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CHAPITRE VII
JARDINS GRECS ET LATINS –UN JARDIN ROMAIN AU TEMPS D’AUGUSTE– JARDINS DE LA DÉCADENCE
ОглавлениеHOMÈRE, dans sa candeur sublime, nous a laissé le tableau évidemment fidèle des jardins de la Grèce aux temps héroïques. Il a décrit avec une naïve admiration celui d’Alcinoüs, roi des Phéaciens: «Jardin spacieux, qui touchait au palais, et qu’entourait une haie vive; il embrassait quatre arpents. Là toutes les espèces d’arbres portaient jusqu’au ciel leurs rameaux fleurissants; on y voyait la poire, l’orange, la pomme, charme de l’œil et de l’odorat, la douce figue et l’olive toujours verte. Ces arbres, en hiver ainsi qu’en été, étaient éternellement chargés de fruits; tandis que les uns sortaient des boutons, les autres mûrissaient à la constante haleine du zéphyr: la jeune olive, bientôt à son automne, laissait voir l’olive naissante qui la suivait; la figue était poussée par une autre figue; la poire, par la poire; la grenade, par la grenade, et à peine l’orange avait disparu qu’une autre s’offrait à être cueillie. Enracinés dans la terre, de longs plants de vigne portaient des raisins en toute saison. Sans cesse les uns, dans un lieu découvert, séchaient aux feux du soleil, tandis que les autres étaient coupés par les vendangeurs ou foulés au pressoir. Les fleurs, dans ces vignobles, étaient confondues avec les grappes. Le jardin était terminé par un terrain où régnaient l’ordre et la culture; où, durant toute l’année, fleurissaient les plantes les plus variées. On voyait jaillir deux fontaines: l’une, dispersant ses ondes, arrosait tout le jardin; l’autre coulait en des canaux jusque sous le seuil de la cour, et se versait devant le palais dans un large bassin à l’usage des citoyens. Ainsi les immortels embellirent de leurs dons la demeure d’Alcinoüs.»
Cette demeure, que le traducteur Bitaubé croit devoir nommer un palais, appelez-la, comme Homère lui-même, une maison; faites d’ailleurs la part du langage poétique, et la description qui précède pourra s’appliquer parfaitement au jardin d’un maire de village du midi de la France. O sancta simplicitas! Le jardin du vénérable Laërte, que ce vieillard cultivait de ses mains, était encore plus rustique. On n’y voyait guère que des légumes et des arbres fruitiers.
Plus tard, lorsque les Grecs se donnèrent cette belle civilisation qui ne fut égalée par aucun des peuples de l’antiquité, et que les modernes n’ont dépassée que grâce à la supériorité de leurs connaissances scientifiques, ils ne laissèrent pas d’emprunter eux-mêmes à la Perse, leur irréconciliable rivale, les éléments de leurs arts, et notamment de leur architecture. Ils adoptèrent aussi les méthodes en usage chez les Perses pour la composition, l’aménagement et la culture des jardins, autant du moins que le permettait la différence des climats. Nous avons vu plus haut quelle admiration les jardins de Cyrus inspirèrent à Xénophon et à Lysandre. Il ne faut donc pas s’étonner que les Grecs aient cherché à imiter ce qui leur semblait si merveilleux. En appliquant leur génie fécond et délicat à ce genre de travaux, ils ne pouvaient égaler la magnificence et le luxe des jardins persans; mais ils devaient se montrer supérieur à leurs rivaux sous le rapport de l’élégance. Il ne paraît pas, du reste, qu’ils se soient adonnés à l’art des jardins avec le même goût qu’ils apportèrent dans la pratique de l’architecture; et tandis qu’ils élevèrent plusieurs monuments célèbres, leurs historiens ne citent aucun jardin particulièrement digne de mémoire. Bacon, qui a noté ce fait dans son Essai sur les Jardins, l’explique en disant que «dans les âges de civilisation et d’élégance les hommes arrivent à construire de splendides édifices plus tôt qu’à faire de beaux jardins, comme si cette dernière œuvre exprimait un degré supérieur de perfection.»
JARDIN D’ALCINOÜS.
