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VI : En prison

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Il était deux heures du matin…

Dans l’ancienne salle du Parlement de Paris, transformée en tribunal révolutionnaire, l’audience touchait à sa fin.

Encadrée de deux grenadiers en armes, Marie-Thérèse de Navailles, impassible, écoutait le réquisitoire du nouveau substitut, ci-devant procureur au Châtelet, le citoyen Fouquier-Tinville.

Tantôt il s’adressait aux trois juges assis sur une estrade devant une table recouverte d’un tapis vert et qui s’efforçaient de représenter la justice impartiale et rigide.

Tantôt, se penchant vers le banc où siégeaient les jugés, bourgeois et ouvriers, qui, tous, avaient fait leurs preuves de civisme, il développait d’une voix aigre et monotone, presque sans gestes, les griefs de l’accusation.

Et, son réquisitoire terminé, il laissa tomber cette phrase, au milieu d’un silence funèbre :

— Contre la ci-devant marquise de Navailles, coupable d’avoir conspiré avec les ennemis de la Nation, je requiers la peine de mort !

Ce fut à peine si un léger murmure d’approbation s’éleva du fond de la salle, dans la tribune publique, où s’entassaient les habitués de ces représentations tragiques.

Avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense ? interrogea le président.

— Non, répliqua nettement Marie-Thérèse qui, certaine de son sort, n’avait même pas songé à se faire assister d’un avocat.

Et pourtant Marie-Thérèse avait une raison puissante de tenir à la vie.

Au cours de sa captivité dans cette prison de l’Abbaye où, par miracle, elle avait échappé aux massacres de septembre, elle avait bientôt ressenti les premiers symptômes de la maternité.

Tout d’abord, elle éprouva ce grand coup de joie qui bouleverse toute femme lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle porte en elle le fruit d’un amour partagé.

Mais une profonde amertume n’avait pas tardé à succéder à cette minute d’instinctive et sublime allégresse.

Certes, en déclarant sa grossesse, il lui était facile d’obtenir, conformément à un récent décret de la Convention, un délai qui lui permettrait d’attendre des jours meilleurs.

Mais une telle déclaration entraînait l’aveu d’une faute que, maintenant, seule en face d’elle-même, elle se reprochait avec tout le désespoir d’une âme restée ardemment chrétienne.

Voilà pourquoi elle s’était tue… Et, maintenant, dans la sérénité de sa conscience apaisée, elle attendait l’arrêt du tribunal.

Les jurés n’avaient pas tardé à se mettre d’accord. Au bout de quelques minutes, l’accusée, debout, sans forfanterie, mais avec un parfait courage, écouta la lecture du jugement qui la condamnait à avoir la tête tranchée, ce jour même, sur cette place de la Révolution (Aujourd’hui, place de la Concorde. (Note de l’auteur.)) que, trois mois auparavant, Louis XVI avait arrosée de son sang.

Sans une protestation, sans une larme, elle se laissa conduire au greffe de la Conciergerie, d’où, immédiatement, on la fit passer dans une vaste salle voûtée (La salle dite des condamnés occupait l’emplacement où se trouve aujourd’hui le restaurant du Palais de Justice. (Note de l’auteur.)), lugubre antichambre de la mort, où l’avaient précédée plusieurs condamnés qu’au matin la charrette du bourreau Sanson devait venir chercher.

Un conseiller au Parlement, un gentilhomme de la chambre du Roi et un simple valet des écuries, étendus sur de la paille, dormaient côte à côte leur avant-dernier sommeil… Un tout jeune homme traçait fébrilement des lignes d’adieu à sa fiancée. Deux femmes, la mère et la fille, agenouillées sur les dalles, pleuraient en s’appuyant l’une contre l’autre… Un prêtre très âgé psalmodiait des prières.

Marie-Thérèse s’en fut s’asseoir sur une des marches de pierre de la porte vitrée qui donnait sur la cour de Mai… A travers les carreaux gris de poussière se profilait dans le jour naissant la silhouette d’un municipal en armes.

Tirant de son corsage le Corneille que Bonaparte lui avait donné et dont, pendant sa longue captivité, elle aimait à relire les plus beaux passages, elle le feuilleta, s’arrêtant à ces admirables stances de Polyeucte, où le poète, emporté par sa foi, s’est élevé à la hauteur de Dieu : Vos biens ne sont pas inconstants, Et l’heureux trépas que j’attends . Ne vous sert que d’un doux passage Pour nous introduire au partage Qui nous rend à jamais contents !

Mais bientôt la marquise de Navailles dut cesser sa lecture. Les caractères d’imprimerie dansaient devant ses yeux et se brouillaient comme dans un nuage… Ce n’était plus un livre qu’elle tenait entre ses mains, mais une tête expressive et superbe qui la dévorait de son regard de feu et dont les lèvres laissaient échapper des paroles enfiévrées.

« Lui ! » fit-elle, enveloppée par cette hallucination qui la transportait du corridor de la guillotine dans la petite chambre de l’hôtel de Metz, lorsque, au soir de leur tragique rencontre, Bonaparte lui avait donné son premier baiser.

