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Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ?
ОглавлениеJean-Luc ROBIN
The University of Alabama
Pièce de Molière « la plus souvent représentée du vivant » de son auteur1, LeCocu imaginaire fait l’objet, durant sa carrière, de 123 représentations publiques et de 20 représentations privées2, ce qui élève cette courte comédie en alexandrins créée au Petit-Bourbon le 28 mai 1660 au rang d’incontestable championne de ces deux catégories. Pourtant, sa publication le 12 août 1660 a quelque chose d’un « étrange monstre », puisque, tout d’abord, elle n’est pas le fait de Molière, mais du libraire Jean Ribou assisté d’un complice. L’inélégance du procédé ne passe pas inaperçue :
Moliere, nostre cher amy,
Que nous n’aymons pas à demy,
Depuis quelque temps a sçeu faire
Un Cocu, mais imaginaire.
Cependant un archigredin
Qui n’a pas pour avoir du pain,
De peur de passer la carriere
De la saison d’hiver entiere,
Avecque son habit d’esté,
Fut pour lors assez effronté,
Pour je ne sçay comment le prendre,
Et de plus pour le faire vendre.
Il a bien mesme esté plus loin,
Car l’on dit qu’il a pris le soin
De l’afficher à chaque ruë.3
La publication pirate aurait ainsi été portée par une campagne commerciale par voie d’affiches, c’est-à-dire « avec toutes les ressources dont disposait alors la publicité4 », ce qui suppose un certain investissement plutôt inattendu de la part d’un « archigredin » sans habit d’hiver et donc impécunieux. Qui que soit l’ « effronté » du Songe du resveur, c’est le libraire Ribou que poursuit Molière, auteur publiquement dépossédé de sa comédie par ce larcin aussi impudent que spectaculaire. Sa comédie – que La Grange dans son Registre aussi bien que les responsables de cette édition pirate de 1660 dans ses pièces liminaires, les matériaux épitextuels du Songe du resveur ou des Nouvelles Nouvelles de Donneau de Visé, ou encore une affiche5 datant peut-être du 16 novembre 1662 intitulent invariablement (Le) Cocu imaginaire – a désormais pour titre Sganarelle6.
Ce qui est toutefois remarquable, et non mentionné par LeSonge du resveur, est que le texte piraté du Cocu imaginaire se trouve accompagné d’« Arguments » didascaliques précédant chaque scène. Or, loin de constituer une masse de scories dont il s’agirait de purifier les 657 alexandrins du Cocu imaginaire, ces « Arguments de chaque Scène » transforment la publication pirate en une sorte d’ovni : ovni de l’édition théâtrale française du XVIIe siècle en général, ovni dans la carrière d’auteur de Molière en particulier. Surtout, ces didascalies quelquefois plus étendues que les scènes qu’elles introduisent7 ouvrent une fenêtre sur le jeu théâtral du comédien Molière, jeu jugé radicalement nouveau par le rédacteur des arguments. C’est à ce dernier aspect – la valeur imageante des arguments – que le présent essai se consacre, délaissant ce qui touche trop étroitement à la stratégie éditoriale et auctoriale de Molière, déjà objet des travaux de Roger Chartier, d’Edric Caldicott et de Michael Call8. La fonction très précise d’organon du Cocu imaginaire que remplissent les arguments explique-t-elle que Molière les retienne plusieurs années avant de les supprimer ? Ces arguments conservent-ils, en dépit de leur caractère provisoire, un intérêt critique et historique pour les moliéristes et pour qui souhaite appréhender le phénomène Molière dans toute sa richesse et sa complexité ?
