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Enjambement de l’image

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La lutte d’Yoland et Clovis qui oriente la lecture du livre VIII commence en fait à la toute fin du livre VII, aux vers 3084-3090, et l’on retrouve cette continuité dans l’illustration (Fig. 3), Chauveau ayant choisi le moment où Clovis a arraché Yoland de son cheval :

Le barbe impétueux, allégé de sa chargé,

Fournit sa course entière, et dans l’espace large,

D’un pied libre et léger, fait cent sauts et cent bonds.

Le peuple épars le fuit, et se presse en arrière,

Et d’une place vaste élargit la carrière.1

Le Livre VIII débute quant à lui par ces vers :

Dans les bras de Clovis Yoland se débat,

Fait mille vains efforts, de ses poings le combat,

Enfin du fort coursier prend la bride et la serre.

Il se cabre […].2

L’illustration porte la marque du livre précédent (le cheval sans cavalier qui sème la panique à l’arrière-plan), tout en signalant le changement de livre en focalisant le regard sur le combat au premier plan3. L’enjambement produit par l’image fonctionne comme une condensation mémorielle : l’illustrateur agglutine les deux épisodes pour n’en former qu’un seul, tout en donnant à voir le changement de temporalité. Le jeu de l’espace (arrière-plan/premier plan) crée cette temporalisation4 : on passe clairement d’un instant à un autre. Là encore, le moment de la scène est en fait un composé de plusieurs instants, tout comme l’instant du combat est lui-même le produit de micro-instants : la narrativité est rendue par Chauveau en ce qu’il condense en une seule unité temporelle deux micros strates ; celle où Yoland donne des coups de poing à Clovis et celle où elle agrippe la bride du cheval.

De plus, Chauveau choisit de s’arrêter juste avant l’instant fatidique5, celui de la chute, qui est déjà au demeurant suggéré ici par la posture en suspension que les éléments évoqués ci-dessus introduisent : « il se cabre » est le dernier micro-instant condensé dans cette illustration, mais il est naturellement suivi au vers 3094 par « et tous deux ils tombent sur la terre ». L’illustration invite le lecteur à imaginer la suite de l’épisode, sur laquelle la construction temporelle ouvre. L’image enjambe deux textes, qu’elle agglutine tout en en signalant la distinction, et elle fait référence simultanément à l’instant précédent et à l’instant suivant, par le biais de micro-instants condensés en instantanés : la temporalité de l’illustration est bien ici celle de l’épique en ce qu’elle relève de ce « continuel présent temporel et local » analysé par Auerbach dans une étude célèbre6. En somme, on peut dire avec Merleau-Ponty que

Les seuls instantanés réussis d’un mouvement sont ceux qui approchent de cet arrangement paradoxal, quand par exemple l’homme marchant a été pris au moment où ses deux pieds touchaient le sol : car alors on a presque l’ubiquité temporelle du corps qui fait que l’homme enjambe l’espace. Le tableau fait voir le mouvement par sa discordance interne ; la position de chaque membre, justement par ce qu’elle a d’incompatible avec celle des autres selon la logique du corps, est autrement datée, et comme tous restent visiblement dans l’unité d’un corps, c’est lui qui se met à enjamber la durée.7

« L’ubiquité temporelle du corps » provient d’un enjambement de l’espace qui est aussi enjambement de la temporalité, et pourrait révéler une poétique de l’illustration singulière, fondée sur l’éloquence du geste et du corps.



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