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XIV : La boutique du marchand d’estampes
ОглавлениеC’était une assez étrange boutique que celle tenue par le sieur Jean Laurier, marchand d’estampes, tout au fond de la vieille rue des Portevins, presque entièrement disparue de nos jours pour faire place en partie à la rue Danton.
Non point que le magasin de ce vieil homme, qui avait conservé son costume bourgeois de la fin du siècle précédent, différât essentiellement de ses pareils. Comme dans tous les autres, on y voyait, suspendus à la devanture ou aux murs intérieurs, des dessins bien ou mal encadrés et des gravures plus ou moins rares. Il y régnait également un désordre de bon aloi… La poussière n’en était pas trop souvent chassée… La lumière était à peine suffisante pour permettre aux amateurs d’examiner à l’aide de leurs loupes et aux acheteuses avec leurs faces-à-main les « images » qu’avec une complaisance parfaite le bon papa Laurier sortait inlassablement de ses multiples cartons.
Mais ce qu’il y avait de particulier, de spécial, d’original même, c’étaient les clients.
Non seulement il en venait des coins les plus éloignés de la capitale, mais encore ils appartenaient aux classes les plus diverses de la société ; et il n’était point rare de voir se coudoyer un membre de l’Académie française, un modeste bureaucrate, un seigneur de la haute finance et un simple artisan, une marquise de l’ancien régime et une bourgeoise de condition très inférieure.
Or, détail très caractéristique, c’était surtout à ses visiteurs d’humble catégorie que Jean Laurier réservait son meilleur accueil.
Après avoir échangé avec eux un signe rapide d’intelligence, il laissait à un jeune commis, aux allures distinguées et même un peu hautaines, le soin de s’occuper des « pratiques » qui se trouvaient déjà dans son magasin ; puis, il entraînait ses « chalands » préférés dans son arrière-boutique et avait avec eux un entretien qui durait parfois une heure entière.
Ajoutons, pour être tout à fait exacts, que jamais nul d’entre eux ne faisait la moindre emplette.
Or, ce jour-là, tandis qu’il faisait. admirer à un riche banquier de la rue Vivienne, accompagné de deux jolies femmes fort élégantes, les plus belles gravures de sa collection, un homme d’une cinquantaine d’années, aux allures d’officier en civil, et une jeune fille, dont la simplicité de la mise accentuait encore l’aristocratique beauté, pénétraient dans la boutique du marchand d’estampes, suivis d’un cocher à l’aspect, lui aussi, d’un ancien militaire.
A leur vue, le sieur Laurier ne put réprimer un mouvement de vive satisfaction.
D’un geste où il y avait autant de déférence que d’amitié, il les pria d’attendre un instant… Puis, ayant expédié vivement le financier et les deux dames, il s’en fut vivement vers les nouveaux venus… s’inclinant d’abord devant Laurence, puis serrant cordialement tour à tour les mains du général et… du cocher…
Mais Malet, tout de suite, attaquait :
— Mon cher ami, il faut que je vous parle…
— Venez ! fit aussitôt Laurier.
— Moi, je veille au-dehors ! ajouta le cocher.
— C’est cela, mon brave Coquerel… approuva Malet, en gagnant l’arrière-magasin au bras du père Laurier.
Tandis que le cocher regagnait son cabriolet, Laurence s’avançait, la main gracieusement tendue, vers le jeune commis qui, à la vue de la jeune fille, avait cessé de ranger ses cartons.
— Bonjour, monsieur Jacques ! fit-elle, avec un accent de sympathie sincère.
A ces mots, le visage mélancolique, douloureux même, du jeune homme s’éclaira d’un véritable rayonnement de joie.
— Bonjour, mademoiselle, articula-t-il d’une voix toute tremblante d’émotion contenue.
Avec beaucoup de douceur, Laurence reprenait :
— Vous semblez triste… aujourd’hui… Pourquoi ?…
— Pourquoi, mademoiselle ? répéta Jacques Féraud, en secouant la tête.
— Cependant, poursuivait la jeune fille, avec une ardeur concentrée que révélait la flamme de son regard, ne touchons-nous pas au but ? Souvent, vous m’avez dit combien vous étiez désireux d’entendre enfin sonner l’heure d’agir. N’est-ce pas ce soir, à la réunion du club des Philadelphes, que le signal d’agir doit être donné ? L’heure est donc toute proche… Soyez heureux !