La question de l’attribution desdits « Arguments de chaque Scène » annoncés en page de titre sans nom d’auteur de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire semble résolue. Il s’agirait de Donneau de Visé, sous le masque d’un certain « sieur » de Neuf-Villenaine9 ou de Neufvillaine. De fait, Donneau de Visé fait grand cas de la pièce et plus encore de ces arguments dans un « abrégé de l’abrégé » de la vie de Molière inclus dans ses Nouvelles Nouvelles :
Il fit, après Les Précieuses, Le Cocu imaginaire, qui est, à mon sentiment, et à celui de beaucoup d’autres, la meilleure de toutes ses pièces, et la mieux écrite. Je ne vous en entretiendrai pas davantage, et je me contenterai de vous faire savoir que vous en apprendrez beaucoup plus que je ne vous en pourrais dire, si vous voulez prendre la peine de lire la prose que vous trouverez dans l’imprimé au-dessus de chaque scène.10
Le même mot de « prose » désigne les arguments dans l’édition pirate de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, notamment dans une épître dédicatoire à « Monsieur de Molier, chef de la troupe des comédiens de Monsieur, Frère unique du Roi11 ». Dans cette dédicace, avant de ravir à Molière la moitié de la paternité de son Cocu imaginaire, Donneau de Visé, Neuf-Villenaine ou Neufvillaine, peu importe, essaie d’abord de faire croire que les arguments ont été innocemment rédigés à l’intention d’un ami « Gentilhomme de la Campagne » qui n’« avait point vu représenter » Le Cocu imaginaire « pour lui montrer que quoique cette Pièce fût admirable, l’Auteur en la représentant lui-même savait encore faire découvrir de nouvelles beautés12 ». Dans la seconde pièce liminaire, adressée « À un ami » – cette lettre fournit un cadre unique au texte dialogique et au paratexte didascalique placé « au-dessus de chaque scène » –, le pirate précise la fonction des arguments :
[…] quelques beautés que cette Pièce vous fasse voir sur le papier, elle n’a pas encore tous les agréments que le Théâtre donne d’ordinaire à ces sortes d’Ouvrages. Je tâcherai toutefois de vous en faire voir quelque chose aux endroits où il sera nécessaire pour l’intelligence des Vers et du sujet, quoiqu’il soit assez difficile de bien exprimer sur le papier ce que les Poètes appellent Jeux de Théâtre, qui sont de certains endroits où il faut que le corps et le visage jouent beaucoup, et qui dépendent plus du Comédien que du Poète, consistant presque toujours dans l’action.13
Autrement dit, les arguments se présentent comme des « didascalies de lecture » amplifiées, mais aussi comme des « didascalies de spectacle14 » fournissant un compte rendu des représentations destiné à ceux qui n’ont pas pu y assister. Surtout, les arguments portent témoignage de l’art totalement inouï du comédien Molière au moment où il ne s’avance plus masqué en Mascarille :
Comme les Précieuses, Le Cocu imaginaire reposait largement sur ce que Molière avait alors appelé « l’action », c’est-à-dire un jeu de gestes et de mimiques inédit dans le théâtre français ; or ce jeu, qu’il avait déploré dans la préface des Précieuses ne pouvoir faire passer dans l’imprimé, voici que l’édition procurée par Ribou tentait de le transcrire grâce aux « arguments de chaque scène » rédigés par Donneau de Visé.15
Cette publication exceptionnelle réunit ainsi de multiples raisons de nous intéresser, que le pirate soit sincère ou non dans son argumentaire, lequel relève naturellement d’une stratégie éditoriale. Du fait de ses arguments didascaliques, cette publication se présente plus que jamais comme une « seconde représentation », selon l’expression de Véronique Lochert16, et même comme une sorte de mise en scène de papier capable – le pirate ne semble pas en douter – de restituer au lecteur au moins en partie « les agréments que le Théâtre donne » au poème dramatique ainsi que les « Jeux de Théâtre17 ».
Molière a-t-il lui-même pris conscience de la valeur documentaire18 de cette mise en scène de papier que propose l’édition pirate de 1660 ? La deuxième édition de la pièce, contrôlée elle par Molière, maintient en 1662 ces arguments didascaliques, absolument uniques dans ses publications. Dans cette seconde édition, identique à l’édition pirate, seul le privilège se trouve modifié, non la page de titre, Molière devenant de jure – mais discrètement, par la petite porte – l’auteur du texte dialogique de Sganarelle ou le Cocu imaginaire et de son paratexte didascalique. Le fait que Molière laisse l’édition en l’état conduit à se demander si ces deux premières éditions didascaliques ne répondent pas par avance à un vœu que le comédien Molière exprime à travers ce conseil de l’avis « Au lecteur » de L’Amour médecin19 :
Il n’est pas nécessaire de vous avertir qu’il y a beaucoup de choses qui dépendent de l’action ; On sait bien que les Comédies ne sont faites que pour être jouées, et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du Théâtre.
