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VII : Le général Malet

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— À la fin, j’en ai assez ! s’écriait un homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux gris légèrement ondulés, au front dégagé, au regard ouvert, à la bouche énergique, au menton volontaire, aux allures martiales d’officier de carrière sous son pantalon à la hussarde et sa redingote prune au col de velours noir.

Tantôt arpentant fiévreusement un petit salon meublé simplement, mais avec goût, et dont les fenêtres donnaient sur la rue des Saints-Pères, tantôt s’arrêtant devant une femme plus jeune que lui de dix ans environ et qui, assise dans une bergère, le considérait avec une expression de tendresse anxieuse en même temps que de touchante admiration, il scandait avec âpreté : — Oui, j’avais bien raison de me méfier de ce Bonaparte. Dès le début de sa vertigineuse ascension vers la gloire, j’avais flairé en lui un ennemi de la liberté ! Je ne me trompais pas, puisque, non content de confisquer à son profit les conquêtes de la Révolution française et de s’édifier un trône sur les cadavres de nos soldats, il s’acharne aujourd’hui contre tous ceux qui, comme moi, sont restés fidèles à leur foi républicaine.

— Calme-toi, mon ami, conseillait la femme avec bonté.

— Oui, j’ai tort de m’irriter ainsi. Mais comment ne serais-je pas révolté par les infamies que je vois, par les injustices dont je suis victime ? Partout où je suis allé, sur le Rhin, en Italie, en Vendée, en Gironde, n’ai-je pas toujours fait mon devoir ? N’ai-je pas mérité vingt fois ce grade de général que l’on m’a si longtemps disputé ? Le brave Championnet ne m’appelait-il pas son « bras droit » ? Et Masséna, l’enfant chéri de la victoire, ne m’affirmait-il pas que j’étais son meilleur officier ? Et voilà qu’après m’avoir destitué et rayé des contrôles de l’armée, on m’accuse maintenant de malversations et de tripotages !… Tout ça, parce que je n’ai pas voulu m’incliner devant l’omnipotence d’un orgueilleux, parce que je n’ai pas pu dissimuler l’indignation que me causait sa conduite, parce que j’ai refusé de m’agenouiller devant l’idole et de m’associer à ces cris de : « Vive l’Empereur ! » qui me déchiraient le cœur encore plus qu’ils m’écorchaient les oreilles ! Ah ! Bonaparte, prends garde ! tu ne sais pas jusqu’où peut aller la colère d’un homme tel que moi… Oui, prends garde !

Et le général Malet poursuivit, de plus en plus véhément : — Si j’avais été, moi aussi, un flatteur lâche et cupide, si, reniant les principes qui ont fait mon honneur, j’avais applaudi à tous les actes illégaux et arbitraires du nouveau César, aujourd’hui, au lieu de végéter avec notre fille et toi dans un état voisin de la misère, je serais, moi aussi, maréchal de France, doté d’un majorat splendide… duc de Dusseldorf, de Pavie ou de Mantoue ! Comme Junot, Duroc, Berthier, Rapp, Lefebvre, Augereau et vingt autres, j’aurais mon hôtel à Paris et mon château à la campagne. Nous serions reçus à la cour où s’épanouit aujourd’hui la fine fleur de l’émigration, où tous les courtisans de l’ancien régime se sont empressés d’accourir à l’appel de ce nouveau maître qui n’a pour eux que faveurs et sourires !

Et, appuyant sa large main sur l’épaule de sa femme qui, toute tremblante d’angoisse, l’écoutait sans oser l’interrompre, il martela : — Crois-moi, ma chère Denise, je ne regrette rien. Une conscience pure vaut mieux pour moi que tout cet or et tous ces hochets dont Napoléon Bonaparte comble ses créatures… Me résignant à ma disgrâce, j’accepterais encore de partir à l’étranger, afin d’y chercher cette fortune que je n’ai pu rencontrer dans mon pays… oui, je ferais cela pour vous, mes chéries !… Mais quand je songe que, non content de briser mon épée, ce bandit corse veut encore me faire passer pour un voleur, moi dont la vie privée autant que la carrière de soldat a toujours été sans peur et sans reproche !… Ah ! cette infamie dépasse toutes les autres et je ne la lui pardonnerai jamais !…

— Mon ami, affirmait Denise Malet avec force, tu n’auras aucune peine à te laver d’une aussi odieuse calomnie. Ta conscience n’est-elle pas absolument tranquille ?

— Certes !

— Et n’es-tu pas au-dessus de tout soupçon ?

— Tu crois cela ? Les valets de l’Empereur ne sont-ils pas prêts à toutes les besognes ? Si le tyran exige d’eux mon déshonneur, ils n’hésiteront pas, même sans preuves — et comment en auraient-ils ?

