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IX : L’Empereur et le soldat

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Ce soir-là, à Saint-Cloud, l’Empereur, qui semblait soucieux, s’était levé de table brusquement et avait regagné ses appartements particuliers, sans adresser la parole à personne.

Après avoir consigné sa porte, il s’était enfermé dans son cabinet de travail ; et, s’installant devant un vaste secrétaire aux incrustations en bronze doré, il s’était plongé dans une méditation profonde.

Mais, bientôt, on grattait à une petite porte en tapisserie, qui communiquait directement avec le cabinet de toilette de l’Empereur.

— C’est toi, Marchand ? interrogea Napoléon, en s’arrachant à sa rêverie.

— Oui, Sire.

— Eh bien ! entre !

Grippe-Sols apparut.

— Sire, annonça-t-il, le général Malet est là.

— Le général Malet, grommela Napoléon avec un léger sursaut. C’est vrai, je l’avais oublié. Eh bien ! qu’il entre !…

Tandis que Grippe-Sols introduisait le général et s’éclipsait aussitôt, l’Empereur saisissait un dossier placé devant lui et en commençait aussitôt l’examen, sans paraître s’apercevoir de la présence du général.

Celui-ci, très calme en apparence, mais bouleversé intérieurement, ainsi que tout homme qui sent qu’il va jouer son honneur et peut-être sa vie, le considérait d’un regard où se reflétaient à la fois une sourde haine et une inconsciente admiration.

Nerveusement, l’Empereur feuilletait les pages du dossier et les parcourait avec cette rapidité de coup d’œil qui n’appartenait qu’à lui.

Puis, se tournant à brûle-pourpoint vers le visiteur, il lui lança de ce ton mordant, qui faisait frissonner les plus braves :

— Or çà, il paraît, monsieur Malet, que vous n’êtes pas content ?

— Comment le serais-je, sire ? répliqua le général avec toute la brutale franchise dont il était capable et qui lui valait tant d’ennemis… Après avoir été frappé d’ostracisme, voilà maintenant que je suis accusé d’être un voleur !

— Je viens de lire plusieurs rapports concernant votre cas, déclarait sèchement Napoléon.

Et s’arrêtant pour envelopper de son coup d’œil d’aigle le soldat farouche qu’il avait devant lui :

— Ces rapports sont ridicules. Ils ne contiennent que des allégations mensongères de policiers fielleux ou des insinuations puériles de bureaucrates toujours friands de la peau d’un militaire… J’entends, sachez-le, qu’il n’en soit fait aucun état !

— Je remercie Votre Majesté.

— Vous n’avez pas à me remercier, monsieur Malet. J’ai toujours eu pour principe d’être le premier serviteur de la justice. Et c’est en son nom que j’agis de la sorte envers vous.

Et, tout en prenant une pincée de tabac, il ajouta :

— Il n’en est pas moins vrai que, si vous n’êtes pas un concussionnaire, vous êtes une forte tête, un officier indiscipliné, un mauvais esprit…

Et il continua, en martelant ses mots :

— Depuis quelque temps, il m’est revenu aux oreilles que vous frondiez ouvertement mon autorité. Est-ce vrai, cela ?…

— Oui, Sire…

— Ah !… Ah !… Longtemps, je vous ai ménagé en raison de vos bons services, mais votre dernière algarade ne m’a plus permis l’indulgence. On m’avait bien prévenu que vous aviez un mauvais caractère. Je m’en suis aperçu… Mais, après tout, j’aime mieux cela que si vous n’en aviez pas du tout.

Et, se levant, Napoléon posa :

— D’ailleurs, je sais tout ce que vous pensez de moi !… Vous prétendez que je l’ai détruite, cette liberté qui a coûté tant de sang à la patrie… Or çà, voulez-vous me dire ce qu’elle était, lorsque, au soir du 1 8 brumaire, je me suis emparé du pouvoir ?

— Sire, elle était…

— … Une de ces filles impures que les passions déshonorent, que la débauche flétrit bien avant l’âge et qui, vieilles à vingt ans, hideuses à voir, sont insultées, couvertes d’opprobre par leurs amants eux-mêmes !…

Et, s’animant peu à peu, l’Aigle poursuivit :

— Eh bien ! cette liberté qui, en expiation de ses excès, n’était plus pour la France qu’une mégère en décrépitude, un impuissant fantôme, d’un coup de pied, je l’ai fait rouler dans l’abîme ! Et c’est cela que vous, les vieux Jacobins, vous, la petite monnaie de Robespierre, de Couthon et de Saint-Just, vous ne voulez pas me pardonner…

— Sire !…

Mais Napoléon, le regard enflammé, continuait, en arpentant son cabinet :

— Et puis, sur quoi pourriez-vous m’attaquer que je ne puisse me défendre ? Mon despotisme ?… Mais la dictature était de toute nécessité. Vous allez peut-être me dire que j’ai trop aimé la guerre ? N’ai-je pas toujours été attaqué ?… J’ai restauré la monarchie ?… N’a-t-elle pas été l’œuvre fortuite des circonstances, et ne sont-ce pas mes ennemis qui m’y ont conduit pas à pas ?… J’avais trop d’ambition ? Ah ! j’en ai eu… j’en ai encore… et j’en aurai toujours, mais elle est de l’espèce la plus haute qui fut peut-être jamais, celle d’établir, de consacrer enfin l’empire de la raison et le plein exercice, l’entière jouissance de toutes les facultés humaines.

Et tout en s’arrêtant devant son interlocuteur et en le fixant bien dans les yeux, l’Empereur conclut :

— Allons, monsieur Malet, oserez-vous dire encore que je suis un tyran ?

