que de raison, la confiance de n’avoir point d’auditeurs suspects lâcha la bride aux doléances sur les excès du gouvernement. Quelques-uns affirmèrent que les présages annonçaient une révolution imminente autant que désirée ; d’autres, avec un inconcevable oubli de toute prudence, osaient se vanter de prédictions de famille. Parmi les convives se trouvait Gaudence, agent du fisc, le plus borné, le plus irréfléchi des hommes, qui vit un crime d’État dans ces propos de table, et s’empressa d’en rendre compte à Rufin, chef des appariteurs du préfet du prétoire, brouillon dangereux et pervers par essence. L’avis lui donna des ailes. Il se rend aussitôt à la cour, voit l’empereur, et opère si puissamment par ses discours sur cette âme pusillanime, et prête à recevoir toute impression de ce genre, que, sans délibération préalable, l’ordre formel est donné d’enlever subitement tout ce qui a pris part au fatal banquet. L’odieux délateur obtint, pour ce service, une prorogation de son emploi pour deux ans ; grâce sollicitée par lui avec cette passion dont se prend d’ordinaire l’esprit humain pour les choses hors de règle.
Teutomer, protecteur, eut mission, de concert avec un de ses collègues, de se saisir des personnes dénommées, et de les ramener chargées de chaînes. Mais, durant une station que fit l’escorte à Aquilée dans une auberge, Marin, ancien instructeur militaire, devenu tribun, celui-là même qui avait donné l’exemple des propos, homme d’ailleurs à résolutions extrêmes, voyant les gardiens occupés de quelque soin du voyage, saisit un couteau qui se trouve sous sa main, s’en ouvre le ventre, s’arrache les entrailles, et expire aussitôt. Les autres captifs, conduits à Milan, y firent au milieu des tortures l’aveu d’avoir, dans l’entraînement d’un festin, laissé échapper quelques paroles indiscrètes. On les jeta en prison, en leur laissant entrevoir l’espérance douteuse d’obtenir leur grâce. Les deux officiers, complices supposés du suicide de Marin, furent condamnés à l’exil ; mais Arbétion intercéda pour eux, et la peine leur fut remise.