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V : Fouché

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— Eh ! oui, madame la marquise, reprit l’homme au collet noir, avec un impressionnant sang-froid, Fouché, Joseph Fouché, ci-devant père oratorien et actuellement principal du collège de Nantes.

— Sortez ! ordonnait la belle Toinon, avec colère

Mais Fouché reprenait sans s’émouvoir :

— Marquise, permettez-moi de vous faire observer que le temps n’est plus où Marie-Thérèse de Tiffanges pouvait impunément frapper de sa cravache le précepteur de son frère parce qu’il avait eu l’audace de la contempler avec trop d’admiration…

— Monsieur !

— Permettez… Si la loi n’a pas encore proclamé l’égalité de tous les citoyens, les événements ne s’en sont pas moins chargés de briser la barrière qui s’élevait entre une dame de qualité telle que vous et un plébéien tel que moi. Aussi, avant de m’éconduire, écoutez-moi et j’imagine que vous n’aurez pas à vous en repentir.

— Rien, monsieur, ripostait la marquise avec hauteur, non, rien ne saurait m’empêcher de vous chasser de ma présence !

En vérité, madame, insistait Fouché, pourquoi m’accabler de votre mépris avant de connaître le but de la démarche que je tente ce soir auprès de vous ?

— Que puis-je attendre d’un prêtre qui a renié sa foi ?

— Lorsqu’il y a dix ans la scène qui m’a valu votre courroux se déroula dans la maison de M. le comte de Tiffanges votre père, je vous aimais… madame… Oh ! pardonnez-moi… oui, je vous aimais de toute l’ardeur tumultueuse d’un cœur qui jusqu’alors avait complètement ignoré les orages de la passion. Mais rendez-moi cette justice, jamais, jusqu’à cette heure fatale, je ne vous avais laissée soupçonner le feu qui me consumait. Jamais vous n’eussiez deviné ce qui se passait en moi si, un jour, un jeune seigneur ne s’était présenté à vous avec tous les droits du fiancé…

Fouché prit un temps ; puis, il poursuivit :

— Ne croyez pas, madame, que. je fus torturé par la jalousie ! Non ! Si j’étais plongé dans une aussi cruelle affliction, c’était parce que je n’ignorais point que celui qui allait vous épouser, et que j’avais eu pour élève au collège de Juilly, était indigne de devenir votre époux.

Pétri de mauvais instincts, qui n’avaient fait que se développer avec l’âge, le marquis de Navailles ne pouvait que vous rendre la plus malheureuse des femmes… Il n’y manqua point… Bientôt, il vous abandonna pour retrouver la fille d’opéra dont il avait fait sa maîtresse.

A ces mots, la marquise de Navailles cacha entre ses mains son visage qui reflétait tout le désespoir d’une existence prématurément brisée.

— Ne m’en veuillez pas, madame, s’empressa de déclarer Fouché, si je fais renaître en vous d’aussi cruels souvenirs. Mais il le faut pour que vous compreniez que moi, qui avais prévu votre longue suite d’infortunes, je n’aie pu jadis résister à la folle impulsion qui, au moment où vous alliez échanger avec M. de Navailles les promesses vous enchaînant à lui pour toujours, m’avait précipité vers vous ! Vous n’avez vu là que le geste odieux d’un prêtre indigne. Et le châtiment, en suivant aussitôt la faute, ne m’a pas permis de tomber à vos genoux, d’implorer ma grâce ! Chassé de votre présence, ma qualité d’ecclésiastique m’a seule valu de ne pas être bâtonné par vos valets et j’ai dû m’enfuir comme un voleur. A dater de ce moment, rongeant mon frein et dévorant ma honte, j’ai attendu l’heure où, m’arrachant à la servitude dans laquelle j’étais plongé, je pourrais devenir enfin un homme libre de ses actions et maître de sa volonté… Ce jour est venu, madame, et je le bénis de toutes les forces de mon être, puisqu’il me permet de vous sauver !