— à le consommer devant tous !… Eh bien ! non, cela ne sera pas !…

Et, l’air inspiré du fanatique dont le cerveau surexcité a mûri, pendant de longues insomnies, quelque projet implacable, Malet articula : — D’ici peu, il se passera un événement qui bouleversera le monde… Bonaparte… tu m’entends… l’Empereur… leur Empereur…

Soudain, il s’arrêta, comme s’il redoutait d’en laisser échapper davantage.

— Claude ? interrogea Mme Malet, de plus en plus angoissée. Mon ami, que veux-tu dire ?

— Rien, coupa sèchement le général, qui s’en fut tambouriner une charge sur les vitres de la fenêtre.

Mais sa femme le rejoignit aussitôt.

— Mon ami, fit-elle, tu sais combien je te suis dévouée…

— Oui, je le sais ! ponctua Malet, fugitivement attendri.

— Alors, pourquoi ne pas me révéler tes projets ? Ils sont donc si terribles ?

— Ne m’interroge pas ! Je ne saurais te répondre.

Et Malet, s’éloignant de la fenêtre, voulut quitter le salon.

Résolument, Denise lui barra le passage.

— Je crois deviner, fit-elle.

— Quoi donc ?

— Ce que tu veux faire.

— Laisse-moi.

— Où vas-tu ?

— J’ai un rendez-vous, laisse-moi passer.

— Non, non, je ne veux pas te laisser partir ainsi, Claude… Tu as la mort dans le regard.

— Tu es folle.

— Si, si… Maintenant, j’en suis sûre, tu veux tuer l’Empereur !

— Moi ! sursauta Malet, tandis qu’une vive rougeur colorait ses traits.

Et, avec force, il protesta :

— Non, je te le jure !

— Alors… tu veux le renverser ?

— Peut-être !

— Et tu conspires ?

— Pas encore… mais cela ne tardera pas.

Et, incapable de garder plus longtemps le secret qui l’étouffait, il poursuivit : — Unie aux vieux républicains qui ont gardé le culte du passé, toute une foule de mécontents, qui grandit chaque jour, est prête à se soulever en un commun esprit de révolte contre celui qui a trahi les espoirs de tous les bons Français. Mais ces forces éparses ont besoin d’être rassemblées et c’est ce que je m’en vais faire ! J’ai déjà renoué des relations avec quelques anciens amis qui sont prêts à m’aider dans ma tâche et qui brûlent comme moi du désir de débarrasser la patrie de l’homme de proie qui s’est abattu sur elle et qui n’arrive pas à cacher, sous le manteau de vaine grandeur, dont il cherche à la draper, la plaie mortelle qu’il lui a faite au flanc… Il s’agit d’abord de s’organiser… d’établir un plan de campagne aussi solide que détaillé… de s’assurer des concours dans tous les milieux politiques, militaires et même artistiques, en un mot du côté de tout ce qui peut soulever et commander l’opinion publique. J’ai longuement réfléchi à tout cela… Beaucoup de choses sont arrêtées dans ma tête… Ce sera vite fait… plus vite que tu ne l’imagines… Quand tout sera prêt, je ne revendiquerai qu’un droit : celui de donner le signal ; qu’un honneur : celui de mettre moi-même la main au collet du traître qui a assassiné la Liberté !

— Ah ! mon pauvre ami ! s’écriait Denise… As-tu bien réfléchi aux dangers auxquels tu vas t’exposer ?

— Qu’importe, si le succès est au bout ?… Et j’ai la foi !

— La police de Fouché est aussi habile que sans scrupules.

— Je me sens capable de déjouer toutes ses ruses et d’éventer tous ses traquenards.

— Tu peux être trahi…

— Je saurai choisir mes complices.

— Songe à quelles forces tu vas t’attaquer…

— Je les connais.

— Renverser l’empire… mais c’est formidable !…

— Formidable, en effet… mais je le renverserai !

— Et si tu échoues ?

— Eh bien ?

— Tu seras emprisonné… fusillé…

— Et je mourrai en criant : « Vive la Liberté ! »

— Et moi ? scandait Mme Malet… Et ta fille ?… Tu l’aimes, toi aussi.

— Oui… je l’aime. Avec la plus tendre persuasion, Denise Malet continuait : — Ah ! je te vois encore… quand elle était toute petite et que tu revenais passer quelques jours près de nous, entre deux batailles… Tu la prenais sur tes genoux ; et lorsqu’elle t’avait bien embrassé, bien caressé, qu’elle avait joué avec les broderies de ta tunique et les graines de tes épaulettes, tu lui apprenais à épeler ses lettres dans le livre de Corneille que tu lui avais acheté, m’as-tu dit, à un libraire du Palais-Royal ! Ah ! Claude… si tu n’as pas pitié de moi, aie pitié d’elle… Laurence est si belle, si noble, si fière… si au-dessus de son âge… C’est déjà presque une femme. Bientôt, elle sera aimée… elle aimera… Il faut qu’elle soit heureuse !… Si tu succombais dans ton entreprise, réfléchis à ce que sera l’avenir… Seule… elle resterait seule… car je sens bien que, moi, j’en mourrais.

