Читать книгу Une histoire au-dessus du crocodile - Francisque Monnet - Страница 14
ОглавлениеCHAPITRE XI
Quand elle rentra, j’étais en compagnie de Méïo, le prêtre qui nous avait unis selon la religion pratiquée dans l’île.
Cet homme, qui paraissait âgé de soixante ans environ, était d’un extérieur annonçant une certaine intelligence; mais il croyait de bonne foi que tout se rapportât à son dieu.
— Tenez, me disait-il naïvement, nous manquions d’eau, de grêle et de tonnerre depuis bien des lunes; mais étant ici le délégué d’Oupa, je me suis entendu avec lui, et quelques jours après, il nous a envoyé toutes ces choses-là.
— Mais, lui demandai-je, qu’est-ce donc que ce dieu Oupa?
— Oupa? c’est le dieu national, un dieu fait expressément pour nous, et qui, grâce à moi, connaît tout ce qui nous est nécessaire dans cette île; seulement, je sais le demander en temps opportun; et s’il ne nous l’accorde pas sur-le-champ, c’est que son pouvoir a des limites ou que le dieu est occupé ailleurs. Ainsi, vous comprenez bien qu’il ne saurait pleuvoir partout en même temps, de là vient que l’on ne peut pas contenter tout le monde à la fois.
A propos, poursuivit-il en s’interrompant, connaît-on Oupa en Europe?
— Pas le moins du monde.
— Et pourtant vous vous dites civilisés!
— Oui, et nous le sommes; mais nous devons notre civilisation au christianisme, à nos lois, à nos sciences et à nos arts. Or, étant plus instruits que vous, nous devenons meilleurs: ainsi, en Europe, le vol est généralement blâmé et puni.
— Ici, me répondit le prêtre, nous ne connaissons pas le vol. Tout est à tous; la propriété n’étant pas constituée.
— Votre hutte est à vous.
— Chacun a la sienne, qu’il bâtit où bon lui semble et comme il lui plaît. On n’a donc pas besoin de celle d’un autre.
— Vous avez des femmes qui vous appartiennent exclusivement.
— Nos femmes ne sont que des esclaves volontaires et, au cas où l’un des deux n’est pas content de l’autre, l’homme échange avec un ami. J’ai connu d’excellents résultats dûs à cette institution.
— Mais alors que deviennent vos enfants?
— Nos enfants sont notre unique richesse; plus nous en avons, mieux nous sommes soignés sur nos vieux jours.
— Et que fait celui qui n’en a pas:
— Il en adopte, parbleu!
— Vous êtes anthropophages?
Nous ne mangeons pas l’homme qui meurt naturellement.
Sybarites, va! Et vos ennemis?
— Que voulez-vous que nous fassions de nos ennemis morts?
Nous manquons d’outils pour creuser des trous profonds et multipliés, et les abandonner aux mouches, c’est la peste ou au moins le charbon.
— On les jette à la mer.
— La mer nous les rapporte, répondit-il brusquement.
— Mais parlez-moi donc de votre dieu Oupa.
— C’est juste. Ici, chacun de nous est à peu près baptisé ; mais sans en être meilleur chrétien pour cela, parce que tout le monde sait que vous autres catholiques, vous ne valez pas mieux que nous. Au lieu de nous civiliser, vous ajoutez vos vices aux nôtres: nous vivions dans un état de paix et d’innocence, et vous avez introduit parmi nous l’ivrognerie et la débauche, qui déciment la population après l’avoir démoralisée. Vous nous forcez au travail, et de quel droit? S’il est nécessaire que cent hommes s’éreintent quotidiennement pour arrondir le ventre d’un monsieur, je déclare que ce monsieur est un ennemi public, dont on fera bien de se défaire à la première occasion.
Vos demeures, il est vrai, sont belles, hautes et spacieuses; mais on prétend que ceux qui les construisent ne sont pas dignes de les habiter; ils se blottissent dans des huttes étroites et sans air, qu’ils n’ont pas même le droit de réparer, parce qu’elles ne leur appartiennent pas. Ainsi, on paye donc par des heures d’un travail pénible, le droit de reposer sa tête sous un toit étranger. Vous trafiquez de l’air, vous frappez le sommeil d’un impôt. Et dans ces festins où les mets sont si variés et si délicats, on laisse froidement passer son frère sans nourriture, tandis que l’on contracte une indigestion.
Allez, je sais également tout ce qu’il y a de larmes dans les parures de vos femmes, ou sur la robe de vos prêtres; ces deux êtres, sensibles par excellence, ne s’en sont même jamais aperçu. Qu’ont-ils fait de leur cœur, dites-moi?
Votre agriculture est florissante, j’en conviens; mais le sol étant toujours accaparé par une poignée d’hommes rapaces et indifférents, il s’ensuit de là que celui qui cultive, ensemence et récolte, n’a plus rien à prétendre quand son travail est terminé, parce que cela n’est pas à lui. Celui qui fait tout n’a rien, celui qui ne fait rien a tout. Tels sont les résultats de vos lois et la morale de votre religion.
Maintenant je vais vous parler des mérites du dieu Oupa.
— C’est inutile, répondis-je, faites-moi simplement connaître le rituel de vos prières, Au reste, la morale du prêtre me répond de l’excellence du dieu, et si vous abordiez en Europe...
— Que feriez-vous?
— Autrefois je vous aurais brûlé bel et bien, maintenant je vous mettrais simplement en prison, en ayant soin, toutefois, de vous signifier de ne pas propager, à l’avenir, des théories subversives de l’ordre social, politique et religieux établi dans ma nation.
— De sorte que si nous nous chamaillons quelques fois avec vos missionnaires, usant du même droit, nous accomplissons le même devoir, alors qu’avez-vous à voir là-dedans?
— Nous sommes la civilisation: l’idée s’appuyant sur la force.
— Et quand une idée n’est pas appuyée sur la force?
— Nous la crucifions.
— Bravo!
Le rituel de nos prières, ajouta-t-il, est la tradition orale des croyances de nos pères; il se compose d’hymnes chantées par le peuple, tandis que le prêtre danse et officie.... Auriez-vous quelque instrument de musique, par hasard?
— Oui, répondit la Fleur-des-eaux, en allant chercher son téorbe.
— Ah! pardon, poursuivit Méïo, en s’adressant toujours à moi, mais si je danse, me donnerez-vous un clou?
— J’y consens, dis-je après un moment de réflexion.