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CHAPITRE XIII

Table des matières

Dès qu’il fut parti, la Fleur-des-eaux revint prendre sa place accoutumée auprès de moi. Etait-ce un effet de la danse ou je ne sais quoi? mais ce mélange de confiance affectueuse et de réserve exagérée qu’elle montrait à mon égard, me jetait, en ce moment plus que jamais, dans un trouble difficile à exprimer.

Assis auprès d’elle, je ressentais toutes les joies de l’amant, doublées de toutes les angoisses de la solitude.

Enfin, dis-je à part moi, peut-être manqué-je d’audace.

S’il ne tient qu’à cela, ayons-en.

Rien ne me semblait plus facile; la Fleur-des-eaux se considérant presque comme le complément de moi-même, sa soumission absolue à chacune de mes volontés, semblait devoir justifier toutes mes espérances.

J’eus donc un semblant d’audace; alors elle commença à me fixer tristement. Je voulus passer outre; mais elle s’esquiva et se mit à pleurer.

Importuné de. cette attitude à mon égard, je la rappelai.

Elle revint aussitôt et me dit:

— Laisse-moi en paix. Je sais ce que je suis et ce que je dois être. D’ailleurs, je suis bien là et j’y veux rester libre, ajouta-t-elle en appuyant sa tête sur mon épaule. Et puis, tu es à moi jusqu’à mon dernier soleil. Cette fois m’as-tu comprise?

C’est-à-dire que je ne comprenais rien, et cette crânerie féminine, ayant quelque chose de si disproportionné avec la personne qui en faisait parade, il me fut impossible de la prendre au sérieux.

— Ah! voilà du nouveau, répondis-je en riant.

A ces mots, son visage qui s’enflamma rapidement, prit une animation extraordinaire. Elle bondit comme une tigresse et, dressée de toute sa hauteur, me cria d’une voix stridente:

— Je te dis que tu m’appartiens.

Mais ses forces ne répondaient pas à son énergie, car elle vint tomber à mes pieds, en répétant son mot mystérieux:

— Manta!

Cette scène inattendue m’avait causé une si vive émotion, que j’eus besoin d’un instant pour me remettre. Cependant, le devoir l’emporta, et, ne voulant plus m’occuper que d’elle seule, j’allai la placer sur son hamac, où elle demeura froide et inerte, les yeux tout grands ouverts et ne regardant rien.

Ses mains cherchaient alors quelque chose d’insaisissable, indice flagrant des dernières luttes de l’agonie.

Je mis ma main dans l’une des siennes, elle la saisit, la ramena sur sa poitrine et ne fit plus aucun mouvement.

Je passai mon autre main sous sa tête, envahie par une sueur froide qui semblait être le prodrome d’une vie prête à s’éteindre, ma bouche se pencha vers la sienne.

Respirait-elle encore? C’est ce que je ne pus constater; mais quand j’effleurai d’un baiser ses lèvres froides et bleuies, une légère contraction se manifesta sur son visage, puis plus rien.

J’attendis.

Une heure, deux heures s’écoulèrent de même. Voyant alors que son état ne changeait pas, je résolus de faire avertir sa mère adoptive; mais il fallait, avant tout, me délivrer de la faible étreinte de cette main glacée, tenant toujours la mienne, et la force morale me faisait cependant défaut. Enfin, j’y réussis, non sans peine, car elle recommença à chercher; néanmoins, je ne pouvais pas la laisser ainsi, puisque je ne me comptais pour rien auprès d’elle. A la fin, je sortis en disant:

— Advienne que pourra!

Et elle resta seule et mourante.

Fort heureusement que, dix minutes après, ayant fait la rencontre d’un Canaque:

— Frère, lui dis-je, la Fleur-des-eaux se meurt. Va chercher sa mère, et je te ferai un présent.

— J’aime les présents, répondit-il, mais j’aime surtout à obliger mon frère blanc. Rentre, et tu nous verras bientôt.

Il se mit donc à courir du côté de la cascade, tandis que, retournant vivement sur mes pas, j’allai reprendre ma place auprès de la Fleur-des-eaux, dont le regard conservait toujours la même fixité.

Une demi-heure après, la mère adoptive entra, suivie de son mari et du naturel qui l’avait été quérir. Ce dernier me dit;

— Frère, aucun motif intéressé ne me poussait ici, lorsque tu m’as rencontré et chargé d’une mission; maintenant elle est remplie, et puisque tu m’as promis un présent, où est-il?

