Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 52
Les enjeux éditoriaux. Du luxe éditorial aux feuillets éphémères
ОглавлениеPolitiques, ces images engageaient d’importants enjeux éditoriaux, le luxe déployé par les mises en scène de Torelli demandant, par effet de miroir, des éditions dont la richesse devait égaler celle des spectacles eux-mêmes. Par exemple, lorsque nous découvrons l’édition d’Andromède de Laurent Maurry et de Charles de Sercy1 publiée en 16512, le lecteur comprend qu’il n’a pas affaire à un imprimé comme les autres. Imprimé à Rouen le 13 août 1651, l’ouvrage est postérieur d’un an aux représentations du Petit-Bourbon. Élégant objet de luxe et de collection, le livre se donnait l’ambition d’inscrire le spectacle dans la mémoire alors que les représentations étaient depuis longtemps terminées, même si la pièce eut quelques reprises au théâtre du Marais3. L’ouvrage, conçu comme un objet d’émerveillement à l’égal du spectacle, ouvre la réjouissance par un magnifique frontispice.
F. Chauveau, frontispice d’Andromède, Paris/Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017.
L’estampe, qui ne représente pas explicitement un décor de théâtre, propose une porte d’entrée monumentale à la lecture, le frontispice étant défini par Furetière, en « terme d’architecture », comme « la face et principale entrée d’un grand bâtiment qui se présente de front aux yeux des spectateurs4. » Invitant le lecteur à une expérience de lecture architecturale agrémentée par des gravures de Chauveau, l’un des meilleurs artistes du règne de Louis XIV5, le lecteur est invité à déplier de ses propres mains, avant de lire les premiers vers, l’image représentant le décor du prologue.
F. Chauveau, illustration pliée du prologue d’Andromède, Paris/Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017.
Torelli y est mentionné comme « inv », c’est-à-dire comme maître de l’inventio. Une fois l’image contemplée, la lecture débute par ces vers de Melpomène :
Melpomène.
Arrête un peu ta course impétueuse,
Mon théâtre, Soleil, mérite bien tes yeux,
Tu n’en vis jamais en ces lieux
La pompe plus majestueuse :
J’ai réuni, pour la faire admirer,
Tout ce qu’ont de plus beau la France, et l’Italie,
De tous leurs Arts mes sœurs l’ont embellie,
Prête-moi tes rayons pour la mieux éclairer.
Daigne à tant de beautés par ta propre lumière
Donner un parfait agrément,
Et rends cette merveille encore,
En lui servant toi-même d’ornement.6
Tous ces mots déclamés par Melpomène trouvent, dans les gravures de Chauveau, une réalité picturale invitant le lecteur à devenir spectateur, cette édition luxueuse proposant un autre parcours de lecture – un spectacle de/par la lecture – où les mots, confrontés aux illustrations, revêtent une autre signification. L’œil est influencé par l’iconographie qui complète, si elle ne commande pas directement, l’imaginaire textuel. Dans un ordre de lecture hiérarchique imposé par la construction du livre, forcé par la logique du tournoiement des pages, le lecteur découvre d’abord la description des décors ; ensuite, il regarde l’image ; enfin, il lit l’intégralité de l’acte. À la différence d’une lecture numérisée dont nous sommes aujourd’hui familiers7, les gravures de Chauveau demandent d’être dépliées minutieusement, cette manœuvre rappelant la fragilité de l’image. L’estampe, que nous déplions sur la gauche (Fig. 3), est un moment de découverte provoquant ce sentiment d’émerveillement comme la levée du rideau de scène. Seulement, l’opération est effectuée de nos propres mains. Les détails se découvrent petit à petit alors que certains d’entre eux, comme les fameux piédestaux du cinquième acte pour les premières paires de châssis, représentent ce que les didascalies ne prennent pas la peine de décrire. Sur un de ces piédestaux (Fig. 1), nous découvrons la représentation d’une scène de sacrifice avec un autel fumant où l’on distingue quatre personnages et un mouton. Derrière, on reconnaîtra également une scène de bacchanale agrémentée de danses alors que d’autres détails dans les différentes estampes font directement référence à la monarchie française, comme les fleurs de lys présentes dans l’architecture du décor du quatrième acte.