— Je devrais l’être, en effet… reprenait Féraud, puisque me battre contre le tyran a été le but de toute ma vie, l’objet de toutes mes pensées.
— Qui vous empêche de goûter entièrement toute l’âpre saveur de la bataille qui ne peut plus tarder à s’engager ?
— Mademoiselle Laurence, répondit Jacques Féraud, avec un tel accent qu’il voila de buée les yeux clairs de la jeune fille, c’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort de ma pauvre mère.
— Mon ami…
— Et quand je pense qu’elle a disparu à tout jamais, qu’elle n’assistera pas à l’œuvre de justice et qu’elle ignorera toujours le châtiment de l’iniquité, je ne pourrais vous dire ce qui se passe en moi, et si je me sens plus fort pour combattre et plus décidé que jamais à vaincre ou à mourir, je n’ai pas le courage de me réjouir de la victoire… et j’en arrive même à souhaiter de toute mon âme d’en finir après l’avoir remportée.
— Monsieur Jacques, reprenait Laurence, il ne faut point parler ainsi. Vous devez vivre, au contraire ; car les hommes de votre caractère sont d’espèce trop rare pour ne pas avoir pour premier devoir de se garder pour le salut de la liberté et pour l’accomplissement des grandes tâches que nous commande notre devoir !
— Vous avez sans doute raison, mademoiselle… Mais il y a des moments où le désespoir vous envahit à un tel point que l’on arrive à se demander ce que l’on fait sur terre…
— Monsieur Jacques !…
— Songez que je suis seul au monde… et que tout horizon de soleil m’est interdit.
— Ne dites pas cela !
— Je vous ai raconté mon existence… Eh bien ! dites moi si elle n’a pas été, presque dès ses premiers jours, marquée au sceau du malheur ?
— Oui… je sais, en effet, mon pauvre ami, que vous avez beaucoup souffert…
Le fait est qu’elle avait été singulièrement tragique, l’existence de ce jeune homme de vingt ans.
Son père, avocat au Parlement de Paris, se nommait Jean-Pascal Féraud, et avait été l’un des orateurs les plus écoutés du club des Jacobins.
Collaborateur de Marat à L’Ami du Peuple, et bras droit de Robespierre, qui daignait parfois lui demander conseil, celui-ci, sans lui faire partager sa gloire, l’avait du moins entraîné dans sa chute.
Condamné à mort au lendemain de Thermidor, il avait fait partie de la même charrette que Robespierre, Couthon et Saint-Just.
Quant à la citoyenne Féraud, plus fanatique encore que son mari, elle avait voulu que leur fils de sept ans assistât au supplice paternel.
Elle l’avait donc conduit sur le lieu de l’exécution ; et, le prenant dans ses bras, elle l’avait forcé à regarder le couperet s’abattre sur la tête de son père !
Ce spectacle atroce avait laissé dans l’âme toute neuve du pauvre petit une trace ineffaçable.
Après la mort de sa mère, survenue au bout de quelques années, le jeune Féraud finit par trouver une place de commis chez le sieur Jean Laurier, marchand d’estampes au quai Conti.
Tout de suite, il sut se faire apprécier de son patron pour sa ponctualité, sa politesse et son intelligence.
Un courant sympathique et même affectueux ne tarda pas à s’établir entre eux.
C’est que le père Laurier professait également des idées très avancées. Il avait connu Voltaire. A écouter les propos de d’Alembert et de Jean-Jacques Rousseau, qui venaient souvent le visiter dans sa boutique, il avait fini par comprendre et adopter leurs idées.
Sous la Révolution, il fréquentait assidûment les clubs et prenait même souvent la parole en faveur des mesures violentes contre les aristocrates et principalement les nobles émigrés.
Mais dès qu’il vit les choses mal tourner pour lui, il se confina prudemment dans son honnête et aristocratique négoce, dissimulant avec soin ses opinions inchangées, et se contentant de maudire en secret le Bonaparte de Brumaire et de vouer aux gémonies Napoléon le tyran.
Aussi, quelle bonne fortune pour lui, lorsqu’il découvrit dans son commis un de ces jeunes républicains comme on n’en faisait plus, un pur, celui-là, devant lequel il allait pouvoir, en toute sécurité, expectorer sa bile et soulager ses rancœurs.
