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CHAPITRE IV

Table des matières

Quoique le chemin direct de l’observatoire fut de passer au sud, la Fleur-des-Eaux prit à l’est, et passa sur les hauteurs d’où tombait la cascade. Arrivée à cet endroit, elle me saisit la main et, me conduisant vers deux tumulus placés l’un près de l’autre, elle me fit comprendre qu’il y avait là une femme comme elle, et un homme blanc comme moi.

— Emoé (il dort), dit-elle d’un ton plaintif; puis, me menant auprès d’un rocher, elle s’agenouilla, enleva une certaine quantité de petits cailloux, et mit à découvert un coffre, grossièrement construit, qu’elle déposa à terre, et alors, tirant de dessous ses guenilles deux petits poissons, qu’elle avait pris je ne sais où, elle les plaça sur la tombe de la femme; l’autre tombe resta telle quelle, s’il y avait des fleurs, je ne m’en souviens plus. Ensuite, comprenant qu’il était gênant pour moi d’assister à une cérémonie funèbre, à laquelle je n’étais pas initié, elle me dit d’aller l’attendre sous un tamarin, dont on ne voyait que la cime. J’allais m’y rendre lorsque, avant de la perdre de vue, je m’arrêtai un instant à la considérer.

Elle s’était assise, les deux pieds ramenés sous elle, et les genoux placés à la hauteur du menton, à peu près comme certains dieux égyptiens, différente seulement en ce que ses mains venaient se croiser au-dessous du genou, et elle se mit en prière.

De mon côté, voyant qu’elle n’avait rien à craindre, j’atteignis bientôt l’arbre sous lequel je devais me rendre, et où des pigeons sauvages étaient venus faire leur nid.

Peu d’instants après, un bruit léger attirant mon attention, je me retournai; c’était elle qui, franchissant les rochers, bondissait comme une chevrette, bien qu’elle fût chargée de cette sorte de téorbe à trois cordes et, à mon grand étonnement, de ce coffre très-élémentaire, qui paraissait être assez lourd.

Elle s’assit auprès de moi, et frappa sur cette boite grossière en disant:

— Ormouzd! Ormouzd!

Je ne compris pas. Comme je sentais en ce moment une odeur de suie, je me mis à regarder à droite et à gauche, pensant que c’était de cela qu’il s’agissait; mais, en fin de compte, comme mes regards se portèrent sur le visage de mon épouse, je vis qu’elle déteignait, et elle déteignait à vue d’œil.

Prenant alors mon mouchoir, je voulus essayer de donner un peu plus d’unité à son teint, endommagé par différents petits sillons clairs, ce qui la faisait ressembler à une vieille gravure sur bois, représentant la dame de pique. Aussitôt, mon mouchoir devint d’un brun très-intense.

Lorsque la Fleur-des-Eaux s’en aperçut, elle se troubla. visiblement.

— Qu’y faire? sembla-t-elle me dire, en riant et pleurant tout à la fois; ici, les femmes sont toutes noires, et je me suis mise à la mode du pays, afin de n’être pas trop remarquée.

Voilà pourtant ce que l’on rencontre dans les forêts vierges; après cela, allez donc croire à la simplicité des champs!

Un sincère partisan des négresses eût été dupé de la plus belle façon; mais ne devant pas être compté au nombre de ces amateurs, il me fut aisé de persuader à la Fleur-des-Eaux qu’étant blanc moi-même, j’aimais surtout les femmes blanches, ce qu’elle comprit avec un grand plaisir.

Un moment après, elle s’écria:

— Ti! ti! en me montrant une éclaircie, qui brillait à travers les arbres.

Dans les langues océaniennes, ce mot ti veut dire de l’eau.

— Oui, répondis-je.

Elle se rendit effectivement auprès d’un lac où, après s’être assurée que je ne l’observais pas, elle ôta ses vêtements, et s’enduisit tout le corps d’une argile épaisse, puis, étant entrée dans l’eau, elle se mit à nager, comme je n’avais jamais vu, car elle semblait plutôt courir.

A un moment donné , elle plongea, et resta si longtemps immergée, que je la crus perdue; cependant il n’en était rien, car elle revint à la surface de l’eau, et si légèrement, que le lac n’en fut pas même troublé. Bientôt après, elle regagna le rivage, sans se douter que j’avais observé tous ses mouvements.

Quand elle m’apparut, honteuse de sa transformation, son aspect m’impressionna singulièrement; car je la trouvai tout à coup d’une beauté indéfinissable: sous son teint blanc et frais, elle avait quelque chose de féerique. On eût dit une Valkyrie de la mythologie scandinave; il semblait, en quelque sorte, que son regard illuminât la création, et ne s’adressât exclusivement qu’aux choses de la terre, tant il avait je ne sais quoi de diamanté qui, rayonnant sur le monde physique, faisait rêver aux grottes souterraines des enchanteurs. C’était l’étincelle, scintillant sous les vagues transparentes d’une mer tranquille.

Elle déposa à mes pieds une noix de coco remplie d’eau, et différents fruits, qu’elle avait cueillis dans sa route, puis, ôtant son chapeau d’écorces, elle vint, à l’ombre du tamarin, s’asseoir auprès de moi, en ayant l’air de m’interroger d’un regard timide.

Je pris sa tête entre mes mains, et mis un peu d’ordre dans sa chevelure; quant au reste de sa personne, il était empreint de tant de grâce et de délicatesse, que je n’osais pas même la toucher; c’était une manifestation attendrissante de jeunesse, de vie et de candeur orgueilleuse dans sa naïveté.

Il me semblait, en ce moment, que mes regards étaient trop vulgaires pour la contempler; je craignais même qu’elle ne se fanât à mon contact, car elle était comme une sorte de défi vivant, jeté par la nature à la civilisation, et tout, dans cet être si faible et si craintif, semblait me dire: Ose donc! Oh! que j’eusse voulu alors être assez puissant pour la nommer ma reine, et assez pur pour me sentir digne de l’adorer!

Et pourtant, cette femme était à moi.

Que dis-je? Ce n’était pas même une femme; mais une esclave, pauvre fille, arrachée à la hutte infâme d’un sauvage repoussant, et qui, n’ayant plus ni famille ni patrie, en était réduite à s’abandonner, tout entière, à la générosité d’un inconnu.

Absorbé que j’étais dans ma contemplation, les événements de ce jour m’avaient si bien fait oublier que j’étais à jeun, que la Fleur-des-Eaux fut obligée de m’en faire souvenir.

En un instant le repas fut prêt, repas frugal s’il en fut; néanmoins, je déjeûnai de fort bon appétit, et la Fleur-des-Eaux mangea comme un enfant: elle goûta un peu de tout.

Quand notre faim fut en partie apaisée, la chaleur étant trop forte pour songer à nous remettre en route, je résolus d’attendre. La Fleur-des-Eaux s’en alla cueillir une large feuille, qu’elle agita au-dessus de mon front; ce fut au titillement de cet éventail que je m’endormis.

Un rêve me reporta vers la patrie absente; je retrouvais, dans mon sommeil, ceux que j’avais connus et aimés; mais quand je m’éveillai, à l’aspect de ce visage ravissant, entouré d’une nature splendide, je compris combien la réalité était encore au-dessus de l’illusion.

Une histoire au-dessus du crocodile

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