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RENTRÉE JUDICIAIRE

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3 octobre 1914.

Au jour dit, à l’heure fixée, suivant le cérémonial accoutumé, la rentrée judiciaire a eu lieu. C’est très bien. Il faut conserver à la vie nationale son fonctionnement ou du moins en garder les apparences. Derrière l’inexpugnable rempart fait de la poitrine de nos enfants, chacun doit être à son poste. Devoir facile, dont l’accomplissement ne mérite pas une louange, dont la méconnaissance serait une désertion.

Chacun est donc venu reprendre la robe, ou rouge ou noire. On a tristement compté les vides que les jeunes ont laissés (combien déjà pour toujours!); les anciens ont serré les rangs, et l’on s’est retrouvé sous le plafond somptueux de la première chambre de la Cour.

Une phrase toute faite s’échange traditionnellement entre avocats qui se revoient au Palais, après ces deux mois d’absence. «Avez-vous passé de bonnes vacances?» Elle ne s’est pas dite hier. Des vacances! Qui donc en a eu? Qui donc a pu, l’esprit libre, goûter la douceur des soirs d’août et ouvrir ses poumons élargis à l’air frais et léger de septembre?

Il n’y a pas eu, il ne pouvait pas y avoir de vacances. Je crois bien qu’en dépit de la cérémonie d’hier, les audiences seront courtes et rares, qu’on trouvera les magistrats et les avocats plus souvent penchés sur la carte d’Europe que sur les pièces de procédure. Querelles d’argent, querelles de ménage, querelles d’amour-propre, comme elles paraissent petites, quand on compare! La guerre sera la trêve des plaideurs. Après, on verra.

Que verra-t-on? C’est la question que je me posais pendant cette audience solennelle, où se sont dites sobrement les paroles nécessaires d’hommage à nos soldats et de confiance en nos destinées. Je ramenais aux proportions de l’orbite modeste où je me meus depuis plus de trente ans la question de l’avenir de la France victorieuse; je me demandais ce que serait la justice française après la victoire.

La réponse est dans toutes les consciences droites. La justice ne sera plus et ne peut pas rester ce qu’elle était devenue. Elle devra participer au relèvement attendu; elle devra, dans le sang versé, laver et guérir ses plaies, si profondes et si vives qu’elle était près d’en mourir. Elle avait compromis son prestige et son renom. Personne ne peut le nier et chacun sait pourquoi. La politique s’était emparée d’elle, avait triomphé des résistances et des révoltes individuelles, l’avait réduite en servitude, était sur le point de l’étouffer.

Ce fut d’abord un travail sournois et inavoué. Ce fut, de la part des plaideurs, la recherche discrète de l’influence. Ce fut, favorisée par quelques grands talents, la montée des avocats à qui le justiciable demandait, plus encore que le concours de leur expérience et de leur parole, l’appui de leur situation politique, de leur parenté politique, de leurs intimités politiques. Les magistrats, au moins certains d’entre eux, s’abandonnant au courant qu’il eût fallu remonter, témoignant par les mesures d’ordre intérieur, par leurs égards particuliers, par l’accueil prolongé de leurs cabinets, une complaisance et une faveur trop accusées. La politique alors s’enhardissant, renonçant au système de l’infiltration, pratiquant l’action directe, substituant les ordres aux suggestions et affirmant sa domination comme un droit et un devoir de gouvernement.

Les effets suivirent les causes dans leurs évolutions. L’indépendance conservant ses disciples, auxquels on marquait cette considération, un peu ironique, un peu compatissante, qu’on accorde aux innocences attardées. Tous les plaideurs — je dis bien: tous — cherchant le succès dans la démarche et la recommandation, ne croyant plus à la sincérité des audiences publiques et entreprenant dans les couloirs l’assaut des consciences. La déconsidération gagnant chaque jour du terrain et procédant enfin par bonds impétueux. La base de l’édifice sapée, les fissures et les lézardes gagnant le gros œuvre, la façade conservée à grand’peine, jusqu’au jour récent où, dans un grand fracas, elle s’écroula elle-même sans que les gardiens de l’édifice eussent rien tenté pour sa défense.

Une phrase tristement fameuse «Il n’y a plus de justice en France» fut répétée, comme l’expression de la croyance universelle, et l’on pouvait se demander si ce ne serait pas bientôt l’expression de la vérité.

C’est un grand péril que je crois désormais conjuré. La rénovation s’étendra à la justice. Et voyez! Dès maintenant il faut bien qu’il y ait quelque chose de changé, puisque cette peine et cette humiliation dont souffrent depuis vingt ans les serviteurs du droit, j’ose pour la première fois aujourd’hui en libérer mon cœur.

(Le Gaulois.)

De l'arrière à l'avant : chronique de la guerre

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