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CHAPITRE XII

Table des matières

La Fleur-des-eaux revint s’asseoir à sa place, et se mit à chanter en polynésien. Jamais je n’avais entendu une voix semblable, comme force et comme étendue: chaque son qu’elle émettait résonnait à la quinte. On eût dit deux voix dans une seule.

Quant à la musique, lente, sans caractère bien précis, et pleine d’intervalles trop distancés ramenant des modulations impossibles, c’était de la musique sauvage, et voilà tout.

Je regardai le visage de ma chanteuse, il n’exprimait rien; il est vrai qu’elle avait d’autres dieux, c’est pourquoi on eût dit un enfant de chœur, psalmodiant quelque antienne latine; mais Méïo faisait, au contraire, mille contorsions désagréables et dévotes.

J’étais tellement émerveillé de la voix, que j’oubliais le prêtre et la musique. Quant au poême, quoique bizarre, il renfermait néanmoins des beautés de premier ordre, et je ne puis m’empêcher de citer une certaine strophe, que je craindrais d’affaiblir en la traduisant, parce qu’elle offre un caractère de sublimité que notre langue ne saurait atteindre; la nuance de certains mots nécessitant des périphrases trop longues pour n’être pas languissantes. Au reste, cela est d’une simplicité et d’une harmonie tellement frappantes, qu’il me semble que chacun peut s’en faire une idée exacte à la simple audition. Je reproduis également cette strophe, pour être agréable aux personnes familiarisées avec le dialecte liturgique des peuplades océaniennes, et je pense qu’elles ne seront pas fâchées de retrouver ce fragment si connu, qui mérite, à tous égards, de fixer l’attention des vrais littérateurs.

Le voici:

Rifa, daïmo doula, ta,

Keïda vou, mahila pa,

Dohulo ouh a foumra da:

Bischehka, sé véouka ma.

Emaïo tou, séouala, fa,

Choubi, séfo kévoula ra;

Ma Oupa-ro divoula, ka

Ché Oupa, huïac ota, na.

Je fus, il est vrai, tellement frappé de ce passage, que je fis signe au prêtre de s’arrêter un instant, et priai la Fleur-des-eaux de me le répéter.

— Nous avons encore, me dit Méïo. une sorte de danse sacrée fort remarquable; mais il faut deux personnes pour en assurer l’exécution: un homme et une femme, tandis qu’un troisième personnage chante un air vif et capricant. Chantez-vous?

— Certainement; mais je ne connais pas vos hymnes.

— Qu’importe! vous direz autre chose si bon vous semble; toutefois, dites-le en français, pour ne pas profaner la sainteté de nos mystères, en dénaturant le caractère majestueux de nos institutions sacerdotales.

— Comment nommez-vous cette danse?

— Le pas nuptial. Prêtez-moi la Fleur-des-eaux, et dites un hymne de votre pays accommodé à la circonstance.

Aussitôt, prenant le téorbe, et après l’avoir accordé à ma façon, je me mis à chanter «la ronde du Brésilien » d’Offenbach:

Voulez-vous accepter mon bras?

Dès la première strophe, on eût dit que mes deux danseurs n’avaient jamais connu que cette mélodie endiablée, tant ils en saisissaient bien toutes les nuances, en retombant avec une précision rhythmique que n’eût pas désavouée un premier prix du Conservatoire. Ah! si monsieur Offenbach allait habiter l’île d’Oualan, il y serait le premier musicien du monde.

Quant à la danse que l’on exécutait devant moi, je n’essayerai pas d’en faire la description: Méïo s’en acquittait en homme convaincu, tandis que la Fleur-des-eaux ne voyait que moi, en formant des pas dont elle ne soupçonnait pas même l’intention, car elle souriait tranquillement, comme un enfant qui se montre sous une robe neuve. Au reste, elle était d’une autre religion, et je l’ai déjà dit; mais quelle danse!

Avis aux petits crevés.

Heureusement que Méïo était fort vieux, tandis que la Fleur-des-eaux était toute jeune; sans quoi, j’aurais immédiatement mis à la porte ce prêtre d’Oupa. Mais arrivé au troisième couplet de ma ronde, les érotiques démonstrations du pontife essoufflé prirent un caractère tellement désopilant, que je partis d’un éclat de rire franc, bruyant et propre à déconcerter mes deux chorégraphes qui, en effet, s’arrêtèrent interdits; seulement, le fervent adorateur d’Oupa perdit l’équilibre et roula aux pieds de la Fleur-des-eaux qui, lui sautant légèrement par-dessus la tête, vint se réfugier auprès de moi, de sorte que je ne vis pas la fin du pas nuptial, — danse sacrée, — tel qu’on l’exécute dans l’île d’Oualan, et c’est grand dommage; cela promettait.

Lorsque Méïo se releva, son embarras était visible.

Comme prêtre, il devait au moins protester contre l’inconvenance de ma tenue à son égard; mais en même temps, l’espérance d’avoir un clou lui conseillait d’user d’une certaine tolérance; il s’arrêta donc à ce dernier parti et se montra assez accommodant, malgré sa déconvenue, aussi lui offris-je un grand verre d’eau-de-vie, qui vint aussitôt s’engloutir dans les vastes profondeurs et bruyantes concavités de son œsophage, et pour le congédier dignement, j’y ajoutai, non pas un clou, mais un joli couteau d’enfant ayant un sifflet à l’extrémité, ce qui le rendit le plus heureux des hommes; c’est pourquoi il se remit à danser en nous quittant, je crois même qu’il dansa tout le long du chemin qu’il prit pour regagner son village.

Une histoire au-dessus du crocodile

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