Quoi qu’il en soit, l’énoncé « On sait bien que les Comédies ne sont faites que pour être jouées » a aussi valeur de slogan, voire de pons asinorum20. L’introduction du Molière sous les feux de la rampe de Noël Peacock, qui l’adopte pour titre, précise que
cette lapalissade de Molière […] qui semblait s’être perdue durant trois siècles sous le poids de critiques qui ne cherchaient dans son œuvre qu’une substantifique moelle philosophique et moralisatrice, est devenue, depuis le travail de W. G. Moore et René Bray, le mot d’ordre pour la nouvelle orientation des études moliéresques.21
Disons sans entrer ici dans ce débat que le Molière de 1660, en tête de sa toute première publication dans la Préface des Précieuses ridicules, exprimait déjà au lecteur la même chose qu’en 1665 dans L’Amour médecin : « comme une grande partie des grâces, qu’on y a trouvées, dépendent de l’action, et du ton de voix, il m’importait, qu’on ne les dépouillât pas de ces ornements22 ». L’insistance persistante de Molière dans ses textes liminaires constitue une sorte de signal d’alerte qui devrait inciter à prendre le paratexte didascalique du Cocu imaginaire au sérieux. Or ce signal n’est pas encore clairement reçu, y compris par la critique la plus réceptive. Par exemple, en dépit du titre de son introduction, Molière sous les feux de la rampe ne fait aucune mention de ces éditions didascaliques. Une telle tentative de mise en scène de papier fournit pourtant un document particulièrement précieux et n’est semble-t-il ni plus ni moins qu’un hapax éditorial23.
Malgré le caractère assez exceptionnel de cette publication de 1660, que Molière reprend à son compte nolens volens en 1662, la valeur de ces arguments didascaliques ne fait nullement l’objet d’un consensus et ils se trouvent parfois supprimés ou – solution adoptée par Georges Couton dans son édition en 1971 – tout au moins relégués en variantes du texte du Cocu imaginaire. Dans son édition du Théâtre de Molière, René Bray retire déjà les arguments du texte tout en affirmant dans la Notice de la pièce : « Nous suivons le texte de l’édition de La Neufvillaine ». Notice qu’il conclut ainsi : « Nous donnons en appendice les arguments de La Neufvillaine, expression fort intéressante des sentiments des contemporains sur la pièce et surtout sur le jeu de Molière24 ». Contrairement à toute attente, même l’édition procurée par l’auteur de Molière homme de théâtre écarte les arguments à l’arrière-plan.
Est-il alors surprenant que les arguments soient retirés d’une des éditions de la pièce les plus accessibles au public, sur le site Tout Molière.net ? « Quand [sic] au comique “gestueux”, il est hélas à jamais perdu pour nous », déplore Gabriel Conesa dans sa Notice. Il poursuit pourtant en rappelant que « De ce jeu comique de l’acteur Molière, un contemporain, La Neufvillenaine, témoigne », et en citant deux extraits assez significatifs des arguments des scènes 6 et 12 :
Il ne s’est jamais rien vu de si agréable que les postures de Sganarelle quand il est derrière sa femme : son visage et ses gestes expriment si bien la jalousie, qu’il ne serait pas nécessaire qu’il parlât pour paraître le plus jaloux de tous les hommes. […] Jamais personne ne sut si bien démonter son visage et l’on peut dire que dans cette scène, il en change plus de vingt fois.25
Il semblerait donc que le « comique “gestueux” » de Molière ne soit pas « à jamais perdu pour nous », ou tout au moins, pas totalement. Il y a certes lieu de se demander si le caractère superlatif de ce témoignage est de pure convention et permet de faire l’économie d’une description plus poussée du jeu grimaçant et « gestueux » du comédien Molière, ou si tout simplement un langage précis ne fait pas défaut à un témoin encore subjugué par la radicale nouveauté de ce comique quasi pantomimique : « cette dispute donne un agréable divertissement à l’auditeur, à quoi Sganarelle contribue beaucoup par des gestes qui sont inimitables et qui ne se peuvent exprimer sur le papier26 ».
Alors qu’ils adoptent pour référence l’édition autorisée de 1662 et ne suppriment donc pas les arguments conservés par Molière, auxquels ils ne sont nullement inattentifs, Georges Forestier et Claude Bourqui jugent toutefois les « péritextes de la pièce assez faibles en vérité27 ».
