Читать книгу Thermidor: d'après les sources originales et les documents authentiques - Ernest Hamel - Страница 11
VI
ОглавлениеC'était le temps où, suivant l'expression du général Foy, la France accomplissait son colossal effort. Sans doute, on peut maudire les sévérités de 1793, mais il est impossible de ne pas les comprendre. Croit-on que c'est avec des ménagements que la République serait parvenue à rejeter l'Europe coalisée et les émigrés en armes au delà du Rhin, à écraser la Vendée, à faire rentrer sous terre l'armée des conspirateurs? Comme tous ses collègues du comité de Salut public et de la Convention, Robespierre s'associa à toutes les mesures inflexibles que commandait la situation.
Mais, plus que ses collègues du comité, il eut le courage de combattre les excès inutiles, ce qu'il appelait «l'exagération systématique des faux patriotes» et les fureurs anarchiques si propres à déconsidérer la Révolution française. «La sagesse seule peut fonder une République, disait-il, le 27 brumaire (17 novembre 1793), à la Convention. Soyez dignes du peuple que vous représentez; le peuple hait tous les excès.»
Avec Danton, il s'éleva courageusement contre les saturnales de la déprêtrisation et l'intolérance de quelques sectaires qui transformaient la dévotion en crime d'État. «De quel droit, s'écriait-il, le 1er frimaire, aux Jacobins, des hommes inconnus jusqu'ici dans la carrière de la Révolution viendraient-ils troubler la liberté des cultes au nom de la liberté? De quel droit feraient-ils dégénérer les hommages rendus à la vérité pure en des farces éternelles et ridicules? Pourquoi leur permettrait-on de se jouer ainsi de la dignité du peuple et d'attacher les grelots de la folie au sceptre même de la philosophie? La Convention ne permettra pas qu'on persécute les ministres paisibles du culte. On a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe. Celui qui veut les empêcher est plus fanatique que celui qui dit la messe.» Il faut avouer que si c'était là de la religiosité, il y avait quelque courage à en faire parade, au moment où l'on emprisonnait comme suspects ceux qui allaient aux vêpres, et où, malgré son immense influence morale et sa qualité de membre du comité de Salut public, il lui fut impossible, à lui Robespierre, de réprimer ces odieux excès.
Quelques jours après, Danton disait à la Convention: «Si nous n'avons pas honoré le prêtre de l'erreur et du fanatisme, nous ne voulons pas plus honorer le prêtre de l'incrédulité. Nous voulons servir le peuple. Je demande qu'il n'y ait plus de mascarade antireligieuse.»
Le 15 frimaire, Robespierre, revenant encore sur le même sujet, demandait instamment à la Convention qu'on empêchât les autorités particulières de servir les ennemis de la République par des mesures irréfléchies et qu'il fût sévèrement interdit à toute force armée de s'immiscer dans ce qui appartenait aux opinions religieuses.
Écoutons-le encore, le 18 pluviôse, stigmatisant les exagérés de sa mordante ironie: «Faut-il reprendre nos forteresses? ils veulent prendre d'assaut les églises et escalader le ciel; ils oublient les Autrichiens pour faire la guerre aux dévotes. Faut-il appuyer notre cause de la fidélité de nos alliés? ils déclameront contre tous les gouvernements, et vous proposeront de mettre en état d'accusation le Grand Mogol lui-même…. Vous ne pourriez jamais vous imaginer certains excès commis par des contre-révolutionnaires hypocrites pour flétrir la cause de la Révolution.»
Épuisé par ces luttes continuelles, il tomba malade à cette époque, et, pendant trois semaines (du 30 pluviôse au 23 ventôse), il fut obligé de garder la chambre. Quand il reparut, l'hébertisme, foudroyé par le Vieux Cordelier de Camille Desmoulins et par un virulent rapport de Saint-Just à la Convention, était terrassé, et ses plus ardents sectaires, accusés d'avoir conspiré le renversement de la Convention, étaient livrés au tribunal révolutionnaire.
