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III : A l’hôtel de Metz
ОглавлениеTrois semaines après les événements que nous venons de décrire, vers huit heures du soir, un homme vêtu d’un long manteau à collet noir, coiffé d’un tricorne enfoncé jusqu’aux oreilles, suivait, en s’appuyant sur une canne à poignée en bec de corbin, la paisible rue du Mail.
Arrivé à la hauteur de l’hôtel de Metz, il s’arrêta et, soulevant légèrement ses « besicles », dont les verres sombres devaient gêner sa vue, il promena minutieusement son regard sur la façade de la maison.
Bientôt, il eut un léger tressaillement… L’une des fenêtres du troisième étage venait de s’ouvrir, laissant apparaître une jeune femme blonde au profil aristocratique et aux allures de grande dame.
« Elle doit être seule », murmura-t-il en la voyant se pencher sur la balustrade en fer ouvragé et interroger d’un air anxieux le carrefour de la rue de Cléry et de la rue Montmartre.
Vite, il traversa la chaussée et pénétra dans le corridor de l’hôtel.
— Holà ! quelqu’un ! fit-il d’une voix plaintive.
Emergeant d’une porte, qu’il remplissait à lui seul de sa puissante carrure, un grand et gros gaillard, à la face rubiconde de Bourguignon réjoui, coiffé du bonnet classique, le traditionnel couteau à manche de bois et à gaine de cuir passé à la ceinture, se dressa devant le visiteur : — Vous désirez souper… môssieu ?
— Non, merci, répliqua l’inconnu. Je suis très fatigué et je voudrais me reposer tout de suite… Auriez-vous une chambre à me donner ?
— Une chambre ! s’écria avec véhémence le sieur Maugeard, qui, depuis un quart de siècle, présidait aux destinées de l’hôtel de Metz. D’abord, le logement, ce n’est pas mon affaire. Moi, je ne m’occupe que de la table.
Et d’une voix qui fit trembler les carreaux de la porte d’entrée : — Grippe-Sols ! lança-t-il… Grippe-Sols… Il y a du monde !
À cet appel, un garçon d’une vingtaine d’années, preste, déluré, au sourire enjoué d’Ange Pitou, et au nez retroussé de Cadet Rousselle, s’empressa d’apparaître : — Voilà, patron, voilà !
— Occupe-toi de ce môssieu. Et, une autre fois, tâche d’être là pour recevoir la « pratique ». Car je n’ai pas envie de laisser brûler mon rôti et d’attacher mes pâtisseries !
Tout en bougonnant, le sieur Maugeard regagna ses fourneaux.
— Alors, citoyen, reprit aimablement Grippe-Sols, que les menaces de son patron ne semblaient nullement intimider, c’est pour une chambre ?
— Oui, mon ami.
— J’en ai plusieurs à vous offrir, au premier, au deuxième…
— Non, merci… Ce serait trop cher pour ma maigre bourse… Je me contenterai d’un simple cabinet, voire d’une mansarde.
— Comme il vous plaira, citoyen… Si vous voulez bien monter ?
— Je vous suis.
Grippe-Sols prit sur une étagère un bougeoir en étain dont il alluma la chandelle à moitié consumée. Puis, il commença l’ascension de l’escalier étroit et obscur qui desservait tous les étages.
Arrivé au quatrième, l’homme au collet noir posa familièrement la main sur l’épaule de Grippe-Sols… et, sur un ton plein de bienveillance, attaqua : — Il n’a pas l’air très endurant, le sieur Maugeard.
— Lui ! s’esclaffa le jeune commis… Mais il ne serait pas capable de faire du mal à une mouche !
— En tout cas, tu -ne dois pas toucher gros, à son service ?
— Pas trop, en effet. Heureusement qu’il y a des voyageurs qui, de temps en temps, m’offrent la pièce.
— Veux-tu gagner un écu… là… tout de suite ?
— Un écu ? répliqua Grippe-Sols avec scepticisme.
