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XI : L’aiglonne

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Le général Malet, après avoir remercié son ex-ordonnance de ses loyaux mais vains services, avait repris à pied la route de Paris.

Après avoir contourné le parc et suivi la route qui conduisait à Suresnes, il franchit le pont qui traversait la Seine et s’engagea dans le bois de Boulogne.

La nuit était sombre et froide.

Malet se sentit secoué tout à coup par un violent frisson.

Bientôt, il dut s’arrêter, envahi par une immense lassitude ; et, en proie à une grande dépression nerveuse, il se laissa choir sur un banc.

On eût dit qu’au cours de la lutte qu’il venait de soutenir contre le maître du monde et dont, vis-à-vis de lui-même, il était sorti triomphant, il avait usé toutes ses forces… et qu’épuisé par sa victoire le vainqueur succombait à bout d’énergie et de sang…

Et pourtant, après quelques instants de prostration complète, il raidit ses muscles et voulut se lever… Ce fut en vain…

Empoigné par un de ces sommeils de plomb qui terrassent parfois les hommes les plus robustes, Malet crut tout d’abord qu’il se plongeait dans le néant.

Mais bientôt une sensation de vie intérieure parut l’illuminer d’une clarté tout d’abord incertaine et mystérieuse, qui se précisa bientôt en une sorte de jaillissement lumineux.

Il lui semblait que, tout à coup, un appel cuivré vibrait à ses oreilles et le faisait se dresser sur ses jambes, comme, au matin des batailles, la diane, sonnée par vingt trompettes, l’éveillait en son étincellement de fanfare guerrière…

Le cœur palpitant, il regarda autour de lui.

Mais ce n’étaient plus des soldats pressés de voler au combat qu’il avait sous les yeux…

Dans une plaine morne et dévastée, au milieu de laquelle fumaient des villages et flamboyaient des meules, il n’y avait que des morts étendus dans les sillons ravagés, des cadavres partout, à l’infini, au-dessus desquels tourbillonnait le vol sinistre des corbeaux affamés.

Et voilà que, lentement, les morts se soulevaient de terre, étendant vers lui leurs mains suppliantes, et proféraient de leurs cris éperdus :

Qui mettra fin à l’horrible carnage ? Qui dispersera l’atroce cortège de misères ? Qui sauvera l’humanité ?

Et Malet se disait :

« Jusqu’à mes soldats qui me demandent de les venger !… »

Puis, brusquement, sans transition, il se trouvait transporté à l’entrée d’un village.

Une lumière triste, falote, comme un cierge brûlant près d’un cercueil dans la nuit, attirait son regard.

Guidé par elle, il s’approchait de la fenêtre d’une misérable chaumière, et il apercevait, écroulés devant un âtre sans feu… deux vieillards qui pleuraient.

Soudain, une main s’appuyait lourdement sur son épaule… Il se retournait…

Un homme d’une haute stature, enveloppé d’un vaste manteau dont le col relevé lui cachait la moitié du visage, coiffé d’un chapeau noir, lui murmurait à l’oreille :

— Tu vois ces malheureux… Ils avaient trois fils… L’Empereur les leur a pris tous les trois… Ils ne les reverront jamais !

Et d’une voix devenue bientôt un grondement d’airain, l’inconnu martelait :

— Qu’attendez-vous donc, vous les fils de la Révolution, vous les survivants de l’Epopée sublime, pour vous révolter contre le tyran qui a usurpé vos droits. Le souffle qui vous animait jadis n’est donc plus en vous ? Vos cœurs altiers ne palpitent donc plus pour la grande cause ?…

— Danton !… la voix de Danton ! s’écriait Malet frémissant à la fois d’angoisse et d’enthousiasme.

— Oui… Danton ! clamait le tribun en rejetant d’un geste large son manteau et sa coiffure… C’est moi, qui reviens crier de nouveau : la Patrie est en danger ! Car autant la guerre est imprescriptible et sacrée quand il s’agit de défendre le sol des ancêtres menacé et foulé par l’étranger, autant elle devient exécrable et criminelle lorsqu’elle n’a qu’un but : satisfaire l’ambition et l’égoïsme de ceux qui l’ont déchaînée…

Et Danton, de plus en plus véhément, poursuivait :

— Malet, regarde… La liberté… enchaînée t’appelle… Elle t’appelle, elle appelle tous ses fils… Va… cours vers elle. Sauve-la… Oh ! oui, sauve-la de l’étreinte du Corse… Venge-la de Napoléon !

Et, du même geste avec lequel il indiquait jadis, aux patriotes de 93, la frontière à défendre, Danton montrait de loin, à Malet, une femme nue, les mains enchaînées, les cheveux en désordre, et que l’Empereur maintenait à terre avec la pointe de son épée…

Puis, tout s’évanouit. Malet avait rêvé…

Mais Malet, à présent, était debout… Le verbe du tribun, qui résonnait encore à son oreille, lui avait rendu ses forces en lui dictant son devoir.

Maintenant, il était résolu à tout… Et ce fut d’un pas ferme et décidé qu’il reprit la route de son logis.

Lorsqu’il arriva rue des Saints-Pères, le jour commençait à poindre.

Sa femme et sa fille avaient passé la nuit à l’attendre. Ni l’une ni l’autre n’avaient pu goûter un instant de repos.

Mme Malet se disait :

« Pourvu qu’il ne se soit pas laissé aller à quelque violence. »

Laurence se demandait :

« Serait-il tombé dans un guet-apens ? »

Aussi, en le voyant paraître, toutes deux s’étaient-elles jetées en même temps dans ses bras.

