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I : L’homme au collet noir

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Le 10 août 1792, le vent des grandes révolutions soufflait sur Paris.

Dès l’aube, descendant des faubourgs, précédés de tambours battant la « générale », des bandes d’hommes, la plupart en guenilles et bonnets rouges, armés de piques, de vieux mousquetons, de fusils rouillés, de coutelas, de haches et de gourdins, marchaient sur le château des Tuileries aux cris de « Vive la Nation ! A bas le roi ! »

Sur le quai des Galeries du Louvre, où le tumulte grandissait d’instant en instant, un jeune homme de taille moyenne sangle dans un uniforme sombre d’officier d’artillerie sur lequel tranchait l’or fané de ses épaulettes, chaussé de bottes aux talons éculés, coiffé d’un bicorne aux poils usés et jaunis par les intempéries, très maigre, le teint légèrement olivâtre, la mâchoire énergique et le regard fiévreux, martelait le pavé, indifférent, en apparence, à l’émeute ou plutôt à la Révolution qui grondait autour de lui.

C’est à peine si, de temps en temps, lorsque les hurlements redoublaient, un furtif sourire entrouvrait ses lèvres, en même temps que sa main étreignait nerveusement la poignée de son sabre.

Bientôt, happé par le remous, traîné par la marée humaine jusque dans les jardins des Tuileries, où nulle défense n’avait été préparée, l’officier d’artillerie murmura, en haussant dédaigneusement les épaules :

« Comment a-t-on pu laisser entrer cette “canaille” ? Il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon, et le reste courrait ! »

Tout en enveloppant d’un coup d’œil aigu, pénétrant, le spectacle qui s’offrait à lui, il tira de l’échancrure de son plastron un petit calepin relié en cuir vert et muni d’un porte-mine en argent. Le sourcil froncé, il commençait à griffonner d’une écriture illisible des mots qu’il se répétait à lui-même, lorsqu’une voix courtoise et presque familière s’éleva près de lui :

— Hé ! bonjour, lieutenant Bonaparte !

L’officier se retourna vivement et aperçut un homme d’une quarantaine d’années, coiffé d’un large tricorne et vêtu d’un manteau à collet noir, qui lui donnait une vague allure d’ecclésiastique.

Immédiatement, Bonaparte le fixa, cherchant à mettre un nom sur ce visage aux traits anguleux, aux yeux clignotants et à l’inquiétant sourire.

— Citoyen ! fit-il, après un bref examen, je n’ai pas l’avantage de vous connaître.

— Il se peut, riposta le survenant, en élargissant son sourire. Mais, moi, je vous connais très bien, lieutenant, et même mieux que vous ne le supposez…

— Vraiment ?

— Et je remercie le hasard qui me permet de saluer en vous un jeune et brillant officier dont le gouvernement agirait sagement en utilisant mieux les services…

— Comment… citoyen… vous savez ?…

— Je sais que vous vous êtes très brillamment conduit lors des troubles insurrectionnels qui ont agité cette île de Corse, d’où vous êtes originaire. Je sais aussi que pour défendre la France, votre nouvelle patrie, vous n’avez pas hésité à rompre avec le grand révolté Paoli, que vous aimiez comme un frère, et que, pour demeurer fidèle aux lois de l’Assemblée nationale, vous avez été jusqu’à refuser d’exécuter un ordre suspect de votre colonel.

— Mais, citoyen…

— Attendez !… Dénoncé et mandé à Paris, pour justifier votre conduite, vous n’avez eu aucune peine à convaincre de votre loyalisme le ministre de la Guerre… Enfin, je n’ignore point que, malgré cela, renvoyé de bureau en bureau, vous attendez toujours qu’on vous rétablisse dans vos droits et que l’on vous rende votre grade. Vous voyez donc, lieutenant, que je suis très exactement renseigné sur votre compte…

— Ah ça, citoyen, s’écria Bonaparte, qui avait écouté son étrange interlocuteur avec un étonnement croissant. Este que, par hasard, vous seriez de la police ?

— Non, lieutenant, s’écria l’homme au collet noir, je suis tout simplement professeur au collège de Nantes, en Bretagne. Féru des idées nouvelles, ennemi acharné du despotisme, j’ai profité des vacances pour venir assister à la chute de la monarchie.

Et, désignant les hordes qui s’apprêtaient à livrer au palais des rois un assaut suprême, il ajouta :

— Je crois bien que je suis arrivé au bon moment… C’est bien l’hallali de la royauté…

— Je partage votre avis, citoyen, reprit Bonaparte, qui n’avait cessé de considérer d’un regard soupçonneux son mystérieux interlocuteur. Mais tout cela ne me dit pas comment vous avez appris sur moi tant de choses.

— De la façon la plus simple au monde, lieutenant. Depuis quelques jours, je prends mes repas rue de Valois, chez le même traiteur que vous.

— Aux Trois Bornes ?

— Oui, lieutenant… Aux Trois Bornes… Vous ne m’avez pas remarqué… Rien d’étonnant à cela !… Mais, vous, vous avez une physionomie qui attire tout de suite l’attention… Aussi vous ai-je observé… et même écouté, lorsque vous faisiez, à très haute voix, vos confidences à l’un de vos amis, qui tient boutique de meubles, près de la place du Carrousel, à l’ancien hôtel Longueville…

— Fauvelet… murmura Bonaparte, de plus en plus stupéfait.