— Un autre s’en est chargé, monsieur, fit la marquise de Navailles, avec une froideur dédaigneuse.

— Le lieutenant Bonaparte !

— Comment, vous savez ? s’exclama la marquise, en rougissant.

— Oui, je sais !

— Vous nous espionniez donc ?

— Je m’intéresse beaucoup à ce jeune officier. Si je le connais assez pour bien augurer de son avenir, mon devoir est de vous déclarer que sa protection ne suffira pas à vous préserver de la mort.

— De la mort fit Mme de Navailles, dont les yeux s’étaient dirigés instinctivement vers la lettre qui se trouvait sur le guéridon. Fouché, gravement, continuait :

— Vous êtes accusée de correspondre avec la duchesse de Polignac, ci-devant favorite de la reine et actuellement réfugiée à Vienne, en Autriche. Un mandat de prise de corps a été décrété contre vous et votre arrestation n’est plus qu’une question d’heures, de minutes, peut-être.

— Eh bien ! que l’on m’arrête !

Pourquoi parler ainsi, lorsque tout peut encore très bien s’arranger.

Comment cela ?

— En partant avec moi. Et, tranquillement, Fouché ajouta :

— J’ai quelques accointances avec la police et j’ai pu me procurer un double passeport à mon nom et à celui de ma sœur Marie-Françoise. Une chaise de poste nous attend à l’angle de la rue Vide-Gousset et de la place des Victoires… Nous y montons et en quelques relais…

— N’ajoutez pas un mot.

— Pourquoi ?

— Je refuse, car je préfère la prison et même la mort à la pensée de vous devoir mon salut.

— Mais c’est de la démence !

— N’insistez pas…

— Un mot, cependant…

Et, dirigeant à son tour un regard cauteleux sur la lettre que Bonaparte avait remise à la belle Toinon, il reprit, d’un ton fielleux sous lequel se devinait la plus perfide des menaces :

— Vous oubliez une chose, madame… C’est qu’en refusant une offre que seul m’inspire mon profond dévouement à votre personne, non seulement vous vous condamnez vous-même, mais vous entraînez dans votre perte celui qui, non content de vous donner asile, vous a encore confié un message pour un agent royaliste, qui, si je suis bien renseigné — et je le suis — a été écroué ce tantôt à la prison des Carmes.

— Misérable ! rugit la marquise à bout de patience… à quel degré de bassesse en êtes-vous tombé, pour avoir l’audace de me proposer un pareil marché !

Et sublime de la plus noble indignation qui eût jamais fait battre un cœur de femme, Marie-Thérèse prononça :

— Allez ! prêtre indigne, religieux renégat, traître à votre Dieu et à votre roi ! Allez me livrer à votre justice… car je ne veux plus vous voir, je ne veux plus vous entendre… Vous me faites horreur !

— Eh bien, non ! rugit Fouché. Je ne m’en irai point avant que vous ne m’ayez écouté jusqu’au bout… avant que je vous aie révélé tout ce qu’il y a en moi de douleur et de rage… Car c’est vous qui avez fait de moi l’homme que je suis… C’est à cause de vous que je suis devenu un mauvais prêtre. C’est par vous que, fou d’un désespoir que j’ai dû cacher à tous, je suis devenu l’être astucieux, fourbe et méchant que vous avez sous les yeux.

— Infâme ! Infâme !

— Et lorsque j’arrive à temps pour vous sauver d’un danger terrible, vous me repoussez, vous me souffletez de mots bien plus cruels que votre coup de cravache… Ah ! c’en est trop, cette fois !… Suivez donc votre destinée !

Au paroxysme de la fureur, Fouché s’écria :

— Dites-vous que le jour où vous monterez à l’échafaud, Fouché le défroqué, Fouché le renégat, sera là pour voir votre tête tomber dans le panier !