Cette remarque, contestable comme thèse générale, l’est plus encore, à ce qu’il me paraît, lorsqu’il s’agit des Grecs, c’est-à-dire des premiers et des plus grands artistes qu’il y eut jamais. Les Anglais, au surplus, sont des juges peu compétents en pareille matière: ils sont fort loin d’exceller dans les beaux-arts, et cependant ils ont des jardins admirables: admirables sous le rapport des procédés de culture et des résultats obtenus, mais qui souvent laissent à désirer si l’on considère leur composition et leur ornementation; ce qui prouve bien qu’un peuple civilisé peut se montrer très-supérieur dans un art scientifique comme l’horticulture, tout en demeurant inférieur dans les arts proprement dits.
Pour en revenir aux Grecs, le médiocre développement que prit chez eux l’art des jardins reconnaît des causes tout autres que celles qu’indique Bacon. Il faut l’attribuer principalement à l’exiguïté du territoire et des ressources matérielles dont disposaient les cités grecques, et plus encore peut-être à leurs mœurs et à leur état politique et social. En effet, la plupart de ces petits États avaient une constitution essentiellement démocratique: point de rois, peu de personnages possédant de grandes richesses; partant point de ces palais qu’accompagnent de magnifiques jardins. Mais c’est peut-être dans la Grèce ancienne qu’il faut chercher le premier exemple de jardins publics créés par les soins des magistrats pour l’agrément des citoyens. Tels furent ceux de l’Académie et du Lycée, à Athènes. Le premier était primitivement un terrain assez vaste, mais inculte et marécageux, appartenant à un certain Academos qui, par testament, en fit don à la république, sous la condition qu’on y établirait un gymnase où les jeunes gens pourraient se livrer aux exercices du corps. Le gymnase fut construit, et reçut le nom d’Académie. De plus, Cimon, fils de Miltiade, étant archonte (vers l’an460avant J.-C.), fit dessécher au moyen d’un aqueduc le terrain environnant, y planta des allées de platanes, et le transforma en un charmant jardin qui devint la promenade favorite des Athéniens. Le divin Platon y allait converser avec ses disciples, et ceux-ci continuèrent de s’y réunir après sa mort. De là le nom d’Académie donné à cette école célèbre. Plus tard, tandis que les platoniciens tenaient leurs assemblées dans la partie nord du jardin, Épicure prenait possession de la partie méridionale.
Le Lycée était un autre jardin public, situé aux portes d’Athènes et renfermant aussi des portiques et des gymnases. Une troisième école philosophique, non moins célèbre que les précédentes, y prit naissance et fut appelée École du Lycée ou École péripatéticienne, parce que les leçons se faisaient en plein air, tandis que le maître se promenait avec ses disciples; et ce maître, disciple lui-même de Platon, c’était Aristote. Les jardins de l’Académie et du Lycée étaient d’ailleurs les lieux de rendez-vous des citoyens les plus distingués par leur position, par leur mérite, par leur fortune: hommes d’État, guerriers, financiers, poëtes, rhéteurs, artistes y venaient assister aux exercices de la jeunesse et s’entretenir des affaires de l’intérieur et des événements du dehors, discuter la valeur des systèmes philosophiques et des œuvres littéraires, réciter des vers, échanger leurs pensées. Des habitudes analogues régnaient dans les autres cités. Seuls les farouches Spartiates, soumis à la barbare discipline que Lycurgue leur avait imposée, demeuraient insensibles aux séductions de l’art et aux charmes de la nature.
Ainsi, dans cette glorieuse contrée, les jardins étaient les temples de la sagesse; l’éloquence et la poésie allaient chercher leurs inspirations parmi les fleurs, et c’était en méditant sous les grands arbres que de sublimes rêveurs poursuivaient la solution des problèmes de l’univers.
Les premiers jardins de Rome furent aussi des temples, de vrais sanctuaires consacrés par la religion. C’étaient de petits bois (luci) arrosés par des eaux vives, et dans lesquels s’élevaient les statues grossièrement sculptées et les autels rustiques des divinités. C’est dans un de ces bois, un bois de lauriers situé près d’Aricie, selon la tradition, que le bon Numa venait passer de longues heures sous l’abri d’une grotte où la nymphe Égérie lui dictait des lois pour le peuple romain.
