Читать книгу Thermidor: d'après les sources originales et les documents authentiques - Ernest Hamel - Страница 18
V
ОглавлениеAucun membre de la droite ou du centre, ne se leva pour protester contre la loi nouvelle. Seuls, quelques membres, qui se croyaient menacés, virent dans certains articles du décret une atteinte aux droits de l'Assemblée. Mais ils ne se demandèrent pas si dans ce décret de prairial certaines règles de la justice éternelle n'étaient point violées; ils ne se demandèrent pas si l'on avait laissé intactes toutes les garanties dont doit être entouré l'accusé; non, ils songèrent à eux, uniquement à eux. De l'humanité, ils avaient bien souci!
Dès le lendemain, profitant de l'absence du comité de Salut public,—Voulland occupait le fauteuil—ils jetèrent les hauts cris presque au début de la séance conventionnelle. En vain Robespierre avait-il affirmé que le comité n'avait jamais entendu rien innover en ce qui concernait les représentants du peuple[33], il leur fallait un décret pour être rassurés. Bourdon (de l'Oise) manifesta hautement ses craintes et demanda que les représentants du peuple arrêtés ne pussent être traduits au tribunal révolutionnaire sans un décret préalable d'accusation rendu contre eux par l'Assemblée. Aussitôt, le député Delbrel protesta contre les appréhensions chimériques de Bourdon, auquel il dénia le droit de se défier des intentions des comités[34]. Bourdon insista et trouva un appui dans un autre ennemi de Maximilien, dans Bernard (de Saintes), celui dont Augustin Robespierre avait dénoncé les excès dans le Doubs, après y avoir porté remède par tous les moyens en son pouvoir. On était sur le point d'aller aux voix sur la proposition de Bourdon, quand le jurisconsulte Merlin (de Douai) réclama fortement la question préalable en se fondant sur ce que le droit de l'Assemblée de décréter elle-même ses membres d'accusation et de les faire mettre en jugement était un droit inaliénable. L'Assemblée se rendit à cette observation, et, adoptant le considérant rédigé par Merlin, décréta qu'il n'y avait lieu à délibérer [35].
[Note 33: Discours du 8 thermidor, p. 10 et 12.]
[Note 34: Député du Lot à la Convention, Delbrel fut un des membres du conseil des Cinq-Cents qui résistèrent avec le plus d'énergie au coup d'État de Bonaparte, et on l'entendit s'écrier au 19 brumaire que les baïonnettes ne l'effrayaient pas. Voy. le Moniteur du 20 brumaire an VIII (10 novembre).]
[Note 35: Moniteur du 24 prairial (12 juin 1794) et Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 620.]
La proposition de Bourdon parut au comité une grave injure. A la séance du 24 prairial (12 juin 1794), au moment où Duhem, après Charlier, venait de prendre la défense du décret, de comparer le tribunal révolutionnaire à Brutus, assis sur sa chaise curule, condamnant ses fils conspirateurs, et de le montrer couvrant de son égide tous les amis de la liberté, Couthon monta à la tribune. Dans un discours dont la sincérité n'est pas douteuse, et où il laissa en quelque sorte son coeur se fondre devant la Convention, il repoussa comme la plus atroce des calomnies lancées contre le comité de Salut public les inductions tirées du décret par Bourdon (de l'Oise) et Bernard (de Saintes), et il demanda le rapport du considérant voté la veille comme un mezzo termine.
Les applaudissements prodigués par l'Assemblée à l'inflexible mercuriale de Couthon donnèrent à réfléchir à Bourdon (de l'Oise). Il vint, poussé par la peur, balbutier de plates excuses, protester de son estime pour le comité de Salut public et son rapporteur, pour l'inébranlable Montagne qui avait sauvé la liberté. Robespierre ne fut dupe ni de cette fausse bonhomie ni de cette reculade. N'était-ce pas ce même Bourdon qui, depuis si longtemps, harcelait le gouvernement et cherchait à le perdre dans l'esprit de la Convention? Robespierre ne lui ménagea pas la vérité brutale. Déjà, d'ailleurs, le comité était instruit des manoeuvres ténébreuses de certains députés, sur qui il avait l'oeil. Après avoir repoussé dédaigneusement les rétratactions de Bourdon, Maximilien lui reprocha de chercher à jeter la division entre le comité et la Montagne. «La Convention, la Montagne, le comité», dit-il, «c'est la même chose.» Et l'Assemblée d'applaudir à outrance. «Tout représentant du peuple qui aime sincèrement la liberté», continua-t-il, «tout représentant du peuple qui est déterminé à mourir pour la patrie, est de la Montagne.» Ici de nouvelles acclamations éclatèrent, et toute la Convention se leva en signe d'adhésion et de dévouement.
