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IV : La belle Toinon

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Laissons notre mystérieux personnage à son poste d’écoute, descendons à l’étage inférieur et pénétrons au n° 14, ce qui va nous permettre d’être les témoins de ce qui va s’y passer.

Au milieu d’une pièce à l’ameublement suranné et au confort relatif, qu’égayaient quelques jolies roses émergeant d’un vase en tôle grossièrement peinte, la jolie personne que nous avons vue quelques instants auparavant se pencher à la fenêtre entourait de ses bras un jeune officier d’artillerie.

Tout en laissant retomber sa tête sur son épaule, elle murmurait d’une voix que le frisson de l’inquiétude faisait trembler :

— Que je suis heureuse de vous revoir ! J’avais si peur qu’il ne vous fût arrivé une fâcheuse aventure !

— A moi… ! fit Bonaparte.

— Dans les temps troubles que nous traversons, nul n’est à l’abri des coups de l’infortune. Aussi tremblais-je que vous n’eussiez été dénoncé et accusé de donner asile à une aristocrate.

Dénoncé ?… Par qui ?… Puisque personne ici… personne ; pas même moi, ne connaît votre nom ?

— Est-ce un reproche ? reprit la jeune femme, avec un peu d’amertume…

— Pourquoi, en effet ? s’écria Bonaparte avec vivacité. Oui, pourquoi vous obstiner à ne pas me dire qui vous êtes ? N’auriez-vous pas confiance en moi ?

— Je vous en prie, mon ami, chassez de vous cette mauvaise pensée… Après l’héroïsme que vous avez déployé pour m’arracher à mes bourreaux, et plus encore peut-être devant cette affection toute dévouée que vous me témoignez, je serais la plus ingrate des créatures, si je ne vous accordais pas une foi absolue, en même temps qu’une reconnaissance infinie. Tout de suite, au contraire, je me suis sentie si puissamment attirée vers vous, qu’à peine ce seuil franchi, je vous appartenais déjà toute, et lorsque vous m’avez dit de votre voix si persuasive, si pénétrante : « Restez, je vous en prie ! », j’étais tellement troublée que mes lèvres n’ont trouvé pour vous répondre qu’un baiser qui vous a livré toute mon âme.

— Et qui fait de moi l’amant le plus heureux de la terre ! s’écria Bonaparte, en étreignant sa compagne.

Doucement, celle-ci se dégagea : et, prenant les mains de son sauveur, elle fit, tout en l’enveloppant de son regard dont l’éclat s’atténuait d’une touchante tristesse :

— Cela aura été un beau rêve, mais rien qu’un rêve…

— Pourquoi ? sourit Bonaparte.

— Ne sommes-nous pas appelés tous deux à une destinée trop différente pour que nous ayons la folie de songer qu’il peut devenir réalité ?… Bientôt, vous allez reprendre la carrière des armes…

Elle s’arrêta, la gorge serrée… puis, après un effort, elle reprit :

— Nous devrons bientôt nous séparer, pour longtemps, pour toujours peut-être. Eh bien ! mon ami, si je n’ai pas été forte pour résister à l’élan qui m’a jetée dans vos bras, consentez à ma pudeur de femme le sacrifice que je demande à votre délicatesse… Ne cherchez pas à découvrir mon secret… et votre généreuse discrétion, en me permettant de penser sans rougir aux heures vécues ensemble, fera que vous resterez le plus cher souvenir de ma vie.

— Eh bien ! soit ! ma Toinon, acquiesçait Bonaparte, touché par cette prière qui révélait un cœur à la fois si humain et si fier.

— Alors… c’est juré ?

— C’est juré !

— Oh ! merci ! s’écria la jeune femme, qui, aussitôt, ajouta avec un adorable sourire : Grâce à vous, je vais pouvoir vivre sans remords les instants qui nous restent.

— Instants bien courts, hélas ! reprit Bonaparte avec mélancolie. Ainsi que je vous l’avais dit, je me suis rendu cet après-midi au ministère de la Guerre. L’ordre de rejoindre sans délai mon commandement en Corse m’y attendait.

Et tendrement, mais avec un accent de fermeté décisive, il martela :

— Il faut nous dire adieu… Mais ne croyez pas que je vous abandonne… Mon premier souci a été d’assurer votre sécurité.

Et, tirant de son portefeuille une lettre cachetée qu’il tendit à sa compagne, Bonaparte continua :

— Dès que je serai parti, au nom de votre salut, quittez aussitôt cet hôtel… N’attendez pas le jour pour vous rendre à l’adresse indiquée sur cette enveloppe. Elle est celle d’un homme que je connais personnellement et qui est en relations suivies avec une agence d’émigration. Cet individu, dont je réponds, vous fournira le passeport et le déguisement nécessaires pour gagner l’Angleterre.