Suivant à son tour l’édition de 1662 dans sa présentation de la pièce, Charles Mazouer note simplement que
les arguments ajoutés par lui [Neuf-Villenaine] tâcheront de rendre compte des jeux de théâtre [– « qui sont de certains endroits où il faut que le corps et le visage jouent beaucoup, et qui dépendent plus du comédien que du poète, consistant presque toujours dans l’action »]. De fait, les arguments donnent des analyses et des jugements qui ne sont pas sans intérêt, et s’efforcent de transcrire sur le papier des jeux de scène qui ne pouvaient qu’échapper aux seuls lecteurs28.
Si l’apparat critique de cette dernière édition ne réserve aucun traitement particulier aux arguments, il y a toutefois lieu de se féliciter de leur maintien, en l’occurrence dans l’édition procurée par Charles Mazouer comme dans celle dirigée par Georges Forestier. La présence du paratexte didascalique dans les éditions du XXIe siècle forme la condition préalable à un aggiornamento de son approche par la critique.
Focalisé sur les stratégies de Molière auteur, Molière and the Comedy of Print de Michael Call s’intéresse moins aux arguments didascaliques qu’à la lettre dédicatoire de Neufvillaine29, dont se trouve bien signalé le moment d’ironie suprême, la si plaisante paraphrase de la première phrase publiée par Molière dans la Préface des Précieuses ridicules30, ainsi que le fait que cette épître dédicatoire constitue un « écho textuel », une réponse à la Préface des Précieuses31. Prenant à la lettre le Molière préfacier des Précieuses, Neufvillaine sous-entend que sa publication du Cocu – ou plutôt, leur publication du Cocu, car il s’agit de ne pas oublier le si « charmant32 » nous dans « c’était une nécessité que nous fussions imprimé33 » – se conforme et répond au désir de Molière.
Des arguments, il n’est nulle part fait mention dans la procédure entamée par Molière, comme le note Michael Call34. On ignore donc ce que pense Molière des arguments ou de cette édition si surprenante dans sa disposition, sinon que bon gré, mal gré, Molière consent à être considéré comme l’auteur aussi bien de ces didascalies que du texte du Cocu soi-disant mémorisé par Neufvillaine.
Assez laudatif dans son analyse de la pièce pour le Dictionnaire analytique des œuvres théâtrales françaises du XVIIe siècle, Louis Marmin trouve « la “lecture” d’un Neuf-Villenaine […] fort pénétrante et exacte ». Il déduit notamment des arguments le « parallélisme » de certains jeux de scène, par exemple entre les scènes 6 (Sganarelle « regarde par-dessus l’épaule de sa femme, ce qu’elle considère » : le portrait de Lélie) et 9 (Lélie regarde le même portait « par-dessus [l’]épaule » de Sganarelle, qui « n’a pas le loisir de considérer ce portrait comme il le voudrait bien35 »). Conformément à la fonction d’organon qui semble leur être attribuée par leur rédacteur, les arguments permettent par exemple de mettre à jour cet art du jeu de scène en « écho36 » que ne dévoile pas le texte dialogique du Cocu imaginaire, parfois obscur sans commentaire. Louis Marmin doit baser son analyse sur l’édition de référence en 1998, l’édition Couton, qui comme vu précédemment ne donne qu’en variantes les arguments « subis par Molière, non pas voulus par lui37 », mais admet d’emblée ne pas avoir « répugné à puiser des éléments pour [son] étude dans ces “arguments” à propos de telle ou telle indication de mise en scène ne figurant pas dans le texte ou les didascalies38 ».
Mais pourquoi faudrait-il après tout justifier un intérêt porté aux arguments du pirate Neufvillaine ? La seule étude, semble-t-il, à ne pas prononcer sur eux de jugement de valeur et à les prendre pour ce qu’ils sont objectivement, des documents à exploiter, est la Poétique de Molière39. Jean de Guardia semble même n’y avoir aucun doute sur la valeur poéticienne de ces arguments, qu’il est pour ainsi dire le premier à découvrir et qu’il met remarquablement en valeur. Les arguments de la scène 9 (« un agréable malentendu est ce qui fait la beauté de cette Scène ») et de la scène 16 (« l’équivoque divertit merveilleusement l’Auditeur ») confirment par exemple la « valeur esthétique du quiproquo40 » et la « passion » qu’il suscite à l’âge classique. Du fait de leur teneur documentaire, les arguments présentent un nouveau faisceau de raisons de ne pas laisser indifférents, puisqu’on n’y aperçoit non seulement Molière metteur en scène, Molière comédien, mais aussi Molière poéticien.
