Читать книгу Une histoire au-dessus du crocodile - Francisque Monnet - Страница 4
ОглавлениеCHAPITRE Ier.
Il y a trois ans environ que je débarquai dans la petite île d’Oualan, située, comme chacun sait, par 5 degrés de latitude nord et 160 de longitude est. Je faisais alors partie d’une commission scientifique, envoyée par le ministère, dans nos établissements de la Polynésie.
Partis du Hâvre le 14 octobre de l’année précédente, nous avions terminé les travaux relatifs à nos possessions du Sud en moins d’un an, car on n’était alors qu’au 25 août 1865.
L’intention avérée du commandant était bien d’aller directement en Cochinchine; mais des circonstances astronomiques le déterminèrent à modifier ses résolutions. Au reste, il ne s’agissait que d’un retard de quelques jours, c’est pourquoi il avait laissé le navire au large, trouvant qu’une simple chaloupe était suffisante pour opérer notre débarquement, qui se restreignait à vingt personnes.
Il ne nous fallut que quatre jours pour établir notre observatoire, faire de l’eau et nous procurer quelques vivres auprès des insulaires. Deux jours après, toutes les observations étant terminées, on se disposa à partir; aussi, des le lendemain, trois coups de canon tirés de la frégate, nous annoncèrent-ils qu’on allait lever l’ancre.
Nous nous réunimes tous, alors.
J’ignore quel fut le résultat des observations du commandant. La science, dans ses sublimes hardiesses, découvre, explique et affirme une vérité qui devient, pour ainsi dire, tangible quand elle a passé à son creuset; mais cette vérité nous laisse froids et désillusionnés; car ces définitions correctes, qui agrandissent le domaine de l’esprit, dessèchent presque toujours le cœur; ainsi, supposez Franklin contemporain de Phidias, établissez un parallèle entre eux, et vous verrez que, de toute nécessité , il faut que l’un des deux disparaisse devant l’autre. Et maintenant, choisissez.
Franklin a observé, expliqué, décomposé et recomposé le tonnerre, et il en a fait une machine; un joli petit tonnerre, un tonnerre de chambre, un tonnerre. que l’on dévisse et qui s’expédie contre remboursement; tandis que Phidias, lui, ayant vu l’éclair et entendu le sinistre grondement de la foudre, il en a fait un dieu!
En ce qui me concerne, mon choix est fixé : j’opte pour l’art.
Les sciences, selon moi; ne sont que les béquilles d’une société arrivée à l’état de décrépitude. Chemins de fer, aérostats, bretelles en caoutchouc et allumettes chimiques, qu’êtes-vous pour l’homme jeune, libre et fort? Hélas! vous et toute la trinquenaille de l’encyclopédie, n’êtes qu’un vain amas de hochets; dont l’éléphant le plus sournois rirait dans sa trompe, s’il s’avisait jamais d’y rien comprendre. Mais l’art, c’est le rêve et l’infini, c’est la pensée qui, s’appuyant sur la matière, devient un poëme frissonnant, écrit sur la toile ou le marbre; c’est l’harmonie, dont les vibrations puissantes résonnent à notre oreille charmée, comme c’est le vers fluide et sonore qui chante à l’âme! Voilà ce qui explique mon insensibilité à l’endroit des sciences exactes.
Plein de ces pensées, qui embaumèrent les plus tristes heures de ma vie, je gravissais un soir les pentes d’une montagne, au revers de laquelle se trouvait notre observatoire, qu’il fallait atteindre avant la nuit. C’était la veille de notre départ; l’air était calme et la chaleur étouffante. Après avoir atteint les cimes abruptes où je m’étais engagé , je me retournai, pour jeter un regard d’adieu sur la vallée que je venais de parcourir, sans même l’avoir aperçue.
L’aspect du paysage était sombre.
Le soleil, en déclinant vers un horizon embrumé, rougeoyait, triste et solennel, contre des roches titaniques, d’où pleurait une maigre cascatelle qui, coupée par des intervalles d’ombres, resplendissait alors comme les antennes fluides d’un énorme cétacé. Un ruisseau fuyait tout honteux à travers de hautes herbes, pour se montrer de loin en loin; mais, reflétant un ciel puissamment chargé de vapeurs, il paraissait terne et vitreux, comme l’œil entr’ouvert d’un agonisant.
Des arbres étaient éparpillés çà et là ; mais tordus convulsionnés, rabougris, puis un brouillard diaphane semblait jeté sur toute cette nature, comme un voile suspect. Site étrange de sauvagerie, respirant je ne sais quoi de néfaste et d’ensorcelé, qui m’attirait et me Fascinait au dernier point.