Sacra Numæ ritusque colendos
Mitis Aricino dictabat Nympha sub antro.
Les successeurs de ce pieux monarque eurent un palais, et des jardins cultivés avec un certain art. On sait quelle sinistre leçon de politique Tarquin le Superbe donna un jour à son fils Sextus, qui lui faisait demander des instructions sur la conduite à tenir à l’égard des Gabiens insoumis. Le tyran emmena le messager dans son jardin, et là, se promenant sans proférer une parole, il se mit à abattre, comme par distraction, avec une baguette qu’il tenait à la main, les plus hautes têtes des pavots. Le messager, n’obtenant point de réponse à ses questions, finit par prendre congé; il revint à Gabies, et raconta à Sextus sa bizarre entrevue avec Tarquin. Sextus comprit. Il fit périr les principaux citoyens de Gabies, et la ville, frappée de terreur et privée de ses chefs, ne tarda pas à se soumettre. Ce fait prouve qu’au temps des rois le pavot occupait une place importante dans l’horticulture romaine. Quelques commentateurs ont voulu en conclure que l’opium et ses propriétés médicamenteuses ou toxiques étaient alors connus en Italie; mais cette opinion est au moins hasardée. Quoi qu’il en soit, le jardin de Tarquin n’offrait probablement pas une très-grande variété de fleurs. Il en fut autrement de ceux que possédèrent plus tard les grands personnages de la république, lorsque, pour me servir des expressions de Jean-Jacques, les maîtres des nations se furent rendus les esclaves des hommes frivoles qu’ils avaient vaincus; lorsque le luxe eut pris possession de la ville aux sept collines; lorsqu’aux citoyens austères qui revenaient labourer leur champ et bêcher leur potager après avoir sauvé la patrie, succédèrent des patriciens orgueilleux, des parvenus insolents et jusqu’à des affranchis, pour qui la conquête du monde n’était qu’un moyen de multiplier leurs jouissances et d’alimenter leurs prodigalités.
TAUQUIN LE SUPERBE ET L’ENVOYE DE SEXTUS.
NUMA DANS LA GROTTE
Varron, Columelle, les deux Pline ont laissé de minutieux détails sur la composition des jardins attenants aux somptueuses villas des riches citoyens de Rome, aux derniers temps de la république et sous les premiers Césars. Il est à remarquer que le style et l’ornementation qui les distinguaient se sont conservés à peu près intacts en Italie à travers les vicissitudes sans nombre de cette contrée; de sorte qu’on en retrouve encore les traits caractéristiques dans les jardins les plus célèbres de la Péninsule. Avec des matériaux aussi nombreux et aussi authentiques, nous pouvons retourner de vingt siècles en arrière, restituer au complet un jardin romain, le parcourir en tous sens, en suivre le dessin, en visiter les diverses parties et reconnaître la plupart des plantes qu’on y cultivait.
Ce n’est pas à Rome même que nous devons chercher ce jardin; les temples, les curies, les cirques, les théâtres, les basiliques, les portiques, les palais, les îles (insulœ), c’est-à-dire les groupes de maisons occupées par de nombreux locataires, n’y laissaient pas pour des jardins de quelque étendue plus de place que l’on n’en trouve dans nos grandes villes modernes. On se demande même, lorsqu’on examine un plan de Rome, sous Auguste par exemple, et que l’on y voit la multitude étonnante des édifices publics consacrés soit au culte, soit aux jeux, soit au service de l’État, comment les habitants pouvaient encore trouver de quoi se loger. Autour de la ville, dans les faubourgs, les grands jardins publics et privés étaient assez nombreux. En outre, une foule de villas élégantes s’élevaient, soit aux environs de Rome, dans le Latium, soit dans la Campanie, dans l’Ombrie et jusque dans le Brutium. Les localités les plus en faveur dans ce que nous appellerions aujourd’hui le grand monde, étaient Tibur, Antium, Tusculum, Veïes, Falères, Terracine, Gaëte, Naples, Baïes, Pœstum.