«La Montagne», poursuivit-il, «n'est autre chose que les hauteurs du patriotisme; un montagnard n'est autre chose qu'un patriote pur, raisonnable et sublime. Ce serait outrager la patrie, ce serait assassiner le peuple, que de souffrir que quelques intrigants, plus misérables que les autres parce qu'ils sont plus hypocrites, s'efforçassent d'entraîner une partie de cette Montagne et de s'y faire les chefs d'un parti.» A ces mots, Bourdon (de l'Oise) interrompant: «Jamais il n'est entré dans mon intention de me faire le chef d'un parti.»—«Ce serait, reprit Robespierre sans prendre garde à l'interrupteur, ce serait l'excès de l'opprobre que quelques-uns de nos collègues, égarés par la calomnie sur nos intentions et sur le but de nos travaux….—«Je demande, s'écria Bourdon (de l'Oise), qu'on prouve ce qu'on avance; on vient de dire assez clairement que j'étais un scélérat.» Alors Robespierre d'une voix plus forte: «Je demande, au nom de la patrie, que la parole me soit conservée. Je n'ai pas nommé Bourdon; malheur à qui se nomme lui-même.» Bourdon (de l'Oise) reprit: «Je défie Robespierre de prouver….» Et celui-ci de continuer: «Mais s'il veut se reconnaître au portrait général que le devoir m'a forcé de tracer, il n'est pas en mon pouvoir de l'en empêcher. Oui, la Montagne est pure, elle est sublime; et les intrigants ne sont pas de la Montagne»!—«Nommez-les, s'écria une voix».—«Je les nommerai quand il le faudra», répondit-il. Là fut son tort. En laissant la Convention dans le doute, il permit aux quatre ou cinq scélérats qu'il aurait dû démasquer tout de suite, aux Tallien, aux Fouché, aux Rovère, de semer partout l'alarme et d'effrayer une foule de représentants à qui lui et le comité ne songeaient guère. Il se contenta de tracer le tableau, trop vrai, hélas! des menées auxquelles se livraient les intrigants qui se rétractaient lâchement quand leurs tentatives n'avaient pas réussi.
Bourdon (de l'Oise), atterré, garda le silence[36]. Maximilien cita, à propos des manoeuvres auxquelles il avait fait allusion, un fait qui s'était passé l'avant-veille au soir. En sortant de la Convention, trois députés, parmi lesquels Tallien, fort inquiets du décret de prairial, dont ils craignaient qu'on ne fit l'application sur eux-mêmes, manifestaient tout haut leur mécontentement. Ayant rencontré deux agents du gouvernement, ils se jetèrent sur eux et les frappèrent en les traitant de coquins, de mouchards du comité de Salut public, et en accusant les comités d'entretenir vingt mille espions à leur solde. Après avoir raconté ce fait, sans nommer personne, Robespierre protesta encore une fois du respect des comités pour la Convention en général, et, de ses paroles, il résulte incontestablement qu'à cette heure il n'y avait de parti pris contre aucun des membres de l'Assemblée. Il adjura seulement ses collègues de ne pas souffrir que de ténébreuses intrigues troublassent la tranquillité publique. «Veillez sur la patrie», dit-il en terminant, «et ne souffrez pas qu'on porte atteinte à vos principes. Venez à notre secours, ne permettez pas que l'on nous sépare de vous, puisque nous ne sommes qu'une partie de vous-mêmes et que nous ne sommes rien sans vous. Donnez-nous la force de porter le fardeau immense, et presque au-dessus des efforts humains, que vous nous avez imposé. Soyons toujours justes et unis en dépit de nos ennemis communs, et nous sauverons la République.»
[Note 36: Devenu après Thermidor un des plus violents séides de la réaction, Bourdon (de l'Oise) paya de la déportation, au 18 fructidor, ses manoeuvres contre-révolutionnaires. Il mourut à Sinnamari.]
