Читать книгу L'Aiglonne - Arthur Bernede - Страница 10

VIII : Un messager inattendu

Оглавление

— Ah çà ! tu n’es donc plus soldat ? s’étonna le général, en voyant apparaître, au lieu d’un grenadier qu’il attendait, un personnage vêtu avec l’élégance dominicale d’un brave bourgeois du Marais ou de la Grange-Batelière. Et il ajouta, avec un sourire non exempt d’amertume : — Ah ça ! petit… on t’a donc fendu l’oreille, à toi aussi ?

— Mon général, je vais vous expliquer…

— Allons, assieds-toi !…

— Devant vous, mon général

— Je ne suis plus général.

— Pour certains, peut-être, mais pour moi, vous l’êtes et vous le serez toujours.

— Merci ! fit simplement Malet, en tendant la main à son ordonnance, qui la serra avec une respectueuse effusion.

Tout en prenant place sur une chaise que, gracieusement, lui offrait Laurence, Grippe-Sols attaqua : — Mon général, je n’ai pas oublié toutes les bontés que vous avez eues pour moi, ainsi que Madame et Mademoiselle… Et puis, quand un soldat s’est battu pendant quinze ans auprès de son chef, qu’il a mêlé son sang au sien, qu’il a été avec lui de tous les coups durs et de toutes les belles heures, ça crée des liens que rien ne peut briser… Remis de belle humeur par la présence de son modeste mais fidèle et dévoué compagnon d’armes, le général Malet reprit, rondement : — Et maintenant, petit, raconte-moi ce que tu es devenu depuis que l’on m’a forcé à quitter l’armée.

Tandis que Laurence, debout, appuyée à la cheminée, et que Mme Malet, assise sur un canapé, s’apprêtaient à écouter son récit, Grippe-Sols, résolument, déclarait : — Mon général, je vais tout vous dire ! Dame, vous me gronderez peut-être un peu, mais la franchise, il n’y a encore que ça !

— Parle !…

— Voilà, mon général : Depuis que vous êtes parti, moi qui passais mon temps à rire et à chanter, j’étais devenu muet comme une carpe et triste comme un bonnet de nuit… Plus d’appétit, plus de sommeil… Je maigrissais à vue d’œil… je devenais plus plat qu’une limande, plus ratatiné qu’un pruneau, plus jaune qu’une pomme de reinette ! Bref, moi qui n’avais jamais été malade, je dus me rendre à la visite du major, qui me dit en me regardant d’un drôle d’air : Toi, clampin, tu as des chagrins d’amour.

— Non, répliquai-je, d’amitié

— C’est plus grave, me dit le major… N’empêche, je vais te donner le moyen de guérir ! Et savez-vous où il m’a envoyé, mon général ?

— Ma foi, non !

— Tout au fond de la Prusse, du côté de Tilsitt, où l’Empereur était justement en train de manigancer un tas d’affaires avec le tsar de toutes les Russies. Oh ! là, là ! mon général, que de fois j’ai regretté de m’être fait porter malade ! Car si jamais je ne m’étais douté de ce qui m’attendait là-bas… j’aurais mieux aimé mourir de la jaunisse !

— Tu as donc été blessé ?…

— Hélas ! non, mon général !…

— Fait prisonnier ?… Si ce n’était que ça !…

— Alors ?… Et d’un air comiquement tragique, Grippe-Sols articula : — Je suis devenu valet de chambre !

— Valet de chambre ! s’étonnait Malet… Et de qui ?

— De l’Empereur !

— De l’Empereur ! répéta le général, en fronçant ses gros sourcils… Ah çà ! grenadier Marchand, qu’est ce que vous me racontez là ?…

— Vous fâchez pas, mon général… Car vrai, c’est pas de ma faute… Ecoutez-moi…

— Parle ! invita Malet, avec un accent de mauvaise humeur manifeste.