Le lecteur peut choisir à son gré le lieu du jardin que nous allons visiter, selon qu’il préfère la perspective de Rome, ou celle de la mer, ou celle des Apennins, ou celle de riantes campagnes. Mais il importe de nous placer à une époque où l’art des jardins avait atteint à peu près son apogée, tant sous le rapport des richesses végétales et de leur culture qu’en ce qui concerne le luxe de l’ornementation. Nous choisirons donc celle où, après avoir longtemps ensanglanté Rome et ses provinces, après avoir renouvelé les horreurs des proscriptions de Marius et de Sylla, Octave Auguste, maître suprême de l’État, ferma le temple de Janus et sut faire accepter aux Romains la servitude, en leur donnant le repos.
Notre jardin appartient à quelque personnage important, plébéien ou patricien; la différence n’est plus désormais que dans la fortune, et la fortume ne s’acquiert et ne se conserve qu’avec la faveur du prince. Ce jardin embrasse un espace de700 à800jugères (150à200hectares), et s’étend en partie sur la plaine, en partie sur le versant d’une colline. Des aqueducs construits à grands frais y amènent l’eau de deux ou trois sources qui s’échappent des montagnes les plus voisines. Il est clos de murs et de haies qui enserrent aussi la villa et ses dépendances. Devant la porte principale se trouve une area, ou petite place plantée de platanes et ornée d’une fontaine, et que décorent les statues des divinités protectrices des jardins, c’est-à-dire de Pan, de Priape, de Flore et de Pomone. Cette porte, encadrée de pilastres et surmontée d’un entablement sur lequel on a placé des figures d’animaux fabuleux en bronze, est également en bronze. A notre approche, de formidables aboiements se font entendre. C’est la voix du grand chien d’Épire, qui, avant même que nous ayons frappé, avertit de notre arrivée le janitor ou portier du lieu. Dès notre entrée, ces mots Cave canem, inscrits au-dessus de la niche du molosse, vous avertissent de passer à distance respectueuse de ses robustes mâchoires.
GROTTE DANS UNE VILLA ROMAINE
Nous avons devant nous plusieurs avenues ombragées de grands arbres, assez larges pour qu’on puisse s’y promener en char ou en litière, et qui conduisent à un parterre coupé d’allées dessinées avec art et bordées de buis. Au milieu se trouve un bassin d’où l’eau s’échappe par de nombreux canaux pour être distribuée par tout le jardin. Ce parterre est garni des fleurs les plus variées, dont les groupes sont séparés les uns des autres par des bandes de sable de diverses couleurs, de manière à offrir l’aspect d’un immense et riche tapis d’Orient. Là croissent plusieurs espèces de roses, notamment celles de Préneste et de Campanie, les plus recherchées des Romains; parmi les autres fleurs, nous remarquons le lis, le narcisse, la jacinthe, l’amarante, le bluet, l’hespéride, le cyclamen, le genêt, le rhododendron.
De chaque côté du parterre s’étendent des théâtres de gazon émaillés de violettes et d’autres petites fleurs qui charment l’œil par leur élégance, ou l’odorat par leur parfum. Suivant que nous les franchirons à droite, ou à gauche, ou en avant, nous rencontrerons des objets tout différents. Du côté de la plaine, nous arriverons à l’hippodrome. Cet espace, où se font les courses de chars et de chevaux, est entouré de platanes aux troncs et aux branches desquels s’enlacent le lierre et la vigne sauvage. L’hippodrome renferme des allées séparées par des massifs de lauriers au feuillage toujours vert, dont l’épaisseur recèle des rosiers. De l’autre côté, sur le versant de la colline, nous nous égarons par des sentiers sinueux dans un bois dont la fraîcheur est entretenue par une foule de petits ruisseaux qui s’échappent des rochers comme autant de sources naturelles, et descendent rapidement vers le parterre.