Un coup violent ébranlait l’huis, suivi de ces mots prononcés d’une voix rude, impérieuse :

— Ouvrez, au nom de la loi !

Que vous disais-je ? ricana Fouché en se dirigeant vers la porte.

Un officier municipal, guidé par Grippe-Sols et accompagné de plusieurs sectionnaires, apparut sur le seuil.

— La ci-devant marquise de Navailles, demanda-t-il d’un ton sévère.

— C’est moi, fit Marie-Thérèse avec un air de dignité incomparable.

L’officier déclarait :

— J’ai reçu l’ordre de vous mettre en état d’arrestation et de vous conduire à la prison de l’Abbaye.

— Je vous suis, fit simplement la marquise, dont le visage avait déjà la beauté d’une martyre résignée au sacrifice.

Et, sans même jeter un regard à l’ex-oratorien qui affectait une attitude effacée, elle se dirigea vers l’officier qui ajouta :

— J’ai également le mandat d’arrêter le lieutenant Bonaparte.

— Le lieutenant Bonaparte n’est plus ici, répliqua Mme de Navailles.

Fouché, qui avait eu le temps de prendre la lettre sur le guéridon et de la faire disparaître adroitement dans une des poches de son manteau, intervenait d’une voix conciliante :

— Le lieutenant Bonaparte est de mes amis… et je me porte garant de son civisme.

Interloqué, l’officier municipal demandait d’un ton rogue :

— Qui donc êtes-vous, pour vous mettre ainsi en travers des décisions de la justice ?

Fouché ne répondit pas. Mais, s’approchant de l’officier, il lui mit sous les yeux un carton qu’il tenait dans le creux de la main et sur lequel quelques lignes imprimées étaient suivies d’une signature autographe sur laquelle était apposé un cachet représentant un triangle formé de trois piques et surmonté d’un bonnet phrygien à cocarde tricolore.

L’exécuteur de la loi, saluant Fouché avec déférence, reprit, instantanément radouci :

— C’est entendu, citoyen, le lieutenant Bonaparte ne sera pas inquiété.

Mme de Navailles, figée de surprise, se demandait à quel mobile Fouché pouvait bien obéir en sauvant son amant…

Mais le chef de section ordonnait :

— Citoyenne, en route !

Marie-Thérèse jeta un dernier regard sur cette chambre où, pour la première fois, elle avait senti battre contre sa poitrine un cœur vraiment digne du sien.

Et comme ses yeux s’arrêtaient sur Fouché, qui avait le cynisme de s’incliner une dernière fois devant elle :

— Judas ! proféra-t-elle en passant en face de lui d’un pas altier et la tête haute.

Tandis que le cortège s’éloignait, Grippe-Sols, dont le visage exprimait une profonde indignation, s’approcha de l’homme au collet noir et lui dit : Citoyen, j’aurais un mot à vous dire.

— Qu’y a-t-il, mon garçon ?

— Reprenez votre louis.

— Pourquoi, mon ami ?

— Parce que j’ai beau être un patriote et un pur…

— Oui, eh bien ?…

— Eh bien, je ne mange pas de ce pain-là !

— Ah çà ! grommela Fouché en empochant la pièce d’or, où les scrupules vont-ils se nicher ?

Comme il gagnait la sortie, la haute stature du sieur Maugeard, en chemise de nuit, en bonnet de coton, la face bouffie de sommeil, se profilait sur le seuil.

— Mille tonnerres ! clama-t-il, qu’est-ce que c’est que tout ce remue-ménage ?

— Patron ! répliqua Grippe-Sols, c’est Judas !

— Judas ! sursauta le colosse.

Et, apercevant Fouché qui tentait de s’esquiver, il le saisit par le bras, et, le jetant dans l’escalier, il lui lança, d’une voix qui acheva de réveiller tous ses locataires :

— Décampe, espèce de jean-fesse et de cuistre ! Et apprends que l’hôtel de Metz n’est pas fait pour les mouchards !

L'Aiglonne

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