— Eh bien ! voilà, mon général, répliqua Grippe-Sols, qui semblait entièrement disposé à ce que l’on pourrait appeler une confession générale. Un soir que j’étais de faction près d’une des portes de la ville, tout à coup, je vois surgir près de moi, comme un diable qui sortait d’une boîte, un particulier pas très grand, enveloppé dans un long manteau et coiffé d’un grand diable de chapeau à deux cornes, qui lui donnait plutôt l’air d’un gendarme que d’un soldat !

« Qui vive ? » que je m’écrie de ma voix des dimanches.

Mon individu continue à s’avancer sans rien dire.

« Halte-là ! » que je crie encore plus fort.

Mais mon bonhomme ne s’arrête toujours pas. Moi, naturellement, je croise la baïonnette… Ça n’a pas l’air de l’intimider du tout. Alors, je me dresse sur mes ergots, je hérisse ma crête comme un coq en colère, et je lui envoie dans le bec : « Puisque je vous dis que, quand bien même vous seriez le petit caporal, on ne passe pas ! » Mais voilà-t-il pas qu’il me reprend : « Et si j’étais le petit caporal ?… »

Mon sang ne fait qu’un tour… Je l’avais reconnu c’était Lui… Alors, je ne sais pas ce qui me passe dans la cervelle. Faut croire que j’étais dans mes beaux jours, ou plutôt dans mes bons soirs, car je lui riposte tout d’un trait : « Eh bien ! mon Empereur, ça sera pour vous comme pour les autres. Moi, je ne connais que ma consigne. Circulez, ou je vous embroche ! »

Je n’avais pas lâché le paquet que je crus que le ciel allait me tomber sur la tête… Cependant, je ne bronchais pas. Dame, on a son honneur ! Mais là, vrai, mon général, je n’en menais pas large… Même que je me disais : Mon vieux Marchand… ton compte est bon ! Tu n’as qu’à envoyer tes dernières volontés à ton notaire… Je restais donc là, plus idiot qu’un âne qu’on étrille, lorsque, tout à coup, v’là que l’Empereur s’élance vers moi, m’empoigne par l’oreille et se met à me la tirer si fort que j’ai cru qu’il allait me la décoller de la tête. Aussi, moi, je me mets à crier comme un putois.

« Veux-tu bien te taire, animal ! » qu’il me dit, en me secouant encore plus fort. Puis, tout à coup, il s’arrête et me fixe avec des yeux, oh ! des yeux, mon général, qu’on ne peut pas oublier, quand ils vous ont seulement regardé une fois dans le blanc des vôtres… Et il m’envoie, avec un de ces airs sûrs de lui comme il n’y en a pas deux au monde à en avoir de pareils : « Ah çà ! clampin, je t’ai déjà vu quelque part ! »

Cette fois, mon général, je crus que ma dernière heure était venue, car c’était vrai, ce qu’il disait… le petit tondu… Je l’avais connu autrefois, oh ! il y a bien longtemps, à l’hôtel de Metz, où il était venu passer quelques semaines et où j’étais premier et seul commis au service du sieur Maugeard, le propriétaire. Seulement, voilà, à cette époque-là, l’Empereur n’était encore que lieutenant, et un lieutenant pas très flambard… je vous l’assure. Même qu’en partant — ceci entre nous — Il lui manquait plusieurs écus pour payer sa note et il avait dû laisser au père Maugeard sa cantine en gage ! Aussi, moi, vous comprenez si j’avais la venette. Je me disais : « Si je lui rappelle ça, c’est pas une oreille qu’il va me tirer, c’est les deux qu’il va me couper, pour sûr ! » Alors, je lui réponds, en tremblant comme un sac de noix sur le dos d’un bossu : « Sire, il y a sûrement erreur de la part de Votre Majesté.