Au détour d’une allée, nous nous trouvons dans une clairière qui couronne l’éminence, et au milieu de laquelle s’élève un élégant pavillon dont le péristyle est orné de statues. Le lierre, la vigne et d’autres plantes grimpantes s’attachent aux colonnettes et montent jusqu’au toit. Le pavé est une mosaïque représentant des sujets empruntés à la mythologie. L’intérieur est en bois de cèdre poli et enrichi d’incrustations de nacre. Les siéges et la table sont en ivoire et en bois précieux artistement sculptés. Ce pavillon est un lieu de repos où nous pouvons nous arrêter quelques instants, pour reprendre ensuite notre marche et descendre le revers de la colline. Il ne tient qu’à nous de faire une nouvelle pause dans une des grottes tapissées de verdure qu’on a construites avec des blocs frustes de granit, de grès et de pierre ponce; partout le murmure des ruisseaux nous accompagne, et leurs eaux viennent se réunir au fond de la vallée, dans un autre bassin de marbre d’où elles jaillissent en gerbe étincelante.
Au bord de cette pièce d’eau est un édifice plus vaste et non moins somptueux que le précédent. Entrons-y: une collation nous y attend, ou plutôt elle nous attend sur le bassin même, où flottent des figures de navires et d’oiseaux aquatiques, que nous avons pu prendre pour des jouets d’enfants. Ce sont des corbeilles contenant des fruits, des gâteaux, du miel, que de jeunes esclaves vont nous offrir sur des plats d’argent ciselé, tandis que d’autres nous verseront, dans des coupes d’or, le falerne parfumé avec des aromates et rafraîchi avec de la neige. Mais à peine sommes-nous assis, ou plutôt couchés autour de la table, que nos oreilles sont frappées de sons puissants et mélodieux, qui semblent sortir des profondeurs du sol. L’instrument qui les produit est caché dans une chambre voisine. C’est l’hydraulis ou orgue hydraulique, formé de tuyaux d’airain où l’air est poussé par la pression de l’eau, et d’un clavier sur lequel un esclave grec, habile musicien, promène ses doigts exercés.
J’ai négligé de mentionner les portiques, les vases d’albâtre et de porphyre, les statues de marbre, et même d’argent massif, que le maître du lieu a prodigués le long des avenues, aux angles des parterres et sous les voûtes de verdure, et dont la riche collection, rassemblée à grands frais, fait de ce jardin un véritable musée. Mais il est une particularité tout à fait caractéristique et qui ne saurait nous échapper: c’est l’art, assez futile, il faut bien le dire, et cependant fort prisé des Romains, avec lequel des jardiniers spéciaux, appelés topiarii, savaient tailler le buis, l’if, le cyprès, le myrte et d’autres arbrisseaux, de manière à représenter soit des figures d’animaux, soit des lettres dessinant le nom du maître ou celui des personnages que celui-ci voulait honorer. C’est à l’extrémité du parterre, entre les bois que nous venons de quitter et l’hippodrome, que nous pouvons admirer les résultats, plus curieux qu’agréables, de ce patient travail.
Nous passons de là dans une partie du jardin tout à fait séparée de celle que nous venons de parcourir. C’est en réalité un autre jardin, affecté à la culture des plantes qui donnent des fruits et d’autres produits comestibles ou aromatiques. La vigne y occupe, ainsi que dans les jardins égyptiens, une place importante. Tantôt elle grimpe au tronc de divers arbres; tantôt elle est disposée en espalier sur des treillages simples: c’est la jugatio directa; tantôt elle se ramifie sur de longues tonnelles fort analogues à celles qu’on voit dans nos plus modestes jardins, et qui sont l’ornement obligé des guinguettes de village: c’est la jugatio compluviata. Les vignes en espalier sont exposées au midi ou au levant. On en cultive près de cent variétés, dont un tiers environ d’origine étrangère.
Parmi les arbres à fruits, nous reconnaissons au premier coup d’œil l’olivier et le figuier. Le fruit de ce dernier arbre était cher aux patriotes romains, parce que Caton le censeur s’en était servi, disait-on, pour décider le sénat à détruire Carthage. Un jour, le terrible censeur arrive à l’assemblée tenant en main une figue, qu’il montre à ses collègues en demandant à chacun d’eux depuis combien de temps il pensait qu’elle fût cueillie. Tous répondirent qu’elle leur semblait encore fraîche. «En effet, dit alors Caton, elle a été cueillie à Carthage il y a trois jours seulement. Ainsi, Pères conscrits, l’ennemi n’est qu’à trois journées de Rome, et vous êtes tranquilles!» Cet argument, assez pauvre au fond, fit impression sur le sénat; la guerre fut décrétée, et peu de temps après Carthage avait cessé d’exister.