En parfaite cohérence avec les deux pièces liminaires de l’édition pirate de 1660, les arguments ne se bornent pas à fournir une mise en scène de papier, car ils célèbrent aussi et d’abord le poète Molière. Or il se trouve que les moliéristes se montrent de plus en plus attentifs à la valeur poétique du Cocu imaginaire, petite comédie en un acte servant de complément de spectacle, mais écrite en alexandrins. La similarité de registre non seulement thématique – la jalousie – mais aussi tonal entre Dom Garcie de Navarre ou Le Prince jaloux et LeCocu imaginaire est bien observée par Patrick Dandrey et, à sa suite, par Jean de Guardia, qui montre en outre que les deux pièces ont en commun la structure de la « série de méprises41 ».
Le rôle de Sganarelle n’est pas encore celui d’un « Prince jaloux », mais ce n’est déjà plus un emploi, remarque Gabriel Conesa :
[…] relativement individualisé, [le personnage de Sganarelle] n’est plus une marionnette comique comme le Mascarille de L’Étourdi, ou le Sganarelle du Médecin volant, qui n’étaient que des emplois ou des types traditionnels. Il se présente, en dépit de sa bonhomie, comme un jaloux aveuglé par une idée fixe : la crainte d’être trompé, obsession qui fait de lui le premier d’une longue lignée de héros monomaniaques à venir, dont certains seront bien plus inquiétants.42
La parenté thématique avec Dom Garcie de Navarre à travers la jalousie est certes notée, mais pas la similarité de registre tonal ni de structure entre les deux pièces, Gabriel Conesa jugeant le ton du Prince jaloux « plus grave ».
L’auteur du Dialogue moliéresque43 met toutefois en évidence dans cette même notice un des « effets de symétrie comique » en ouverture de la scène 23, effet dont l’argument de Neufvillaine ne dit rien, mais que la mise en page de l’édition pirate de 1660 restitue parfaitement44 :
LÉLIE
Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour,
Brûlant des mêmes feux, et mon ardente amour
Verra comme je crois la promesse accomplie
Qui me donna l’espoir de l’hymen de Clélie.
GORGIBUS
Monsieur, que je revois en ces lieux de retour,
Brûlant des mêmes feux, et dont l’ardente amour
Verra que vous croyez la promesse accomplie
Qui vous donna l’espoir de l’hymen de Clélie,
Très humble Serviteur à Votre Seigneurie.
« Outre le fait qu’il traduise métaphoriquement l’attitude de Gorgibus, ce type d’effet d’identité dans la reprise des termes séduit le spectateur par sa dimension ludique », commente Gabriel Conesa. L’effet permet de confronter plaisamment deux niveaux de langage et deux tonalités en parodiant les poncifs du discours amoureux. Ce type de « répétition qui joint l’identité de la forme à la diversité du contenu », explique Jacques Scherer,
peut mettre en relief l’attitude antithétique de deux personnages qui s’opposent sur un même problème en employant des termes identiques ou analogues, précisément pour mieux faire ressortir leur opposition. […] La grande scène entre Rodrigue et Chimène dans Le Cid de Corneille est pleine de répétitions de ce type. […] Rodrigue répète des vers entiers de Chimène.45
À cet égard, changer les pronoms personnels et inverser les rôles, c’est ce que se contente de faire le « sot » mis à l’honneur dans Le Songe du resveur, Donneau de Visé, dans La Cocue imaginaire, publiée deux jours après le Sganarelle ou Le Cocu imaginaire piraté si l’on en croit l’achevé d’imprimer du 14 août 1660 :
De plus, l’on a fait la Cocuë
Imaginaire, dont un sot,
A prix avec soin mot à mot,
L’expression et la matiere
Dans le Cocu du sieur Moliere,
Dont chacun fut fort estonné,
Et le retournant, cet infâme,
Pour un homme a mis une femme.46
Dans ce « parfait plagiat47 » du Cocu, Donneau de Visé ne se livrerait-il pas à un exercice de « répétition moliéresque » avant la lettre mais à grande échelle ? L’attention que Jacques Scherer accorde à la « répétition moliéresque » dans La Dramaturgie classique en France est patente, Molière étant le seul auteur à l’honneur dans les « Quelques définitions » des « termes essentiels de la dramaturgie classique » des Appendices48.