Puis, maîtrisant son émotion, il commença à ranger ses rares effets, ses menus objets de toilette et quelques livres dans une petite valise en peau de buffle qui était tout son équipage.

Tout à coup, elle aperçut, entrouvert sur la cheminée, un volume à reliure usée et dont les pages avaient dû souvent être lues et relues, tournées et retournées.

Au moment où elle s’en emparait, Bonaparte releva le front.

— Mon théâtre de Corneille, mon livre préféré que j’oubliais ! s’écria-t-il.

La belle Toinon tendit aussitôt le volume à Bonaparte, qui lui dit :

— Gardez-le, mon amie, ce volume qui m’a suivi partout : à Brienne, à l’école du Champ-de-Mars, à Valence, à Auxonne, dans toutes les villes de garnison ! oui, gardez le, ce cher livre de chevet, où j’ai puisé tout l’amour qu’il y a en moi pour ce qui est sublime…

— Merci ! fit la belle inconnue, en portant le volume à ses lèvres.

— Et moi, reprit Bonaparte, n’emporterai-je pas de vous un souvenir qui, au cours de mes veilles, remplacera le vieux compagnon dont pour vous je me sépare ?

— Si, mon ami.

Détachant un médaillon qu’elle portait au cou, attaché à une chaîne d’or, la jeune femme l’ouvrit et le tendit à Bonaparte.

Le médaillon contenait, en effet, une miniature splendide, chef-d’œuvre de Mme Vigée-Lebrun, peintre favori de la reine Marie-Antoinette.

— Votre portrait ! murmura Bonaparte.

— IL est à vous ! offrait la belle Toinon, mais à la condition que vous vous engagiez sur l’honneur à ne jamais vous en servir pour connaître mon vrai nom…

Une dernière fois, sur le palier de l’escalier où elle l’avait accompagné, Bonaparte étreignit longuement la belle Toinon.

D’un pas rapide, il gagna le vestibule où Grippe-Sols l’attendait, une note à la main.

Posant à terre sa valise, le jeune officier saisit le papier et lut :

Vingt-sept jours de pension double à six livres : trois cent vingt-quatre livres ; frais divers : quatorze livres et six sols ; autres frais divers : neuf livres onze sols. Total, trois cent quarante-sept livres dix-sept sols.

Bonaparte tira de sa poche une bourse dont il versa le contenu sur la table.

— Il me manque trente livres, fit-il, avec une légère grimace. Voulez-vous m’accorder quelque temps de crédit ?

— Impossible… môssieu… intervenait Maugeard, qui était accouru.

— Il faut que je regagne mon poste.

— Si on ne paie pas, môssieu, on ne passe pas !

Alors, Bonaparte, en un geste de colère, s’empara de sa cantine, la lança à Maugeard, en disant :

— Eh bien ! gardez cela en gage !

Sous le choc, le patron de l’hôtel de Metz chancela sur ses robustes assises.

Et tandis que Bonaparte disparaissait dans la rue, Grippe-Sols, envoyant un pied-de-nez à son maître, murmura :

« Attrape, vieux grigou, ça t’apprendra à être moins ladre ! »

Quant à la belle Toinon, elle avait regagné sa chambre. Donnant libre cours à sa douleur, elle s’en fut tomber sur une chaise, en sanglotant.

« Ah ! pourquoi n’ai-je pas pu le suivre ?… Pourquoi n’ai je pas le droit d’être à lui pour toujours ? »

Et elle demeura prostrée pendant de longues minutes… Mais, tout à coup, elle se releva… IL lui semblait qu’on grattait discrètement à la porte.

— Qui est là ? interrogea-t-elle… subitement angoissée.

— Un ami… répondit une voix pleine de discrète onction, qui ajouta aussitôt : Ouvrez… ouvrez vite… Il s’agit de votre vie et de celle de l’homme qui vient de vous quitter.

Cette fois, la jeune femme n’hésita plus.

S’emparant de la lampe, elle s’en fut vers la porte… À peine l’avait-elle entrouverte qu’un homme, enveloppé dans un long manteau au collet noir, pénétrait en coup de vent dans la chambre et refermait vivement la porte. Puis, s’inclinant avec toutes les marques du plus profond respect, il fit, sur le ton de la plus cérémonieuse déférence :

— Excusez-moi, marquise, de me présenter à vous de telle sorte et à pareille heure…

Il n’acheva pas.

Un mot, un nom où frémissaient la colère et l’indignation d’une grande dame outragée, venait de le cingler implacablement au visage comme s’il était à lui seul la plus mortelle des injures :

— Fouché !

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