Voici maintenant des poiriers, des pommiers, des cognassiers, des amandiers, des pruniers, des framboisiers. Parmi les espèces de poires qui font les délices des gourmets, nous remarquons la décimienne et la dolabella, qui rappellent des noms illustres dans les fastes de la république; la laurine et la nardine, dont les parfums ressemblent à ceux du laurier et du nard; la superbe, ainsi nommée par antiphrase, car c’est la plus petite de toutes, mais elle mûrit la première; la libralia, qu’on ne cueille qu’après les premières gelées; et la poire de Vénus, dédiée à cette déesse à cause de sa forme élégante et de ses vives couleurs. Parmi les pommes, on distingue l’appienne, la claudienne, la manlienne, la gestienne, qui toutes portent le nom de celui qui les a fait connaître. Le potager (hortus pinguis) nous offre de même, dans les plus humbles de ses productions, les titres de noblesse des premières familles de Rome. Les pois ont donné leur nom aux Pisons, les lentilles aux Lentulus, les fèves aux Fabius. Voici, à côté des légumes vulgaires, des asperges de Ravenne, dont trois pèsent une livre; puis voici les plantes aromatiques: la livêche, qui remplace la myrrhe; le cumin, dont la semence est parfumée; la nielle, dont la saveur piquante rivalise avec celle du poivre. Mais il nous reste encore à voir les jardins suspendus, où se cultivent les plantes les plus rares et les plus précieuses. Ce sont de grandes estrades à gradins, montées sur des roulettes et supportant les caisses et les vases qui contiennent ces plantes. Lorsque le temps est favorable, des esclaves les traînent dans un lieu convenablement exposé. Pendant la nuit et durant les mauvais jours, on les rentre dans des serres fermées avec un vitrage de pierre spéculaire (mica). Aussi ces heureux végétaux, objet de tant de soins délicats, excitent-ils l’envie des malheureux qui n’ont en hiver ni vêtements ni abri pour se garantir du froid. Peut-être est-ce au propriétaire du jardin où nous sommes qu’un cynique, à qui il avait refusé un manteau, dit avec amertume: «Ah! que ne suis-je un de tes pommiers de Cilicie!»
VILLA ROMAINE AU TEMPS D’AUGUSTE.
Les jardins les plus célèbres de l’ancienne Italie furent, à Rome même, ceux de Lucullus, qui se trouvaient à l’extrémité nord-ouest de la ville et touchaient au Champ-de-Mars; ceux d’Agrippa, à peu de distance de la voie Triomphale, du théâtre de Pompée et du cirque de Statilius Taurus; ceux de Pompée, au sud-ouest de la ville, sur la rive droite du Tibre; et tout près de là ceux dont Jules César, par son testament, fit don au peuple romain. Et parmi les jardins dépendant de villas ou maisons de campagne: ceux de Cicéron à Gaëte et à Tusculum; celui de Vitellius à Aricie; et plus tard celui que Pline le Jeune fit établir aussi dans cette dernière localité, et qu’il a lui-même décrit dans tous ses détails. On ne peut s’empêcher de remarquer, en lisant sa description, l’étonnante ressemblance, et presque l’identité du jardin romain au temps de Trajan avec les jardins français du XVIIe siècle. «Les terrasses attenantes à la maison, dit lord Walpole, les pelouses qui en descendent, le petit jardin fleuriste avec sa fontaine au centre, les allées bordées de buis et les arbres bizarrement taillés de façon à représenter des objets de fantaisie, tout cela, joint aux fontaines, aux réduits, aux pavillons d’été, constitue une ressemblance trop frappante pour supporter la discussion.»