— Sire, fit Malet avec cet accent de rude sincérité dont il eût été incapable de se départir, je vous prie de croire que nul plus que moi n’admire votre puissant génie… Vous êtes un très grand général, le plus grand peut-être qu’ait connu l’Histoire… Mais…

Malet s’arrêta, comme si, malgré toute son audace, il hésitait à en dire davantage.

— Eh bien ! monsieur Malet, poursuivez… je le permets, invitait Napoléon, d’un ton sarcastique.

— Mais je trouve inutile de développer devant Votre Majesté des arguments auxquels elle-même a si péremptoirement répondu d’avance.

— Ce qui, j’imagine, vous a complètement convaincu.

— Non, sire, riposta Malet avec une indomptable fermeté.

— Voilà une réponse qui vous honore, fit l’Empereur avec un accent de soudaine bonté… Elle me prouve que vous avez le courage de vos idées… C’est une qualité assez rare pour que je l’apprécie entre toutes. Voilà pourquoi je regrette de ne pouvoir vous compter au nombre de mes amis.

A ces mots, Malet se sentit vivement ému.

C’est que, lui aussi, commençait à se sentir gagné par ce véritable charme, cette irrésistible fascination que ce surhomme savait si bien exercer sur ceux dont il tenait à se gagner le cœur et à s’assurer le dévouement.

Mais Malet n’était pas seulement un aigri… C’était un de ces sectaires qui considèrent comme un crime de sacrifier leur foi à l’individualité et de faire passer leur intérêt avant ce qu’ils estiment leur devoir.

Et, se raidissant contre l’attendrissement qui l’envahissait, Malet ne put que balbutier :

— Sire, croyez que moi aussi je regrette…

Napoléon le considéra avec une réelle tristesse.

Dès le début de cet entretien, il avait jugé l’homme… et l’opinion qu’il en avait conçue était qu’il possédait des qualités assez solides pour qu’on accordât un prix réel à son attachement.

Désireux de réaliser une conquête dont il devinait le prix, il s’écria avec cette impétuosité par laquelle il avait l’habitude de brusquer les dénouements qui se faisaient trop longtemps attendre :

— Vous regrettez quoi ?… Les conséquences fâcheuses que vous ont values vos écarts de langage et vos manifestations déplacées ? Ah çà ! monsieur Malet, vous n’avez donc pas encore compris qu’il ne tenait qu’à vous que je vous appelasse général ?

A ces mots, Malet pâlit légèrement.

Puis, avec un accent de dignité incomparable, il reprit :

— Puis-je demander à Votre Majesté ce que je dois faire pour retrouver mon grade ?

— Me jurer fidélité !

— C’est impossible !

— Pourquoi ? s’écria l’Empereur en frappant du pied.

— Parce que j’aurais peur de ne pas tenir parole à Votre Majesté.

— Ah ! prenez garde ! sursauta Napoléon, dont le regard s’était instantanément chargé d’éclairs.

Et, tout en maîtrisant la colère qui commençait à l’agiter, il continua d’un ton âpre, saccadé :

— Avant de battre mes ennemis par les armes, j’ai toujours cherché à les vaincre par la raison… Mais quand je me suis trouvé en face de résistances faites de parti pris, de rancune, de vanité, de haine ou de sottise… Oh ! alors, je me suis montré implacable… et j’ai brisé sans pitié ceux qui ne voulaient pas plier. Il y a dix ans, ma police arrêtait un chouan nommé Cadoudal qui avait résolu de m’assassiner. Ayant appris que cet homme était doué de toutes les qualités qui font les vrais chefs, je décidai d’avoir avec lui un entretien. Je le fis venir aux Tuileries. Je lui exposai, comme à vous, mes idées. Comme à vous, je lui dis : « Au lieu d’être contre moi, soyez avec moi ! » Et, comme vous, il me répondit : « Non ! » Quelques jours après, il était fusillé !

Et, tandis que Malet l’écoutait dans un silence de mort, Napoléon, en une attitude vraiment souveraine, acheva :

— Retenez bien ceci, monsieur Malet. De même que j’ai mis fin aux insurrections et aux complots royalistes, je n’hésiterai pas à réprimer avec autant de sévérité toute tentative criminelle, de quelque part qu’elle vienne.

Et, comme Malet se taisait toujours, l’Empereur, le foudroyant du regard, lança d’une voix au métal éclatant :

— C’est tout ce que vous avez à me dire ?

— Oui, Sire.

Frappant violemment avec un petit marteau d’argent un timbre placé sur son secrétaire, Napoléon s’écria :

— Vous êtes un orgueilleux, monsieur Malet, et votre orgueil vous perdra !

La silhouette de Grippe-Sols se profila sur le seuil.

— Marchand, ordonna Napoléon à son valet de chambre, reconduis M. Malet jusqu’à l’entrée du château.

Le général Malet, après s’être incliné avec dignité devant l’Empereur, sortit aussitôt accompagné par Grippe-Sols qui avait tout compris ou… tout entendu et semblait consterné.

Demeuré seul, Napoléon eut un violent haussement d’épaules.

Exaspéré par cette résistance qu’il n’avait pu briser, irrité de voir ses offres repoussées, sa générosité méconnue, il recommença à arpenter fiévreusement son cabinet ; puis, ouvrant brusquement la porte qui donnait dans la vaste antichambre où se tenaient les aides de camp de service, il clama de sa voix de tempête :

— Qu’on aille chercher tout de suite le ministre de la Police générale !

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