— Eh bien ? questionna la bonne Denise, encore tout angoissée.

Quant à Laurence, elle s’était contentée d’embrasser son père sans l’interroger.

A l’expression de son premier regard, elle avait tout compris ; et, rassurée, elle se disait :

« Il n’a pas cédé !»

Impatiente de savoir, Mme Malet, qui s’illusionnait encore, reprenait avidement :

— Tu as vu l’Empereur ?

— Oui, je l’ai vu… répondit le général avec un ricanement ironique.

Parle vite !

— Il a été obligé de reconnaître que les actes contraires à l’honneur qui m’étaient reprochés n’étaient que d’infâmes calomnies.

Tu vois bien…

— Attends un peu… Après m’avoir reproché d’être une mauvaise tête, il m’a proposé de me rendre mon grade et de me donner un commandement, mais à la condition que je lui jurerais fidélité. N’étant pas à vendre, j’ai refusé !

— Mon ami !

Alors, il est entré dans une grande colère, me menaçant de me faire fusiller comme le chouan Cadoudal, si je persistais à le braver. Je lui ai répliqué que je n’avais jamais tremblé devant personne et je suis sorti de son cabinet la tête encore plus haute que lorsque j’y étais entré.

Tandis que dans les yeux de Laurence s’allumait une flamme de joie farouche et de superbe orgueil, Malet poursuivait avec une véhémence grandissante :

— Désormais, le sort en est jeté. La guerre est déclarée entre l’Empereur et moi…

— Claude, implorait Denise, réfléchis encore !

— Non, mille fois non ! s’emportait le général. J’ai juré de renverser l’Empire, je le renverserai !

— Mère ! s’écriait Laurence, qui avait écouté Malet les mains jointes et le regard exalté… Mère chérie, il faut bien te garder de troubler mon père et surtout d’affaiblir son courage par des prières et des larmes… N’est-ce pas à nous, au contraire, de l’encourager, de toute notre âme, d’être sans cesse à ses côtés, de participer à ses périls… de vaincre avec lui s’il triomphe… et de mourir près de lui s’il vient à succomber !

— Tu le hais donc bien, toi aussi, ce Bonaparte, s’écria le général, en attirant la jeune fille dans ses bras.

— Si je le hais ! scanda Laurence avec un accent farouche…

— Pourquoi ? s’écria Mme Malet, en levant les bras au ciel.

— Pourquoi ? répéta la jeune fille avec force. Mais pour tout le sang qu’il fait répandre, pour tous les pleurs que chaque jour il fait couler, pour tous les cœurs libres qu’il opprime, et, surtout, par-dessus tout, parce qu’il est l’ennemi de mon père, et que tout ennemi de mon père est le mien !

— Laurence ! s’écria Malet en proie à une émotion poignante.

— Mon père, affirmait-elle, avec une énergie bien au-dessus de son âge, j’ai été élevée à votre école… C’est donc vous dire que je n’ai peur de rien.

Et, enlaçant tendrement le général, elle supplia :

— Aussi, ne me refusez pas l’honneur et le bonheur que je vous demande : lutter près de vous… me battre au soleil ou dans l’ombre, vous accompagner partout où vous me direz de vous suivre, me rendre partout où vous m’ordonnerez d’aller ! Vous verrez combien je vous serai utile. En effet, qui soupçonnerait en moi une conspiratrice ? Ne puis-je pas facilement pénétrer dans des milieux qui vous sont interdits, accomplir les tâches délicates où vous échoueriez tout de suite ?

— Laurence ! admirait Malet, éperdu de joie, tant il trouvait dans l’âme de cette enfant des prisons un pur et splendide écho de la sienne.

— C’est oui, n’est-ce pas, mon père ? insistait la jeune fille.

— C’est oui, affirma le général, en étreignant sa fille contre son cœur.

— Ah ! vous me ferez mourir ! sanglotait Mme Malet, effondrée sur un siège.

— Ne parle pas ainsi, déclarait Laurence, en rejoignant sa mère, qu’elle entourait de ses bras.

Et, avec la foi d’une héroïne consciente de la mission qu’elle s’est assignée et des responsabilités qui l’attendent, elle s’écria : Ne pleure pas, maman, car je suis si heureuse !

Heureuse, Laurence l’était, en effet, de toute la fièvre de son sang généreux, de toute l’exaltation de son cerveau féru, dès son plus jeune âge, des principes que Malet avait semés en elle.

Ah ! comme il l’avait bien façonnée à son image, ce rude soldat de la République…

Non seulement elle avait adopté entièrement ses idées, mais elle épousait aussi ses haines !

Il pouvait être fier de sa fille adoptive.

Combien, cependant, au lieu de tressaillir d’allégresse, n’eût-il pas frémi d’épouvante si, tout à coup, il avait appris que cette enfant, dont il allait faire sa complice passionnée, n’était pas seulement la fille de la ci-devant marquise de Navailles, dont il avait si loyalement respecté l’ordre suprême, mais qu’elle avait aussi pour père ce Napoléon Bonaparte… l’ennemi qu’il voulait abattre… l’Empereur qu’il voulait renverser !

Mais la marquise de Navailles était morte en emportant son secret dans la tombe.

L’Aiglonne avait déclaré la guerre à l’Aigle.

La parole était au Destin !…

L'Aiglonne

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