Cette expérience de lecture, si différente des représentations du Petit-Bourbon, demeure un spectacle de/par la lecture. C’est un sentiment bien étrange que celui de tourner les pages, de déplier et de replier soigneusement l’image pour découvrir le nouveau décor et oublier l’ancien. Comme l’illusion théâtrale, le lecteur devient maître du changement, pliant et dépliant les estampes comme bon lui semble alors que, pendant le spectacle, le public ne maîtrisait pas les changements de décors manœuvrés par les ouvriers disposés dans les dessous et les dessus de scène. En tenant Andromède entre ses mains, le lecteur assume, autant symboliquement que réellement, le rôle de machiniste, moteur de son émerveillement et de son statut ambigu de lecteur/spectateur. Figée, la gravure n’en reste pas pour autant une agréable tromperie, une machine où seule l’imagination du lecteur projette dans son esprit les mouvements d’un spectacle inexistants dans la fixité de l’estampe. En 1650, Torelli trompait les yeux de son public. Un an plus tard, dans l’édition de Laurent Maurry et Charles de Sercy, le lecteur était encore trompé par les gravures de Chauveau pour trouver du plaisir dans ce qu’il convient peut-être d’appeler une lecture scénographique ou une scénographie de la lecture8.
Or, si quelques ouvrages furent conçus pour accueillir des estampes, ce privilège éditorial restait un phénomène marginal, la grande majorité des imprimés ne possédant aucune estampe ni même un frontispice. Parmi ces livres se trouvent les programmes produits à bas coûts pour être immédiatement débités dans la capitale, à la porte du théâtre. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, à la suite de l’essor du répertoire à machines amorcé par Torelli, ces programmes étaient imprimés en grand nombre pour conserver la description des décors et des machines. Pour Andromède, cette tâche fut confiée à l’imprimeur parisien Augustin Courbé, ce dernier obtenant un droit d’impression le 3 mars 1650, soit pendant les représentations du Petit-Bourbon9. Cet écart de date avec l’édition luxueuse de Laurent Maurry et de Charles de Sercy suffit à prouver la nature divergente – l’éphémère contre le durable – entre les deux livres. Le fait que ce programme fut imprimé « aux dépens de l’auteur » comme le mentionne la page de titre implique une politique éditoriale menée par Corneille10 qui s’arrogeait le droit de faire des bénéfices sur la vente de ces feuillets, la description des décors et des machines de Torelli ne bénéficiant d’aucune illustration dans cet imprimé. Ces livres étaient d’une qualité fragile, voire médiocre, et composés de feuillets comme en témoigne celui d’Andromède pour la pompeuse reprise de la Comédie-Française démarrée le 19 juillet 168211, la veuve G. Adam ayant obtenu le permis d’impression le 14 juillet, soit cinq jours avant les premières représentations.
F. Chauveau, dépliement par la gauche de l’illustration du prologue d’Andromède, Paris/Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017.
Dans un état de conservation préoccupant, ce programme conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal contraste avec les luxueuses éditions gravées des spectacles de Torelli, la jouissance de l’estampe n’étant réservée qu’à quelques collectionneurs qui eurent le privilège, et surtout les moyens financiers, de pouvoir se la procurer.
Cette politique éditoriale low cost pour les « desseins » et autres « sujets » de pièce à machines, à défaut de pouvoir graver le spectacle, misait tout sur l’écriture et la longueur des descriptions hyperboliques. C’est par exemple le cas d’un imprimé sans nom d’éditeur pour Les Noces de Pelée et de Thétis12.
Andromède, tragédie en machines, 1682. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, B. L. G. D. 43389. Photo A. Saudrais, 2017.
Dépourvu d’estampes, ce petit livre était un programme distribué au public. Pensé pour le confort des spectateurs, il permettait de suivre le ballet pendant les représentations, l’imprimé comprenant la traduction française, située à gauche, des vers chantés en italien, disposés à droite de l’imprimé. À la différence d’un ouvrage comme l’Andromède de Laurent Maurry et Charles de Sercy, cet imprimé n’était pas destiné à la postérité. Produit pour l’éphémère des représentations, il avait une utilité immédiate pour suivre un spectacle dont on ne comprenait pas toujours les paroles13. Ainsi, graver cet imprimé s’avérait inutile, le public ayant devant les yeux les décors et les machines de Torelli. La gravure intervenait donc après la mort du spectacle lui-même.