— C’est cela… Fauvelet… Ah ! combien je déplorais de vous entendre vous écrier d’un air découragé : « J’en ai assez ! Je vais donner ma démission !… » Et comme je maudissais tout bas cet ami, lorsque, au lieu de vous dissuader d’un pareil acte, il voulait vous persuader qu’en louant avec lui plusieurs maisons en construction, dans la rue Montholon, vous réaliseriez, en les sous-louant, d’importants bénéfices.

— Il faut bien vivre… souligna l’officier en disgrâce.

— Un soldat tel que vous a mieux à faire que de se lancer dans un aussi méchant négoce.

— A faire quoi ? citoyen… s’exclama nerveusement Bonaparte. Ah ! je ne m’illusionne ni sur les hommes, ni sur les choses… Depuis Louis XIV, notre pays a eu des maîtres, mais pas de chefs. En ce moment, ses fils, exaspérés par de longs siècles de servitude et indignes de voir ce fantôme de roi qu’est Louis XVI conspirer avec l’étranger pour rétablir son trône chancelant, cherchent à secouer le joug… et ils vont le briser… Et après ?… Quelle main sera assez forte, d’abord pour repousser l’invasion qui se prépare, puis pour canaliser le courant révolutionnaire et reconstruire une France nouvelle sur les ruines d’un régime déchu ?… Ceux qui sont au pouvoir sont de pauvres gens !… Chacun cherche son intérêt. On intrigue aujourd’hui plus vilainement que jamais… Tout cela détruit l’ambition… Vivre tranquille, jouir des affections de la famille et de soi-même, voilà citoyen, le parti que l’on doit prendre. Et c’est celui auquel je me suis arrêté.

— Venez avec moi, invitait le professeur, et je vais vous faire assister à un spectacle qui pourrait bien changer le cours de vos idées.

Bonaparte hésita un instant. De nouveau, il considérait son interlocuteur avec une curiosité dans laquelle il entrait encore quelque méfiance.

Ce n’était plus l’humble pédagogue provincial, au parler mielleux et aux gestes bénisseurs de clerc laïque qu’il avait devant lui.

L’homme au collet noir s’était entièrement transformé. Ses paupières, nettement soulevées, laissaient apercevoir un œil luisant d’intelligence et de ruse… Sa bouche ne souriait plus… mais elle semblait respirer une indomptable énergie. Sa voix s’était faite mieux que persuasive, entraînante, si bien que Bonaparte, plus fasciné que séduit, lança d’une voix brève et déjà impérieuse :

— Citoyen, je vous suis !…

Bonaparte et son guide se faufilèrent à travers les rangs des émeutiers qui, répandus parmi les parterres saccagés, n’avaient d’yeux que pour les Tuileries, dont ils convoitaient la prise.

Traversant le jardin dans toute sa largeur, ils parvinrent ainsi jusqu’à la terrasse des Feuillants, qui conduisait au manège, où l’Assemblée nationale siégeait en permanence.

S’arrêtant devant une grille, qui n’avait pas encore été forcée, l’homme au collet noir dit à Bonaparte :

— Restons ici. Nous serons très bien pour voir.

— Voir quoi ?

— Ce qui va se passer.

A peine achevait-il ces mots, qu’une immense clameur s’élevait dans les jardins :

— A bas le tyran !… A mort !… A mort !…

D’une petite porte du château, qui donnait directement sur la terrasse des Feuillants, un cortège venait de déboucher sous la protection ironique et mal assurée des gardes-françaises, que l’on devinait prêts à faire cause commune avec la Révolution.

En tête figurait Roederer, procureur général de la Commune de Paris, ceint de son écharpe et entouré de la plupart des directeurs du département. Louis XVI suivait, rouge, congestionné, la démarche lourde, hésitante.

A ses côtés, marchait Marie-Antoinette, qui, la tête haute et les traits courroucés, semblait n’avoir rien abdiqué de son orgueil et représentait vraiment, à elle seule, la royauté absolue.

Venaient ensuite, Madame Elisabeth, sœur du roi, au bras de laquelle se suspendait sa nièce, Madame Royale, âgée de treize ans, puis la marquise de Tourzel, gouvernante des Enfants de France, qui tenait par la main le petit Dauphin inconscient du danger et souriant presque à l’orage.

Enfin, quelques rares gentilshommes résolus à suivre jusqu’au bout leur maître infortuné.

Et la clameur se faisait toujours plus sinistre, plus violente :

—À mort !… À mort !…

Lorsque les portes de l’Assemblée nationale se furent refermées derrière le dernier serviteur de la royauté expirante, la foule, ivre de rage, se rua vers les portes des Tuileries, envahissant le palais, massacrant tout sur son passage.

Bonaparte, empoigné par la fièvre des batailles, se retourna vers son compagnon pour l’entraîner à son tour.

Mais une exclamation lui échappa.

L’homme au collet noir avait disparu.

L'Aiglonne

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