Cette énergique et rapide improvisation souleva un tonnerre d'applaudissements. Merlin (de Douai), craignant qu'on n'eût mal interprété le sentiment auquel il avait obéi en s'interposant la veille, voulut s'excuser; mais Robespierre, qui avait une profonde estime pour l'éminent jurisconsulte, s'empressa de déclarer que ses réflexions ne pouvait regarder Merlin, dont la motion avait eu surtout pour but d'atténuer et de combattre celle de Bourdon. «Ceux que cela regarde se nommeront», ajouta-t-il. Aussitôt Tallien se leva. Le fait, prétendit-il, ne s'était pas passé l'avant-veille, mais bien la veille au soir, et les individus avec lesquels une collision s'était engagée n'étaient pas des agents du comité de Salut public. «Le fait est faux», dit Robespierre; «mais un fait vrai, c'est que Tallien est de ceux qui affectent de parler sans cesse publiquement de guillotine pour avilir et troubler la Convention».—«Il n'a pas été du tout question de vingt mille espions», objecta Tallien.—Citoyens, répliqua Robespierre, vous pouvez juger de quoi sont capables ceux qui appuient le crime par le mensonge: il est aisé de prononcer entre les assassins et les victimes».—«Je vais….» balbutia Tallien.
Alors Billaud-Varenne, avec impétuosité: «La Convention ne peut pas rester dans la position où l'impudeur la plus atroce vient de la jeter. Tallien a menti impudemment quand il a dit que c'était hier que le fait était arrivé; c'est avant-hier que cela s'est passé, et je le savais hier à midi. Ce fait eut lieu avec deux patriotes, agents du comité de Salut public. Je demande que la Convention ouvre enfin les yeux sur les hommes qui veulent l'avilir et l'égarer. Mais, citoyens, nous nous tiendrons unis; les conspirateurs périront et la patrie sera sauvée.» Oui, oui! s'écria-t-on de toutes parts au milieu des plus vifs applaudissements[37].
[Note 37: Voyez, pour cette séance, le Moniteur du 26 prairial (14 juin 1794), et le Journal des débats et des décrets de la Convention, numéros 630 et 631.]
Or, les paroles de Billaud-Varenne prouvent surabondamment deux choses: d'abord, que ce jour-là, 24 prairial (12 juin 1794), la désunion n'avait pas encore été mise au sein du comité de Salut public; ensuite que les rapports de police n'étaient pas adressés à Robespierre particulièrement, mais bien au comité tout entier. On sentira tout à l'heure l'importance de cette remarque.
Barère prit ensuite la parole pour insister sur la suppression du considérant voté la veille, sur la demande de Merlin (de Douai), aux intentions duquel lui aussi, du reste, s'empressa de rendre hommage; seulement ce considérant lui paraissait une chose infiniment dangereuse pour le gouvernement révolutionnaire, parce qu'il était de nature à faire croire aux esprits crédules que l'intention du comité avait été de violer une des lois fondamentales de la Convention. Et, afin d'entraîner l'Assemblée, il cita les manoeuvres indignes auxquelles nos ennemis avaient recours pour décrier la Révolution et ses plus dévoués défenseurs. Il donna notamment lecture de certains extraits d'une feuille anglaise, intitulée l'Étoile (the Star), envoyée de Brest par Prieur (de la Marne), feuille pleine de calomnies atroces contre les hommes de la Révolution, contre Jean-Bon Saint-André, entre autres, et dans laquelle on rendait compte d'un bal masqué récemment donné à Londres au Ranelagh. A ce bal, une femme, déguisée en Charlotte Corday, sortie du tombeau et tenant à la main un poignard sanglant, avait poursuivi toute la nuit un individu représentant Robespierre, qu'elle jurait de maratiser en temps et lieu. A cette citation, un mouvement d'horreur se produisit dans l'Assemblée. Jouer à l'assassinat des républicains français, c'étaient là distractions de princes et d'émigrés.
Ce n'était pas la Terreur qu'on voulait tuer en Robespierre, c'était la République elle-même. Après avoir flétri ces odieux passe-temps de l'aristocratie et montré le sort réservé par nos ennemis aux membres du gouvernement révolutionnaire, Barère termina en demandant le rapport du considérant de la veille et l'ordre du jour sur toutes les motions faites à propos du décret concernant le tribunal révolutionnaire. Ce que l'Assemblée vota au milieu des plus vifs applaudissements[38].
[Note 38: Moniteur du 26 prairial an II.]
Tout cela est-il assez clair, et persistera-t-on à représenter le décret de prairial comme ayant été soumis à la Convention sans qu'il ait eu l'assentiment de tous les membres du comité? L'opposition dont il fut l'objet de la part de deux ou trois représentants vint des moins nobles motifs et naquit d'appréhensions toutes personnelles. Quant à l'esprit général du décret, il eut l'assentiment général; pas une voix ne réclama, pas une objection ne fut soulevée. La responsabilité de cette loi de prairial ne revient donc pas seulement à Robespierre ou à Couthon en particulier, ou au comité de Salut public, mais à la Convention nationale tout entière, qui l'a votée comme une loi de salut.