L’ensemble de ces masses granitiques, qui en formaient l’horizon, malgré leurs aspérités squameuses, malgré les lianes échevelées qui pendaient à leurs fissures béantes, avait l’air de murailles enveloppant une ville maudite, prête à devenir le théâtre de quelque événement irrévélé. C’est donc pourquoi, dominé par cette pensée attractive, je me dis à la fin: Quelque chose doit se passer là ! Eh bien!... j’y serai.
Tel fut mon premier rendez-vous donné à l’inconnu.
En me tournant à gauche, je vis, sur le penchant d’une colline richement boisée qui me faisait face, une hutte que je n’avais pas aperçue d’abord. Tiens! dis-je en moi-même, quelqu’un l’a donc apportée ici?
A la porte de celte hutte, dont la fumée bleuâtre rêvait dans les profondeurs de la forêt, une femme était assise. Dès qu’elle me vit, elle se leva, me fit un signe de la main, et se rassit lentement. Ma contemplation avait eue un témoin qui, par une coïncidence bizarre, semblait répondre à ma pensée, alors que je cherchais un être vivant, pour animer ce paysage si morne.
Je saluai cette femme, en imitant son geste, et partis à la hâte.
Il n’était que temps de regagner mon gîte, car le son du cor m’avertissait que l’on était inquiet de moi. Je répondis aussitôt par une chanson bien connue à bord:
J’ai-z-épaté ma connaissance
Au bord du canal Saint-Martin.
Mais il s’agissait bien des «prouesses de Gavoulot,» j’étais sous le coup de préoccupations autrement sérieuses.
Aussi, le lendemain, quand il fut question de reprendre la mer, je m’approchai du commandant, et lui fis connaître que mon intention était de rester dans l’île; ce qui le surprit assez.
— Car enfin, me dit-il, qu’est-ce qui peut vous retenir ici? Ce ne sont pas les habitants, qui sont noirs comme des taupes, laids comme des singes et bêtes comme des oies. Serait-ce le pays? Mais l’île entière, qui n’a pas douze lieues de tour, a attendu jusqu’à 1824 pour se laisser découvrir par Duperrey; ensuite, elle n’a rien d’intéressant en soi: sa flore est insignifiante, ses richesses minérales, nulles; quant à son commerce, il n’existe pas. L’art, la littérature, l’histoire et l’archéologie n’y sont pas même à l’état d’embryon. Alors, qu’y cherchez-vous?
— Commandant, répondis-je à mon tour, dans cette nomenclature, il y manque précisément ce que j’ai trouvé, et que je pourrais appeler la psychologie des choses. Tout vit, dans la nature, et de l’arrangement de certains objets, naît une pensée, et cette pensée, vague ou définie, appelle l’action. Comme c’est sous le coup de cette impression que je reste, pour devenir témoin ou acteur d’un événement pressenti, mais non connu, j’attendrai.
— Mon libéralisme, reprit le commandant, ne s’étend pas jusqu’à donner de l’esprit à la matière; mais je sais que la matière peut être mise en mouvement d’un instant à l’autre, et cette île, d’origine volcanique, peut, aujourd’hui ou demain, rentrer sous l’Océan dont elle est sortie. Si c’est ainsi que vous l’entendez, nous sommes d’accord; sinon, n’en parlons plus.
Outre que j’aime peu la discussion, mes tendances ne me poussent pas à la métaphysique; mais je vous dirai, en ce qui vous concerne, et dans l’intérêt de de votre sûreté ou de votre bonheur: Ne restez pas ici. Vous n’êtes pas mon subordonné, et je ne puis ni ne veux, en aucune façon, faire acte d’autorité à votre égard. Vous savez ce que vaut un conseil: je vous l’ai donné ; maintenant, voici un avertissement: Le temps menace, et ces parages étant hérissés de brisants et de bancs de corail, où le frégate pourrait courir des dangers, il faut que je gagne la haute mer dès ce soir.
Ainsi, délibérez avec vous-même.
— Je reste, répondis-je avec une respectueuse fermeté.
— En ce cas, je vais laisser pour vous l’observatoire tel qu’il est. Allez à bord, choisissez quelques armes, faites une bonne provision de poudre et de munitions; emportez des outils, des clous, etc. Je mets à votre disposition un cochon, différentes têtes de volailles, et des vivres pour deux mois; d’ici là, je pourrai vous envoyer quelque missionnaire de Saïgon. En attendant, bonne chance, mon ami.
J’allais remercier le commandant; mais il avait déjà tourné les talons.