Читать книгу Une histoire au-dessus du crocodile - Francisque Monnet - Страница 5
ОглавлениеCHAPITRE II
Tout se passa comme on me l’avait annoncé ; seulement, avant le départ de la frégate, le commandant fit appeler à bord un naturel du pays, nommé Répataïvo, et lui dit:
— Je laisse dans cette île, dont tu es le téama (roi), un de mes semblables, Français comme moi; si toi ou tes sujets le molestez un tant soit peu, — regarde mon petit doigt, — eh bien! ce petit doigt me le dira, et s’il me le dit, j’arrive aussitôt, je mets tous tes sujets et toi en capilotade; j’incendie tes villages, je coule toutes tes pirogues, et je jette ton île au fin fond de la mer, afin qu’il n’en soit plus parlé.
Maintenant que tu m’as entendu, file ton nœud, et bien des choses à madame.
Ayant pris régulièrement congé de mes amis de bord, j’étais resté dans mon observatoire, pour ne pas assister à la scène de mes propres adieux. De là, je voyais tout, et surtout une pirogue qui, ramenant le roi effrayé, faisait force de rames pour regagner la terre, puis le navire leva l’ancre et s’éloigna majestueusement; je le suivis longtemps des yeux. Enfin, il disparut dans les brumes de l’horizon, tandis que je le cherchais encore.
N’ayant plus aucun objet sur lequel je pusse diriger particulièrement mes regards, au dehors, je descendis du point élevé où je me trouvais, et, une fois rentré, en regardant autour de moi, je m’aperçus que j’étais
Tout silence a un bruit; mais le silence qui naît de la solitude, a un bruit qui influe singulièrement sur nos idées; c’est pourquoi les miennes prirent aussitôt un autre tour.
En voici un échantillon:
Dans huit ou dix jours, me disais-je, mes amis seront bien près de la Cochinchine; dans quinze jours, ils sont capables d’aborder à Saïgon, huit jours après, ils découvriront un missionnaire, qui peut faire voile vers ces parages; mais n’oubliera-t-il pas cette île d’Oualan? Et s’il ne l’oublie pas, quand viendra-t-il?
Ah 1 si c’était demain 1 Mais non, c’est dans soixante jours.
C’est long, quand on est dans une île oubliée de l’Océan pacifique, à cinq mille lieues de son pays, et entouré d’une peuplade encore à l’état sauvage, dont on ne comprend pas bien le dialecte.
Décidément, je perds la tête. Le commandant avait raison. Et pourtant... Bah! voyons si toutes mes affaires sont en ordre.
Ce disant, je me mis à inspecter les différents objets dont je me trouvais être propriétaire; mais le réglementarisme du bord ayant présidé à mon installation, et chaque chose se trouvant à sa place, je n’avais donc rien à faire; tout était rangé dans le plus grand ordre; aussi, ma nouvelle situation, qui ne datait que de quelques minutes, m’apparaissait-elle déjà comme un fardeau accablant; car le repos est assurément fort agréable, pour celui qui travaille; mais n’avoir rien à faire et recommencer le lendemain, c’est fastidieux, convenez-en, surtout quand on n’a rien à dire, et personne à voir.
Je me couchai furieux contre moi-même; néanmoins, je dormis bien. Mais qu’on est donc à plaindre, quand on subit la tyrannie de ses propres inspirations!
Le lendemain, le soleil éclata comme un incendie; car sous l’équateur, le crépuscule n’existant pas, le jour succède immédiatement à la nuit, comme la nuit succède au jour.
Un nuage rayait le ciel à l’est. A dix heures, le soleil était blanc, et l’atmosphère chaude et chargée de vapeurs blafardes. A midi, le ciel était sombre, et la mer, plate et huileuse. Pas un souille d’air; on pouvait à peine respirer, la chaleur étant torréfiante.
Deux heures. Ciel noir comme de l’encre. Coups de tonnerre multipliés, ressemblant à des décharges d’artillerie.