— Tu n’as pas le droit de détruire l’être qui est en toi, car il m’appartient autant qu’à toi-même. Je veux qu’il vive !

En proie à une sorte de vertige, la marquise de Navailles voulut se lever… Il lui semblait qu’un double cercle de fer enserrait ses poignets… tandis que la voix implacable scandait sans arrêt, d’un accent de plus en plus terrible :

— Je le veux !… Je le veux !

Secouée par un frémissement mortel, la malheureuse s’écroula sur le sol.

Quand elle revint à elle, le bourreau était là… Un de ses aides la secouait par le bras.

— Allons ! debout !… citoyenne !

Un autre valet s’approchait, des ciseaux à la main, et s’apprêtait à couper sa magnifique chevelure.

D’un bond, la marquise de Navailles se redressa… Elle venait d’apercevoir, à travers la porte ouverte, la fatale charrette qui stationnait dans la cour de Mai et dans laquelle déjà on avait fait monter quelques condamnés, les mains liées, la tête tondue et la chemise échancrée.

Un cri lui échappa… cri non de victime saisie d’horreur et d’épouvante, mais de mère qui vient de sentir son enfant tressaillir dans son sein, comme s’il réclamait d’elle le droit à la vie.

Tendant ses mains suppliantes vers les hommes de mort qui l’entouraient, elle clama d’un accent déchirant :

— Ne me tuez pas encore, car je vais être mère !

Dans l’ombre d’un étroit cachot de la Conciergerie, une femme assise sur un méchant lit de sangle donne le sein à un enfant de quelques semaines.

Elle contemple d’un air douloureux la frêle créature qui aspire avidement le lait maternel… Mais bientôt des pleurs coulent le long de ses joues amaigries.

Elle sait que ce n’est pas une grâce qu’elle a obtenue, mais un simple sursis à l’exécution de l’arrêt qui la condamne à mort. Elle n’ignore point que dans quelques jours, dans quelques heures, peut-être, le bourreau viendra de nouveau réclamer sa proie.

Torturée par les affres les plus cruelles qui peuvent bouleverser un cœur de mère, la malheureuse se dit :

« Puisque je n’ai pas eu le courage de résister à l’appel inconscient de l’être qui déjà vivait en moi, pourquoi ne l’ai-je pas laissé emporter dès sa naissance ?… Pourquoi l’ai-je gardé près de moi, m’attachant de toutes les fibres de mon cœur à celle dont on va bientôt me séparer pour toujours ? »

Oh ! l’horrible agonie de cette mère qui ne sait plus que sangloter, la tête penchée au-dessus de son enfant :

« Ma fille !… Ma chérie !… Ma bien-aimée !…»

Reprise par les transes qui l’avaient décidée tout d’abord à dissimuler sa maternité, et, comme elle le disait, à emporter avec elle son enfant dans sa tombe, elle se demande en pleurant :

« Que va devenir cette innocente ? »

Un commissaire de la Commune de Paris, qui la visitait quelques jours auparavant dans sa prison, et dont les yeux lui semblaient refléter quelque pitié, lui a bien déclaré :

Rassurez-vous, citoyenne, votre fille sera élevée par la Nation.

Mais cette parole, au lieu de la calmer, l’a plongée dans l’épouvante

Que signifie, en effet, pour cette fille d’aristocrates, pour cette dame d’honneur de Marie-Antoinette, le mot de Nation, qui a remplacé celui de Royauté, que, dès sa plus tendre enfance, elle a été appelée à vénérer et à chérir ?

Comment, dans cette foule surexcitée par des meneurs, exaltée par la fièvre de la liberté, grisée par ce sentiment, nouveau pour tous et incompréhensible pour elle, qu’est le patriotisme, pourrait-elle entrevoir la moindre lueur de compassion et de générosité.

Et, malgré elle, la malheureuse s’écrie :

« Chère petite, oh ! pouvoir te soustraire à mes ennemis ! Pouvoir te remettre à quelqu’un de sûr, qui t’emporterait là-bas, tout au fond de la Bretagne ou de la Vendée, et te confierait à l’une de ces paysannes qui ont gardé intacts le respect de leur maître et la foi en leur Dieu ! Mais je ne dois pas y songer. Car tu ne m’appartiens même plus. Tu es à la Nation, c’est-à-dire à ces assassins que j’ai vus portant au bout de leurs piques les têtes de nos gardes du corps massacrés par eux ! Tu es à ces énergumènes qui ont renversé le trône et l’autel, à ces régicides qui ont guillotiné mon roi… et qui vont me couper la tête à mon tour ! »

Et de son cœur saignant jaillissent ces paroles frémissantes :

« Seigneur, prenez ma vie, mais épargnez mon enfant… » Mais un bruit de verrous que l’on tire avec brutalité, suivi d’un grincement de clef dans une serrure, l’arrache à sa prière.

La porte du cachot s’ouvre violemment, livrant passage au guichetier en chef, suivi de plusieurs sectionnaires que commande un officier à l’allure martiale, au visage énergique et franc.