Le procédé de la « répétition qui joint l’identité de la forme à la diversité du contenu » reste courant chez Molière, qui y recourt avec succès même dans un registre soutenu et sait lui conférer une ampleur remarquable. Il structure par exemple sur plus de quatre-vingts vers l’affrontement de la coquette Célimène et de la fausse prude Arsinoé dans Le Misanthrope, affrontement construit sur l’échange d’un « avis profitable » dont Célimène emprunte le quatrain conclusif à celui que vient de lui infliger Arsinoé en n’en modifiant que deux mots :
ARSINOÉ
Madame, je vous crois l’Âme trop raisonnable,
Pour ne pas prendre bien, cet avis profitable ;
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.
CÉLIMÈNE
[…]
Madame, je vous crois, aussi, trop raisonnable,
Pour ne pas prendre bien, cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets,
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.49
Pour ce qui concerne une pièce souvent jugée moins sérieuse, Jacques Scherer en analyse une occurrence montrant l’opposition entre Harpagon et sa fille Élise dans L’Avare50 et note :
Les répétitions verbales sont en outre accusées par les gestes symétriques des acteurs : sur ces dix couples de répliques, quatre sont accompagnées de révérences que fait Élise à son père, et qu’Harpagon lui rend ironiquement.
Il était tentant, en effet, de souligner par des gestes l’opposition entre les idées que révèle cette forme de répétition. Mais l’usage de gestes dans ces circonstances ne pouvait guère sortir du domaine de la comédie.51
Encore une fois, l’argument de la scène 23 de Sganarelle ne dit rien de l’échange symétrique entre Lélie et Gorgibus, comme si l’annotateur, pourtant attentif dans l’argument de la scène 6 aux « postures de Sganarelle52 », n’avait pas jugé la gestuelle des personnages mémorable ou digne de mention. Une autre raison tient peut-être à ce que le caractère comique ne provient pas uniquement du couplage dialogue / gestuelle, mais de l’effet de sens produit par une sorte de dialogue voulu par Molière entre ses vers et ceux de certaines des pièces plus sérieuses et bien connues du public représentées en première partie de soirée. Selon le Registre de La Grange53, la création du Cocu imaginaire a lieu le vendredi 28 mai 1660 en seconde partie de la tragicomédie Venceslas de Rotrou, où
le vieux roi Venceslas veut abdiquer pour sauver la vie de son fils Ladislas :
Sans peine je descends de ce degré suprême :
J’aime mieux conserver un fils qu’un diadème.
Ladislas refuse, et dit à son père :
Sans peine je renonce à ce degré suprême :
Abandonnez plutôt un fils qu’un diadème.54
L’effet comique généré par l’échange répétitif du Cocu s’explique aussi en partie par le jeu de concomitance entre le texte souvent tragique, tragicomique ou sérieux de la pièce de la première partie et celui de la petite comédie de la seconde partie, petite comédie qui parodie la tonalité sérieuse et, ce faisant, s’établit comme son égale avec une évidence aussi discrète que plaisante. Certes, le Cocu imaginaire ne suivra pas toujours une pièce de l’envergure de Venceslas ou bien de la tragédie Nicomède, comme à la deuxième représentation, car il est aussi par la suite associé à une autre comédie, y compris de Molière ou de Donneau de Visé, selon le Registre de La Grange55. Cela dit, l’exemple des répétitions contenues dans LeCocu imaginaire après celles de Venceslas permet d’entrevoir comment le comique de Molière pouvait tirer parti des exigences et des conditions matérielles de la programmation dans son théâtre pour instaurer une sorte de dynamique d’émulation entre ses textes et les grands textes du répertoire de l’époque, dynamique qui confère une subtile unité à la programmation. L’auteur Molière travaille pour le comédien Molière, mais aussi pour le directeur de théâtre Molière.