— Non, je t’ai vu, j’en suis sûr !… qu’il insiste. Seulement, où ? Je ne pourrais pas le dire ! » Moi, je hasarde timidement : « C’est peut-être sur le champ de bataille, Sire ! »

Il me regarde encore. Ah non, cet œil !… Je n’avais plus un poil de sec ! Mais, d’un ton radouci, v’là qu’il me répond : « Après tout, c’est possible ! »

Et, en souriant, il ajoute :

« Allons tu es un brave grenadier… qui ne connaît que sa consigne… je te fais mon compliment ! »

Je commençais à respirer ; car je me disais :

« Sûr, mon vieux Grippe-Sols, qu’il va te nommer brigadier… ou te faire entrer dans sa garde ! » Mais voilà qu’il me déclare, comme ça, d’un air grave : « Tu m’as l’air d’un homme sûr et dévoué… Aussi, je te prends pour valet de chambre… Va te faire désarmer à ton régiment… Tu entreras en fonction demain matin… »

A ces mots, mon général, je crus que tout mon sang quittait mes veines et que j’allais m’étaler sur le remblai. Moi, un soldat… moi, l’ex-ordonnance du général Malet, devenir tout à coup le domestique de Napoléon ! Aussi, je restais là planté, la bouche ouverte, la gorge sèche.

« Eh bien ! qu’est-ce que tu attends ? » qu’il s’écrie. Et, en même temps, il me lance un de ces regards… Oh ! mon général, on aurait dit qu’il voulait me foudroyer. Y avait pas à tortiller… Il fallait dire oui. Dame, il était le plus fort, il était le patron ! Le lendemain, je dus quitter mon uniforme et endosser une culotte courte en velours rouge avec des galons partout… même que je faisais l’effet d’un singe qui danse sur un orgue de Barbarie… Et voilà comment, mon général, moi qui me battais dans votre ombre, aux jours de bataille, qui astiquais jadis votre fourniment, aujourd’hui… je brosse les habits de l’Empereur et je fais la barbe à Napoléon… Et, sincèrement attristé, Grippe-Sols ajouta : — Croyez que je suis tout honteux de vous raconter ça, mon général ! Aussi, je vous jure que je n’aurais jamais osé me présenter devant vous, si je n’avais pas eu quelque chose de très important à vous dire.

— A moi ?

— Oui, mon général, à vous ! C’est même confidentiel.

Tout en prononçant ces mots, le brave garçon avait jeté un regard inquiet vers Mme Malet et Laurence.

— Tu peux parler devant ma femme et ma fille, reprit Malet. Elles sont toutes deux au courant de tous mes actes.

— Eh bien ! voilà, mon général… déclarait Grippe-Sols, qui avait pris un air sérieux, réfléchi. J’ai appris… c’est très difficile à dire… enfin, j’ai appris que vous aviez des démêlés avec le gouvernement.

— C’est exact !

— Alors, moi, mon général, j’ai pensé qu’il y aurait peut-être moyen d’arranger ça.

— Ah ! par exemple ! s’exclamait le général Malet, au comble de l’étonnement, je serais curieux de savoir comment tu t’y prendras !

— Soit dit sans vous offenser, mon général, l’Empereur n’est pas un si mauvais homme que vous semblez le croire, reprenait Grippe-Sols, avec une respectueuse sincérité.

— Ah ! vous croyez ! souligna Laurence qui, impassible, énigmatique même, avait écouté Grippe-Sols sans faire un geste, sans prononcer un mot.

— J’en suis sûr, mademoiselle, affirma le brave garçon… Je le vois tous les jours et comme personne ne le voit : en pantoufles, en chemise de nuit, en caleçon, nature, quoi !… Eh bien ! je vous l’assure, si on savait bien le prendre, on ferait sûrement quelque chose de lui.

— Vraiment ! souriait la jeune fille, avec scepticisme.

Mais Grippe-Sols s’enhardissait :

— Surtout quand il est de bonne humeur… et ça lui arrive quelquefois… Aussi, ai-je profité de ce qu’hier soir, à la suite d’une partie d’échecs qu’il avait gagnée à l’impératrice Joséphine, il était très bien disposé, pour engager la conversation à votre sujet.