Et, d’un ton gouailleur, il ajouta :
— Vous êtes donc un richard ?
— Peut-être.
— Vous qui me disiez tout à l’heure que votre escarcelle était aux trois quarts vide !
— Ne suis-je pas libre de dépenser mon argent à ma guise ?
— C’est vrai, citoyen.
— Donc, il y a un écu pour toi, si tu réponds nettement aux questions que je vais te poser.
— Donnez d’abord… je parlerai après.
— Tu es un madré compère… Tiens, voilà ton écu…
— A vos ordres, citoyen.
— C’est bien ici, n’est-ce pas, qu’habite le lieutenant Bonaparte ?
— Parfaitement, citoyen, à l’étage en dessus, au n° 141.
— N’a-t-il pas une compagne ?
— Oui… une belle dame, ma foi, qu’il a amenée avec lui, le jour où le peuple a pris d’assaut le château du tyran.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Ça, je ne pourrais pas vous le dire. Mais si vous vouliez m’allonger un second écu, peut-être pourrais-je vous apporter demain le nom de la particulière.
— Je n’en ai pas besoin.
— Tant pis !
— Tu ne perdras pas au change, car, au lieu d’un écu, je puis t’en faire gagner trois.
— Pas possible !
— Tu n’as qu’à me donner la mansarde qui se trouve juste au-dessus de la chambre du lieutenant… Comment l’appelles-tu, déjà ?…
— Bonaparte.
— C’est cela, Bonaparte.
Donne-moi la mansarde et je te ferai cadeau d’un beau louis d’or avec lequel tu pourras offrir quelques gentils colifichets à ta bonne amie.
— Ah ça ! vous êtes donc un grand seigneur ?
— Hélas ! non.
— En tout cas, vous êtes digne de le devenir.
— Alors, j’ai ma mansarde ?
— Vous l’avez !
Ouvrant d’un air comiquement cérémonieux une porte placée au centre du couloir, Grippe-Sols fit pénétrer l’homme au collet noir dans une pièce carrelée et sommairement meublée d’un lit en bois, d’une commode et de deux chaises de paille.
— Citoyen, fit-il, vous êtes chez vous. Attendez-moi un instant, je vous apporte des draps blancs…
— Ce n’est pas la peine… Je m’étendrai tout habillé ; car, demain, il faut que je sois debout à la première heure.
— Devrai-je vous réveiller ?
C’est inutile.
Et, glissant le louis promis dans la main que Grippe-Sols lui tendait, le voyageur lança avec cordialité : Bonsoir, mon garçon !
Bonsoir, citoyen !
Grippe-Sols, sans insister, se retira en grommelant : « Drôle de bonhomme ! C’est égal, je ne demanderais pas mieux qu’il m’en tombe un comme ça tous les soirs, à l’hôtel de Metz ! »
Aussitôt Grippe-Sols éclipsé, l’homme aux besicles s’enferma à clef. Après avoir constaté que la mansarde n’avait pas d’autre issue qu’une fenêtre à tabatière qui donnait sur les toits, il enleva son tricorne et son manteau, qu’il déposa sur le lit ; et, plaçant à terre le bougeoir que lui avait laissé le garçon du sieur Maugeard, il tira de la poche de son habit un « eustache » à manche de corne, dont il arma la lame fraîchement aiguisée. Puis, s’agenouillant, il introduisit la pointe de son couteau dans la rainure d’un des carreaux en tuile qui recouvraient le sol.
Presque aussitôt, sous la pression, la plaque d’argile se soulevait, découvrant une ouverture contre laquelle notre homme immédiatement colla son oreille.
Bientôt, un sourire de satisfaction donnait à sa figure une expression de méchanceté sournoise et de ruse satisfaite. En bas, une porte venait de claquer, tandis que montait une voix de femme harmonieuse et tendre : — Vous… Vous, enfin !
L’homme au collet noir se prit à murmurer :
— Et maintenant, à nous deux, madame la marquise !