J’ai omis à dessein de mentionner, au nombre des plus beaux jardins de Rome, ceux dont Néron, après l’incendie de la ville, aurait, au dire de Suétone, entouré son nouveau palais. La relation de Suétone est, en effet, fort contestable et rappelle ce qu’on lit dans les contes orientaux sur les palais des fées. «Ce fut, dit-il, sur le terrain occupé naguère par deux quartiers ou régions de Rome que s’étendirent les bâtiments, les jardins et les parcs de ce palais appelé la Maison d’or (Domus aurea). Devant le vestibule se dressait la statue colossale de Néron; elle avait trente-neuf coudées de haut. La façade avait mille pas de large, et offrait à l’œil une triple rangée de colonnes en marbre. Les appartements étaient partout revêtus de plaques d’or et d’ivoire enrichies de pierres précieuses. La grande salle du festin était circulaire, et tournait sans cesse sur elle-même, pour imiter la rotation du globe terrestre. A la partie supérieure, on avait ménagé des réservoirs et des conduits, d’où tombait une pluie de parfums. Le parc était tout un monde: il renfermait non-seulement des jardins merveilleux, mais des forêts peuplées d’animaux de toute sorte, et un étang figurant la mer, dans lequel nageaient des poissons énormes.» Suétone ajoute qu’en prenant possession de cette résidence plus que royale, Néron s’écria nonchalamment: «Ah! me voici donc enfin logé comme un homme!» Mais le peuple trouva que c’était beaucoup d’or dépensé et beaucoup de place occupée pour «loger un homme.» Son mécontentement se traduisit par des épigrammes que des mains inconnues écrivaient sur les murs, par exemple, ce distique:
Roma domus fiet: Veios migrate, Quirites,
Si non et Veios occupat ista domus.
Ce qui est infiniment probable, c’est que la construction du palais d’or, de son parc et de ses jardins, que Suétone présente comme un fait accompli, fut, en réalité, un de ces projets extravagants tels que Néron en forma plusieurs durant son règne, beaucoup trop long pour l’empire romain, mais assurément trop court pour l’exécution de pareils travaux; et que si elle fut commencée, elle ne fut jamais achevée.
Maîtres de l’Europe occidentale et méridionale et d’une partie de l’Asie et de l’Afrique, les Romains se plurent à porter dans tous les pays qu’ils appelaient barbares leur civilisation et leurs prodigalités. Les proconsuls et les préteurs eurent, au siége de leur gouvernement, des résidences et des jardins dont l’or des peuples vaincus faisait les frais; et lorsque l’empire eut plusieurs maîtres à la fois et que Rome n’en fut plus que de nom la capitale, des palais impériaux s’élevèrent dans la Gaule, en Grèce, en Asie et jusqu’en Afrique.
Les jardins de cette époque de décadence ne se distinguent par aucun caractère essentiel de ceux dont je viens de parler, si ce n’est peut-être par une recherche plus grande encore des raffinements du bien-être et du luxe. Les produits des trois règnes de la nature, tirés des pays les plus éloignés, y étaient rassemblés pour satisfaire les appétits sensuels, et plus encore pour flatter la vanité du propriétaire. Les quadrupèdes et les oiseaux les plus rares peuplaient les parcs et les basses-cours. Des poissons entretenus avec des soins inouïs, et nourris au besoin de la chair des esclaves, nageaient dans des bassins où des aqueducs amenaient de loin l’eau des fleuves et parfois celle de l’Océan. Un innombrable personnel de serviteurs était employé à l’entretien de ces richesses, et la moindre négligence était punie des peines les plus cruelles.
Les révoltes et les incursions des barbares, la dissolution de l’empire romain et les longues perturbations qui s’ensuivirent, firent disparaître de toute l’Europe occidentale palais et jardins. Les uns furent saccagés et détruits; les autres, abandonnés, tombèrent en ruines. Les herbes sauvages envahirent les vastes terrains naguère parés des plus brillantes fleurs. La barbarie succédait à la corruption. Les arts mêmes et la science qui avaient produit tant de merveilles tombèrent dans l’oubli. L’Italie et la Grèce en conservèrent seules quelques vestiges. Le feu sacré ne s’éteignit pas entièrement dans ses foyers primitifs; mais il devait y couver sourdement pendant plusieurs siècles, avant de rallumer le flambeau de la civilisation.