Mais ce coup porté aux exagérés eut cela de funeste qu'il engagea certains membres des comités de Salut public et de Sûreté générale à poursuivre ceux qui s'étaient le plus violemment déchaînés contre les hébertistes et qu'on appelait les Indulgents. Depuis quelque temps déjà, Danton et Camille Desmoulins, considérés comme les chefs de ce parti, après avoir tant poussé eux-mêmes aux mesures extrêmes, avaient été l'objet des plus amères dénonciations. A diverses reprises, Robespierre défendit, avec une énergie suprême, à la Convention et aux Jacobins, ses deux amis et compagnons d'armes dans la carrière de la Révolution. Pourquoi aurait-il attaqué Camille? Est-ce que le Vieux Cordelier n'est pas d'un bout à l'autre un véritable dithyrambe en son honneur[6]. Le jour où, au sein du comité de Salut public, Billaud- Varenne proposa la mise en accusation de Danton, Robespierre se leva comme un furieux en s'écriant que l'on voulait perdre les meilleurs patriotes[7].
[Note 6: Un journal a récemment publié certains extraits du numéro 7 du Vieux Cordelier, défavorables à Robespierre. Mais ce numéro 7, arrangé ou non après coup, n'a paru que six mois après la mort de Camille Desmoulins, un mois après celle de Robespierre; celui-ci n'avait donc pu s'en montrer froissé.]
[Note 7: Déclaration de Billaud-Varenne dans la séance du 9 thermidor.]
Robespierre ne consentit à abandonner Danton que lorsqu'on fut parvenu à faire pénétrer dans son esprit la conviction que Danton s'était laissé corrompre, conviction partagée par l'intègre Cambon. Dans son procès, Danton a parlé, sans les nommer, des deux plats coquins qui l'avaient perdu dans l'esprit de Robespierre. Quoiqu'il en soit, le sacrifice de Danton et de ses amis fut un grand malheur. «Soixante-quatre ans se sont écoulés depuis le jour où la Convention nationale a immolé Danton, ai-je écrit dans mon Histoire de Saint-Just, et, depuis cette époque, les historiens n'ont cessé d'agiter les discussions autour de ce fatal holocauste. Les uns ont cherché à le justifier; les autres se sont efforcés d'en rejeter tout l'odieux sur Robespierre; les uns et les autres sont, je crois, hors de la vérité. La mort de Danton a été une irréprochable faute; mais elle n'a pas été le fait particulier de celui-ci ou de celui-là, elle a été le fait de la Convention entière; ça été le crime, je me trompe, ça été la folie de tous[8].» La mort de Danton fut un coup de bascule, une sorte de revanche de celle des hébertistes; mais ce n'en fut pas moins une proie nouvelle jetée à la réaction[9].
[Note 8: Histoire de Saint-Just, édition princeps, p. 444.]
[Note 9: J'ai sous les yeux le mandat d'arrêt rendu contre les dantonistes par les comités de Salut public et de Sûreté générale. Il est écrit ou plutôt griffonné entièrement de la main de Barère tout en haut d'une grande feuille de papier bleuté, ne porte aucune date, et est ainsi conçu: «Les comités de Salut public et de Sûreté générale arrêtent que Danton, Lacroix (du département d'Eure-et-Loir), Camille Desmoulins et Philippeaux, tous membres de la Convention nationale, seront arrêtés et conduits dans la maison du Luxembourg pour y être gardés séparément et au secret….»
La première signature est celle de Billaud-Varenne; il était naturel que le principal instigateur de la mesure signât le premier. Puis ont signé, dans l'ordre suivant: Vadier, Carnot, Le Bas, Louis (du Bas-Rhin) Collot-d'Herbois, Barère, Saint-Just, Jagot, C.-A. Prieur, Couthon, Dubarran, Voulland, Moïse Bayle, Amar, Élie Lacoste, Robespierre, Lavicomterie…. Un seul parmi les membres du comité de Salut public ne donna pas sa signature, ce fut Robert Lindet.
Carnot, qui a signé le troisième, s'est excusé plus tard en disant que, fidèle à sa doctrine de solidarité dans le gouvernement collectif, il n'avait pas voulu refuser sa signature à la majorité qu'il venait de combattre (Mémoires sur Carnot, t. 1er, page 369). Mauvaise excuse. Qui l'empêchait de faire comme Robert Lindet en cette occasion, ou comme fit Robespierre, en maintes autres circonstances, de s'abstenir? Mieux valait avouer que, comme Robespierre, il avait fini par céder aux obsessions de Billaud-Varenne.]