— A mon sujet ? scanda Malet, en plissant les lèvres.

— Parfaitement, mon général, appuya Grippe-Sols, avec assurance.

D’abord, je dois le reconnaître, ça n’a pas marché tout seul.

« Mêle-toi de ce qui te regarde ! » m’a-t-il dit, en me faisant les gros yeux.

Mais, moi, je ne me suis pas démonté et je lui ai répondu : « Sire, pendant quinze années, je me suis battu aux côtés du général Malet… » Eh bien ! je puis vous déclarer qu’il a peut-être un mauvais caractère, mais je vous jure que c’est un trop brave soldat pour faire un coquin.

A ces mots, mon général, l’Empereur a commencé à grogner en patois corse des paroles que je ne comprenais pas, il s’est mis à marcher à grands pas dans sa chambre, d’un air farouche. Enfin, tout à coup, il est revenu vers moi, il m’a pris l’oreille — mais maintenant j’y suis habitué — et il m’a dit : — Va trouver ton général Malet, et dis-lui que je l’attends demain soir, à neuf heures, à Saint-Cloud.

Et le brave Grippe-Sols, qui croyait avoir presque gagné la partie, conclut avec l’entraînement d’une conviction ardente : — Mon général, il est six heures du soir… J’ai en bas un cabriolet attelé d’un bon cheval, qui sort des écuries du château… Je vous emmène… Nous filons là-bas à pleines guides… Je vous fais pénétrer jusqu’auprès de Sa Majesté, sans que personne vous voie ; et je ne doute pas un seul instant que vous ne sortiez réconciliés de cette entrevue.

Je crains que non, mon cher Grippe-Sols, reprit Malet avec amertume. En tout cas, je te suis très reconnaissant du bon sentiment qui t’a dicté ta conduite à mon égard et t’a inspiré la délicate démarche que tu viens d’accomplir avec tant de tact près de moi… Mon brave petit, je t’en remercie de tout cœur.

— IL n’y a pas de quoi, mon général.

— Tu es un honnête garçon !

— Alors, nous partons ?

— Non, mon ami.

— Oh ! pourquoi, mon général ?

Brutalement, Malet ripostait :

— L’Empereur me hait et m’a toujours détesté !

— Parce qu’il ne vous connaissait pas ! lançait Marchand, avec impétuosité.

— Après tout, c’est possible ! admettait Malet.

— Mais maintenant qu’il vous connaît…

— Comment cela ?

— Par moi. Ah ! je lui en ai dit assez ! Aussi, je vous assure qu’il est tout à fait revenu sur votre compte et qu’il ne demande pas mieux que de faire la paix avec vous.

— Eh bien ! moi, je ne veux pas ! résistait encore le général.

Mais tandis que Laurence, le front barré d’un pli, gardait un silence farouche, Mme Malet, allant vers son mari, lui disait : — Ecoute-le, mon ami ! Ce brave garçon, en te ménageant une entrevue avec Napoléon te donne l’occasion inespérée de confondre tes accusateurs… L’honneur n’est-il pas le bien le plus précieux d’un soldat ?… Le tien est en péril… Tu dois tout tenter pour le sauver.

— Et si l’on m’accuse de lâcheté ? s’écria Malet, qui commençait à faiblir.

— Mon général, reprenait Grippe-Sols d’une voix vibrante, se défendre n’est jamais une lâcheté, c’est toujours un devoir.

A ces mots, Malet pâlit.

Et, tout frémissant d’une émotion qu’il ne pouvait plus maîtriser, il lança tout d’un trait : — Grippe-Sols, mon ami, conduis-moi chez ton maître !

— Mon Dieu ! faites qu’ils s’entendent ! soupira Mme Malet. Mais Laurence, le regard lourd de haine, murmura : « Pourvu qu’il ne cède pas ! »

L'Aiglonne

Подняться наверх