Il ne s’en priva pas.
Quelles longues causeries, le soir, derrière les volets clos, au cours desquelles Laurier, véritable bibliothèque vivante, remplissait le cerveau de son employé d’un fatras de doctrines philosophiques et d’anecdotes tendancieuses, qui achevaient d’en faire un sectaire passionné, tandis que Jacques Féraud, par sa fougueuse intransigeance, réveillait dans l’âme de son vieux maître les ardeurs civiques que le temps et l’inaction avaient considérablement assoupies !
Bientôt, le marchand d’estampes, s’évadant de sa retraite politique, recommença à fréquenter certaines réunions clandestines de vieux Jacobins sur les menées desquels, pour des raisons connues de lui seul, Fouché avait donné l’ordre à ses agents de fermer les yeux.
Jean Laurier parvint à se faire initier au club très fermé des Philadelphes, dont les membres passaient leur temps à stigmatiser le présent tout en célébrant le passé.
Il ne tarda pas à y introduire Jacques Féraud, qui se fit bientôt remarquer par la précocité de son éloquence et la maturité de son esprit.
Ce fut là que, pour la première fois, le jeune apôtre rencontra Laurence, que le général Malet avait également fait initier.
Immédiatement, leurs deux âmes, éprises du même amour pour la République et vibrantes de la même haine pour la tyrannie, s’en furent l’une vers l’autre sans qu’aucun autre sentiment que la foi dans leur idéal ne parût les rapprocher.
Pour la première fois, Laurence se sentait troublée, en face de cette âme ravagée qui s’ouvrait si spontanément à elle… et, de nouveau, elle tendit la main à Jacques Féraud, qui la tint emprisonnée dans les siennes, comme s’il trouvait, dans cette chaste étreinte, un réconfort à sa détresse. Lentement, pieusement, il porta jusqu’à ses lèvres cette petite main blanche qui, doucement, frémit sous son baiser.
Puis, timide, rougissant, comme s’il regrettait son audace, il reprit :
— Oh ! mademoiselle, pardonnez-moi…
— Vous pardonner, monsieur Jacques… répliqua Laurence, dont les yeux avaient pris, tout à coup, une expression de bonté touchante… Vous pardonner ? Mais ne suis-je pas votre amie ?…
— Merci de tout mon cœur, mademoiselle… frémit le jeune homme. Maintenant, je ne suis plus seul sur la terre…
La silhouette du cocher Coquerel se profilait sur le seuil… en même temps que Malet et Laurier sortaient de l’arrière-boutique.
— Laurence, interpella Malet, qui, lui aussi, brûlait visiblement du désir de se battre, tu as prévenu Jacques que c’était pour ce soir ?
— Oui, père.
— Enfin ! clama le marchand d’estampes, avec l’enthousiasme d’un Jacobin de vieille souche… Enfin, le jour de gloire est arrivé !
— La mêlée sera rude ! déclarait le général. Bonaparte sera dur à abattre !
— Mais nous le jetterons à bas ! affirmait Laurier.
— En deux temps et trois mouvements ! scanda Coquerel, tout en allumant sa pipe.
— Surtout, fit Jacques Féraud, entre ses dents, si nous ne reculons devant aucun moyen pour l’abattre !
Laurence, qui l’avait entendu, eut un signe d’approbation satisfaite.
Mais Malet reprenait :
— Voici la nuit, Laurence. Notre brave Coquerel s’impatiente et il est temps de rentrer dîner avec ta mère…
Puis, s’adressant à Laurence, il ajouta :
— Ah ! la pauvre femme !… Si elle se doutait que nous en sommes à la veillée des armes…
Et, secouant l’émotion qui l’avait subitement envahi, il ajouta, en serrant la main de l’ancien ami de Voltaire et de Jean-Jacques :
— A ce soir… mon vieux compagnon… mon frère fidèle !…
— À ce soir, mon général, aux Philadelphes !… Laurence et Jacques Féraud échangèrent un « au revoir » silencieux.
Et comme le père Laurier reconduisait la jeune fille et son père jusqu’au seuil de la boutique, Jacques Féraud, dont les traits avaient repris leur expression d’indicible tristesse, se prit à songer :
« Non, je ne peux pas !… Je ne dois pas l’aimer !… »