Trois heures. Orage corsé et rutilant. On dirait que l’on secoue des nappes étincelantes par toutes les fenêtres du ciel, qui craque de tous côtés. J’allume ma pipe par esprit d’imitation.
Quatre heures. Le ciel est tout en feu. Pluie intense, grêle épaisse. Une partie de mon toit est enlevée par l’ouragan.
Cinquante centimètres d’eau dans ma chambre. Je monte sur une table. Ma pipe s’éteint. L’eau est glaciale.
Quatre heures et demie. Plus rien. Le ciel est d’un bleu vif, l’air est frais et sonore, le soleil resplendit, Des régimes de fruits gisent épars sur le sol, beaucoup d’oiseaux sont tués par la grêle.
Je ramasse des uns et des autres, que j’emporte à la maison.
Et la frégate, où pouvait-elle bien être?...
Le jour suivant, je reçus la visite de Répataïvo et de son intendant Tépéhé. Comme j’étais en train de raccommoder mon toit, sa majesté daigna me faire passer. les planches nécessaires à cet effet. Ce travail terminé, je montrai mon domicile à mes deux visiteurs, qui examinèrent tout dans le plus minutieux détail, et en silence. Ensuite, je leur versai à chacun un verre d’eau-de-vie, qu’il avalèrent d’un seul trait, puis ils prirent congé de moi.
— Vous avez là un beau cochon, me dit le roi en s’en allant.
Et ce fut tout.
Trois jours après, Répataïvo revint; mais seul. Je soupçonnais qu’il n’était pas étranger à la langue française, et, de mon côté, m’étant rendu familier le dialecte de Tahiti, qui, bien que placé à une distance considérable d’Oualan, offre avec ce dernier de nombreuses affinités, — ce qui est particulier à toutes les îles de la Polynésie, — la conversation devenait donc possible entre nous.
Le téama s’assit sur une natte et dit:
— Où la chaleur est grande, l’ouragan est fort. Et l’homme blanc vient de loin?
— Oui, et je m’en trouve fatigué.
— Cela se voit; mais quand l’homme gouverne et que la femme pagaie, la pirogue va plus vite et plus loin... Il y a de belles filles, dans Oualan, ajouta-t-il, sur un ton qui promettait.
— Je ne les connais pas.
— Dimanche, au quart du jour, il y aura des fleurs à la cascade.
— Je les verrai volontiers.
Sur ce, le roi se leva pour s’en aller; mais il voulut encore regarder mon cochon, ce qui parut lui être agréable.
— Vous avez là un très-beau cochon, répéta-t-il. Et il partit.
Je me mis alors à réfléchir aux paroles qu’il avait prononcées, relativement aux filles de son royaume.
Dans nos sociétés vieillies, se marier est un acte fort grave, puisqu’il est, sans conteste, le plus important de la vie; mais dans l’île d’Oualan, c’est la chose du monde la plus facile et la plus naturelle. Je ne dirai pas pourtant que les femmes y soient parfaitement élevées; non, et la preuve, c’est qu’elles n’apprennent pas l’histoire sainte et la broderie au crochet, la géographie et le piano; quant à la grammaire anglaise et le grand art de confectionner la gelée de coings, ce sont des talents généralement négligés, sinon inconnus dans cette île; mais en revanche, les femmes d’Oualan sent propres, laborieuses et soumises, et quand on les épouse, elles s’enveloppent de si peu de voiles, que l’on est à peu près sûr de les avoir conformées selon goût.
La poudre de riz n’a non plus rien à voir dans leur teint, qui varie depuis l’olivâtre jusqu’au noir le plus foncé.
11 était environ neuf heures du matin, lorsque, le dimanche arrivé, je me retrouvai sur la montagne que j’avais au nord, et au revers de laquelle devait se tenir la réunion, préparée à mon intention par le roi. Le ciel était beau, la nature, splendide, le soleil flamboyait.
Dès qu’on m’aperçut, de bruyantes acclamations se firent entendre, et un naturel vint à moi, pour me guider à travers les sentiers. J’eus donc bientôt rejoint la compagnie qui était nombreuse. Répataïvo vint lui-même à ma rencontre.