Je lui donnai un clou, cela mit fin à ses réclamations et il se retira, tandis que la pauvre Madre-negra criait:

— Où est ma fille?

— La voici, lui dis-je.

— Mais elle est morte, oh! Oupa!

— Non.

— Et qui l’a mise en cet état?

— Elle-même s’y est mise.

— Ma fille vous gêne-t-elle, par hasard?

— Non.

— Est-elle douce à conserver?

— Je la garde.

— L’aimez-vous?

— Je l’aime.

— La vérité repose-t-elle dans le cœur de mon fils blanc?

— Le soleil luit dans ma poitrine et chante mes paroles.

— Oh! s’écria-t-elle, ma pauvre Goul-ou-ti (fleur des eaux ou plutôt rose d’eau, en indo-polynésien), ma douce Manta, la plus belle de tout l’Océan pacifique!

Reviens, ma fille, reviens dans ma hutte dont tu étais le rayon du soleil et la rose des ombres. Les blancs, vois-tu, les blancs sont tes ennemis et les nôtres.

En disant ces méchancetés, elle se jetait sur ce corps pâle et froid, et s’arrachait les cheveux de désespoir.

Quoique habitué à ces démonstrations excessives, j’aurais voulu pour beaucoup pouvoir rester à l’écart; cependant j’étais si directement intéressé à tout ce passait autour de moi, que je ne pus m’empêcher de dire à la Madre-négra:

— Mais vous voulez donc la tuer? Si vous êtes venue ici pour dire beaucoup de choses et n’en faire aucune, retirez-vous!

— Un moment, dit-elle, en s’adressant toujours à moi, il y a de l’eau ardente (eau-de-vie) dans cette case, et quand l’eau ardente est d’un côté d’une habitation, le bâton est de l’autre côté.

— Il y a, dis-je à mon tour, de l’eau ardente seulement.

— Mon fils parle-t-il droit?

— Que ma mère regarde la femme de son fils.

— C’est vrai, ajouta-t-elle après l’avoir examinée minutieusement, je ne lui vois pas un nuage sur la peau. Mais alors mon fils a outragé ma fille.

— La fille de ma mère est encore telle qu’elle s’est donnée à moi.

— Mon fils la méprise?

— Le fils de ma mère l’élève haut dans son cœur, ainsi qu’elle le veut.

— Les blancs sont de grands sorciers.

— Non, car les blancs tordent leur bouche aux sorciers.

— Qui envoie la mort de loin, peut causer l’agonie de près.

— Les blancs font dormir leurs ennemis; mais ils apportent des fruits et le ciel bleu à leurs bien-aimés, et la fille de ma mère est ma bien-aimée.

— Je veux avoir ma fille, s’écria-t-elle tout à coup.

— Reste ici et garde-la.

— Ma fille viendra sous ma hutte.

— Ta fille est au blanc, et le blanc ne s’en sépare pas.

— La foudre brise les rochers.

— Oui, en les divisant, et je suis uni à ta fille.

— J’aurai ma fille.

— Après ma mort, si tu veux.

— Soit, s’il le faut, grommela-t-elle en partant.

Restait le mari; mais le pauvre diable était tellement ivre de kaoua, que j’en eus facilement raison, et il se décida à suivre sa femme en titubant.

Voilà bien les sauvages, pensais-je en revenant m’asseoir, chez eux tout est poussé hors des limites de la juste raison; ils vous adorent ou vous exècrent, et ils chérissent leur haine, au point qu’elle prime chez eux tous les sentiments d’humanité.

Maintenant, me voici demeuré seul auprès d’une femme mourante, et personne ne viendra. En vérité, c’est à se croire au beau milieu de Paris, car on n’a pas plus de cœur ici que là-bas. Et pourtant.

La nuit se passa froide et silencieuse.

La Fleur-des-eaux conservait toujours son effrayante immobilité. Le jour parut, le soleil éclata instantanément, comme une lampe à laquelle on vient de communiquer le feu.

Mille oiseaux endormis sur les arbres ou le long des grèves, firent entendre un ramage assourdissant. Toute la nature semblait en fête, lorsque j’étais là, seul et navré, devant un être inconscient de sa situation. Je voulus m’endormir; mais il me fallait retirer ma main de la sienne, qui se remit à chercher.

J’approchai alors ma tête, et cette main se posa sur mon visage.

Je pus donc m’assoupir un instant.

Une histoire au-dessus du crocodile

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