La prisonnière a tressailli.

Elle a compris qu’on venait la chercher. Pour la seconde fois, le bourreau l’attend. C’est l’heure !

Un homme robuste, aux yeux de chat, au teint de plomb, à la face grêlée et portant les insignes de substitut au tribunal révolutionnaire, émerge du groupe formé par les soldats et s’avance d’un air hostile et arrogant vers Marie-Thérèse qui l’a tout de suite reconnu.

C’est Fouquier-Tinville, c’est son accusateur, celui qui, pour ses débuts, a obtenu sa tête !

Debout, serrant sa fille contre sa poitrine haletante, elle supplie le ciel de lui donner la force de ne pas défaillir.

D’un ton solennel, le substitut attaque :

— Citoyenne, les délais que le tribunal t’avait accordés sont expirés ! Le moment est venu d’expier ton crime.

— Et mon enfant ? demande la condamnée.

Froidement, Fouquier-Tinville réplique :

— Conformément au décret rendu par la Convention le 12 prairial, de l’An I de la République une et indivisible, ta fille, ainsi que tous les rejetons de condamnés qui ont vu le jour dans les prisons, sera immédiatement dirigée sur l’hospice des Enfants assistés, où elle sera élevée aux frais de l’Etat.

Ces paroles galvanisent la malheureuse.

— Non ! non ! je ne veux pas ! s’écrie-t-elle… Vous ne me prendrez pas ma fille… Tuez-la plutôt avec moi… Mieux vaut pour elle la mort dans mes bras que la vie dans les vôtres !

Implacable, le substitut veut se saisir de la pauvre petite qui fait entendre un plaintif vagissement.

Mais, emportée par une force sacrée, Marie-Thérèse rugit :

— Arrière !… monstre… arrière ! tigre à face humaine ! Je veux te donner ma tête, mais je ne veux pas te livrer l’âme de mon enfant !

Et, s’adressant aux soldats qui l’entourent et s’efforcent de rester impassibles, elle supplie, folle, éperdue :

— Mais c’est horrible, cela, c’est horrible ! Il n’y en a donc pas un, parmi vous, qui aura pitié de moi ?

— Citoyenne, donnez-moi votre petite ! s’écrie soudain l’officier qui commande aux sectionnaires.

— Qu’est-ce à dire ? s’exclame le substitut.

— C’est-à-dire que je l’adopte ! réplique le militaire d’un ton bourru sous lequel on devine, en même temps qu’une réelle bonté, un absolu courage.

— Citoyen officier… veut protester le délégué.

— Citoyen substitut, riposte le soldat, l’adjudant Claude-François Malet a donné assez de preuves de son dévouement à la Nation pour que celle-ci puisse lui. confier sans crainte l’éducation d’une enfant d’aristocrate. Vous pouvez être tranquille, j’en ferai une bonne patriote.

Et, se tournant vers Marie-Thérèse, qui le contemple d’un œil hagard où il n’y a plus de larmes, il ajoute, presque avec douceur :

— … Et une vraie Française !

Mme de Navailles a un instant d’hésitation…

Mais le visage de cet officier respire une telle droiture, une si lumineuse franchise, que, d’un geste brusque, elle lui tend sa fille en disant :

— Eh bien ! prenez-la !

Malet s’en empare… Ses mains robustes tremblent légèrement sous le léger fardeau.

Alors, Marie-Thérèse fait d’un seul élan :

— Je vous la donne, monsieur, mais, au nom de mon honneur, jurez-moi que ma fille n’aura jamais d’autre nom que le vôtre…

— C’est promis, citoyenne ! répond Malet avec force.

— Merci !

Alors, la condamnée, qui semble s’être entièrement ressaisie, prend sous son matelas un volume qu’elle tend à l’officier.

— Promettez-moi aussi, monsieur, demande-t-elle, de lui faire apprendre à lire dans ce livre.

— Quel est son auteur ? interroge Fouquier-Tinville avec méfiance.

— Corneille, réplique fièrement Marie-Thérèse.

— Corneille ! gronde le substitut… mais c’était un royaliste.

— Un poète, rectifie Malet, comme j’en souhaite un à la République !

— Gardes, faites votre devoir, ordonne le substitut qui a verdi de rage.

Les sectionnaires entourent la victime.

Celle-ci se penche vers son enfant que Malet tient dans ses bras. Longuement, elle imprime sur le front pur de sa fille un baiser dans lequel elle fait passer toute son âme de martyre et de mère.

— Adieu, ma bien-aimée, murmure-t-elle en un suprême sanglot… Adieu, je vais prier pour toi.

Et voilà qu’en se relevant elle rencontre le regard de l’officier… Dans les yeux du farouche républicain elle a vu briller deux larmes… Alors, une expression de réconfort infini détend ses traits…

Marie-Thérèse de Navailles peut mourir en paix… Non seulement son honneur sera sauf… mais l’orpheline a retrouvé un père !

L'Aiglonne

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