En d’autres termes, Le Cocu imaginaire ne se distingue pas uniquement par son comique « gestueux », mais aussi par l’élégance d’un langage poétique qui ne déroge pas à celui des genres sérieux – ce qu’ont bien remarqué l’annotateur pirate et, plus récemment, Patrick Dandrey ou Jean de Guardia – et qui leur répond, se hissant de ce fait à leur niveau. L’hypothèse d’un tel phénomène d’écho entre les grands textes du répertoire et les élégants petits textes moliéresques converge avec celle, proposée dans Les Réécritures de Molière par lui-même, de l’élaboration d’un « méta-texte » scénique :
[…] l’auteur, en portant sur la scène sa propre œuvre, construirait un méta-texte, un commentaire destiné à faire étinceler le joyau tout juste taillé. Si l’on accepte de considérer Molière comme « l’inventeur de la mise en scène », [on] peut alors penser qu’une mise en scène achevée constituerait une explication de texte et se devrait de donner naissance à un nouveau texte fondé sur les précédents.56
Si l’annotateur pirate ne dit rien de ce jeu d’émulation poétique entre les textes de Molière et les grands textes du répertoire, c’est peut-être parce que cet esprit de compétition tacite était simplement la norme dans les théâtres concurrents de l’époque et au cœur même de l’écriture et de la pratique théâtrales.
Comme tout document, les arguments didascaliques de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire importent tant pour ce qu’ils disent que pour ce qu’ils taisent, leur silence ne remettant nullement en question leur valeur d’organon de la pièce. En tant que didascalies de lecture, ils produisent un effet singulier : les arguments brisent la continuité de l’action et isolent chaque scène, transformant de facto presque chacune d’elles en spectacle autonome, autosuffisant, sui generis. Il conviendrait du coup d’apporter des éléments de réponses à cette autre question : pourquoi l’annotateur se sent-il obligé d’annoter aussi ce qui – il le signale lui-même – ne nécessite aucune annotation ? Pourquoi une telle systématicité ? Il y a en effet 24 scènes et donc 24 arguments, et même 25 intrusions, puisqu’un paragraphe de l’annotateur boucle l’action et précède le mot fin, achevant véritablement la lettre « À un ami » qui sert de cadre au texte de Molière57. Or, si la quasi-totalité des arguments remplit sans conteste une fonction documentaire, ceux des scènes 8, 14 et 19 sont désolants d’indigence et nuls58. Tout semble se passer comme si l’annotateur pirate devait porter à tout prix ce « nous » si savoureux et faire coûte que coûte de Molière son collaborateur.
Les arguments et les pièces liminaires disparaissent après 1666 des publications de la pièce59. Ils se trouvent encore dans Les Œuvres de Monsieur Molière de 1666 publiées en dépit de Molière par Thomas Jolly et sept autres libraires, alors qu’ils ont disparu toujours en 1666 dans une troisième édition séparée de la pièce par Ribou apparemment autorisée par Molière60. L’auteur Molière a en 1666 tranché en faveur de ses alexandrins, au détriment de la mise en scène imprimée que le comédien Molière n’avait pourtant pas supprimée en 1662. Dans la grande édition de 1682, la pièce est identique à la troisième publiée par Ribou, donc dénuée d’arguments, et le nombre de didascalies ne s’y voit même pas augmenté, « ce qui est exceptionnel dans cette édition », précisent Alain Riffaud, Edric Caldicott et Georges Forestier dans la « Note sur le texte » de l’édition Forestier61. Le Cocu imaginaire semble tomber dans l’excès inverse et passer de la surabondance didascalique, avec des arguments parfois plus longs que les scènes, à une étrange pénurie didascalique. Mais la mise en scène de papier proposée par les arguments a-t-elle encore lieu d’être, alors que LeCocu imaginaire devient la comédie de Molière la plus souvent représentée de son vivant et que tout un chacun peut de ce fait la voir, à la cour, à la ville ou en visite ? Les arguments disdascaliques, outre leur mission de restituer certains des « agréments que le Théâtre donne » au texte du Cocu imaginaire, ont notamment fourni une sorte d’écrin aux alexandrins de Molière, contribuant à faire de cette petite comédie bien plus qu’un simple complément de programme : une élégante figure de proue de son répertoire de comédien poète. Pour ses contemporains, « l’auteur du Misanthrope » est d’abord considéré comme l’auteur du Cocu imaginaire, sa pièce « la meilleure [et] la mieux écrite », proclame Donneau de Visé en 1663, n’en déplaise à Boileau62. Or, présentés en 1660 comme une sorte d’organon d’un Cocu imaginaire à la fois si galant et si naturel, et du même coup comme l’organon d’un théâtre absolument nouveau, les arguments peuvent-ils être encore de mise en 1666 en pleine affaire Tartuffe ?