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UN MAUVAIS RÉGIMENT

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30 novembre 1904.

C’est le mien: c’est du moins celui que j’avais la prétention de lever et qu’on devait recruter parmi les embusqués. Je le passe en revue. Pas d’illusions possibles. Il se présente mal. Au lieu des gars solides, des beaux soldats tout neufs que je comptais y trouver, j’aperçois des hommes chétifs, j’en vois d’autres qui, au défilé, tirent la jambe et d’autres encore qui, au tir, mettent avec peine le fusil à l’épaule.

J’interroge. Le premier me dit qu’autrefois réformé il a été repris après un examen rapide et à distance, le second qu’ayant été blessé il a été reconnu bon pour le renvoi au front. Ainsi de la plupart des autres. Des demi-infirmes, des demi-guéris. Le voilà presque tout entier, mon régiment des embusqués. Déception.

Ai-je donc été trompé ? L’embusqué n’est-il qu’une chimère? Aurai-je le remords d’avoir contribué si peu que ce soit à grossir l’effectif des hôpitaux quand je voulais donner de solides recrues à nos armées?

Mais non.

Voici que je suis frôlé par une puissante auto, où deux jeunes chauffeurs rasés de frais et resplendissants de vigueur et de santé brûlent avec maîtrise la piste Étoile-Concorde. Voici que dans le métro je vois se mirer toutes les lampes du wagon dans un casque bien porté dont aucune brume du Nord, dont aucune pluie des Flandres n’a terni l’éclat. Voici que de toutes les villes, de tous les coins de France, m’arrivent les informations, les protestations. Rien n’est changé ou presque. Quelques valétudinaires et quelques éclopés paieront: mais les embusqués sent toujours là-Que s’est-il donc passé ?

Je ne mets pas en doute la bonne volonté, le zèle patriotique de mon ami Millerand. Il a voulu agir; il a agi; il a donné des instructions et des ordres. Mais entre le ministre et l’homme qu’il s’agit de déloger, quelles défenses! Quel enchevêtrement de fils barbelés, c’est-à-dire que de protecteurs, députés, sénateurs, préfets, sous-préfets, électeurs influents! C’est toute une organisation dont les ramifications sont infinies et les ressources innombrables.

Un général doit faire une inspection: il est aussitôt repéré. Pendant deux jours tous les embusqués se terrent. Le général inspecte: tout est bien. Le général a inspecté : l’embusqué narquois reparaît au bureau.

C’est un truc: mais combien d’autres dont je pourrais donner l’énumération!

Et le jour où un contingent, composé vaille que vaille, quitte le dépôt, l’embusqué a le sourire en assistant au départ.

Prenez garde, mon cher ministre, et croyez-moi. La colère monte. C’est à vous de l’apaiser. Il vous y faudra votre persévérance, votre belle ténacité, votre conscience du devoir national.

J’ose m’adresser à vous, bien que le grand journal radical du Midi m’ait averti que je ne serais pas, que je ne devais pas être écouté. Procurez-vous et lisez son numéro du 17 novembre. Vous y verrez par quels pitoyables arguments il prend la défense des embusqués, sans contester leur existence.

Vous y verrez comment il vous met en garde contre mes efforts, en affirmant que je suis «le moins républicain de vos confrères ».

Il le sait et je l’ignore. La raison en est que depuis le 1er août je n’ai pas pris le temps de m’interroger sur mes opinions politiques. Mais s’il est vrai que, pour être républicain en novembre 1914, il faille sacrifier des éclopés et des malades aux protégés de nos puissants d’un jour, j’avoue n’avoir aucun droit à l’estampille du journal qui se dit «de la démocratie».

Je n’étais pas hier de la république des camarades; je ne suis pas aujourd’hui de la république des embusqués. Ni vous, n’est-ce pas?

(Le Gaulois.)

De l'arrière à l'avant : chronique de la guerre

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