— Denise !

— Tu vois bien que j’ai raison, mon pauvre Claude… Défends jusqu’au bout ton honneur de soldat ; mais ne te lance pas dans une conspiration qui, j’en ai le pressentiment, se terminerait tragiquement pour toi et pour nous. Oui, renonce, je t’en supplie, à tes projets de vengeance !… Tu me le promets… tu me le jures ?…

Malet semblait vivement touché par les supplications de sa femme…

L’expression haineuse répandue sur ses traits avait disparu.

Oubliant tout ce qui n’était pas l’immédiate tendresse de ces deux cœurs, qu’il avait toujours sentis battre si chaudement près du sien, il n’était plus à présent qu’un époux et surtout un père…

En effet, cette enfant des prisons qu’il avait recueillie, il s’était tout de suite pris à l’adorer autant et plus encore peut-être que si elle eût été vraiment sa fille.

Fidèle à la parole donnée à la marquise de Navailles, il n’avait jamais révélé, pas même à sa femme, le nom ni l’origine de cette enfant de quelques semaines, qu’il avait apportée un soir de printemps, au modeste logis où il habitait alors, quai des Tournelles…

— Je l’ai trouvée dans la rue, sous une porte cochère, avait-il déclaré à Mme Malet…

L’excellente femme s’était contentée de cette explication et avait accueilli la petite inconnue avec toute la bonté dont elle était capable.

Elle l’avait élevée avec un soin touchant, la comblant des plus douces câlineries, et s’attachant, elle aussi, si fortement à la jeune Laurence que, d’accord avec son mari, tous deux lui avaient toujours laissé ignorer qu’elle n’était pas leur enfant.

Tout enfant, elle était déjà belle, mais d’une beauté étrange, qui la rendait très différente des autres. .

Souvent sérieuse jusqu’à la tristesse, on eût dit qu’elle portait en elle, et sans s’en douter, le deuil du malheur atroce qui avait assombri ses premières et inconscientes journées.

Enfant de l’amour, n’était-elle pas aussi l’enfant des prisons ?

Mais la petite captive, fleur poussée dans le creux d’un mur de cachot, s’était d’autant plus vite développée au grand jour et sous le beau soleil qu’était l’exquise tendresse, que, dès le premier instant, lui avaient vouée ses parents d’adoption, que tous deux semblaient l’avoir dotée des plus belles qualités de leurs deux âmes.

Enchanté de découvrir en elle, dès sa première aurore, un cœur fier, une nature vibrante, en même temps qu’une intelligence lumineuse et primesautière, Malet s’était appliqué à en faire, comme il l’avait prédit, une patriote, une vraie Française…

Aussi ardemment républicaine que son éducateur, admiratrice fanatique de tout ce qui était beau et sublime, Laurence gardait cependant, sous ses allures de jeune vierge romaine transportée à travers les siècles et sous le ciel pourpre et or de la France impériale, une fraîcheur d’âme qui la rendait capable d’une incomparable tendresse.

Voilà pourquoi Malet, fasciné par la radieuse image que sa femme venait d’évoquer à ses yeux, se sentait attendri, au point que la farouche volonté qui l’animait un instant auparavant semblait sur le point de céder à l’amour paternel dont son cœur débordait.

Sans doute allait-il faiblir ; car, déjà, des mots lui échappaient où il n’y avait plus ni emportement, ni amertume, mais où perçait une cruelle détresse : — Mais, ma pauvre amie ! que veux-tu que je fasse ?… Végéter ainsi… quand je me sens en pleine force d’action, quand je me crois capable de si grandes choses !…

Mme Malet insistait :

— Claude, jure-moi, oui, jure-moi, que tu ne conspireras pas contre l’Empereur…

Et Malet allait jurer peut-être, lorsqu’un coup de sonnette retentit dans l’antichambre.

— Qui est là ? fit le général.

Presque aussitôt, une exclamation joyeuse s’élevait… et une belle jeune fille, aux yeux d’un éclat splendide et au sourire plein de charme, apparut, annonçant : — Père… c’est notre ami Marchand, votre ancienne ordonnance !

— Grippe-Sols ! lança Malet, avec une joviale bienveillance. Mais qu’il entre et qu’il soit le bienvenu !

— Présent, mon général ! fit le visiteur, en se montrant sur le seuil…

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