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François Chauveau, un illustrateur pour la littérature

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Marie-Claire PLANCHE

IHRIM-Lyon 3

Son œuvre tout entier est d’une décontraction de bon aloi, son propre portrait le laisse percevoir.1

Les Fables de La Fontaine, les grands romans du siècle, le théâtre de Racine, mais aussi Virgile, sont autant de textes illustrés par François Chauveau (1613-1676), qui marque de son empreinte le livre à figures du XVIIe siècle en tant que dessinateur et graveur. Son œuvre fut appréciée, comme en atteste son admission aux côtés de quelques autres graveurs à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture en 1663, qui constitue une marque importante de reconnaissance. Dans ses compositions l’artiste s’adapte aux formats des différentes éditions et aux genres littéraires, se montrant capable pour Les Fables de saisir l’essentiel des apologues en quelques traits dans une petite vignette ou de proposer pour les romans une suite narrative qui se déploie au fil des pages. Lorsqu’il illustre les textes de son siècle il propose la toute première iconographie, contribuant parfois à en fixer les motifs. S’intéresser à l’œuvre de Chauveau c’est rappeler une fois encore la proximité que le texte et son illustration entretiennent, mais c’est aussi rappeler que le livre illustré continue de soulever des questions qui intéressent les conditions de la fabrique de l’image. En effet, si les liens entre les textes et les estampes sont pour une part physiques ils sont surtout intellectuels puisqu’ils relèvent du sens, de la perception des mots et d’une volonté de les transposer dans un autre art. Cependant le manque de documents d’archives rend encore aujourd’hui bien opaques les liens entre le dessinateur, le graveur, l’imprimeur voire aussi l’auteur. Le dessinateur prolixe que fut Chauveau lisait-il les œuvres qu’il illustrait ? Rien ne l’atteste et la légende entourant l’artiste pourrait renforcer l’idée d’un travail rapidement croqué au coin du feu et lié à une connaissance rapide des textes. Heureusement le très récent article de Véronique Meyer, entièrement consacré à l’édition des Métamorphoses en rondeaux de 16762, apporte de nombreux éclairages liés à la carrière de Chauveau et aux enjeux stylistiques de l’édition de Benserade. En outre, la renommée du personnage, les commandes reçues pour des éditions remarquables du XVIIe siècle semblent aussi nuancer cette légende. Comment en effet être capable de saisir les enjeux de l’écrit si la lecture est rapide ? Comment savoir proposer la nécessaire et séduisante variété en se tenant éloigné de sa table de travail ? Les dessins conservés sont le plus souvent exécutés à la plume avec un lavis d’encre, ils sont soignés et lorsqu’ils ne traduisent pas toujours la pensée définitive de l’artiste qui se lit dans l’estampe, ils mettent en évidence les modifications que Chauveau effectuait habilement en gravant le cuivre.

Avant de s’intéresser à l’œuvre de cet artiste, il nous paraît opportun de nous attarder sur les mots que lui consacrent ses contemporains qui les premiers ont dessiné les contours d’un portrait. C’est tout d’abord André Félibien qui présente Chauveau, mentionnant son travail auprès du peintre Laurent de La Hyre puis son passage à l’art de la gravure :

Il s’appliqua ensuite à graver à l’eau-forte, trouvant dans cette sorte de travail un moyen aisé pour se contenter lui-même, et mettre au jour en peu de temps une grande quantité d’ouvrages. […] Il aimait beaucoup la lecture, principalement celle des poètes, et même faisait des vers assez facilement. Il avait l’imagination vive, et une mémoire merveilleuse, qualités qui lui donnaient beaucoup d’ouverture d’esprit, et une si grande abondance de pensées que les sujets ne lui coûtaient rien à inventer, et à disposer en autant de manières qu’on pouvait désirer.3

Les adjectifs mélioratifs associés au superlatif contribuent d’emblée à un éloge qui très vite participe au déploiement d’une légende mettant en valeur la capacité d’inventio de Chauveau et signant une reconnaissance précoce. Elle se trouve rapidement confortée par Charles Perrault qui, dans ses Hommes illustres, inscrit le portrait de l’artiste dans les pas de Félibien :

Personne n’a peut-être jamais eu une imagination plus féconde pour trouver et disposer des sujets de tableaux ; tout y était heureux pour la beauté du Spectacle, tout y était ingénieux pour la satisfaction de l’esprit, et il entrait dans ses dessins, encore plus de Poésie que de Peinture. Cela se peut vérifier dans le nombre presque infini d’ouvrages qu’il nous a laissé et particulièrement dans les estampes qui représentent ce qui est contenu dans les livres où elles sont. Il n’y en a point qui n’explique admirablement la pensée de l’Auteur, et qui ne l’enrichisse agréablement et judicieusement par de certaines circonstances poétiques qu’il y ajoute […] il était l’Inventeur de la plupart des choses qu’il gravait […] Il est vrai que sa gravure n’a pas la douceur ni l’agrément de plusieurs autres Graveurs, qui ont porté cette délicatesse jusqu’au dernier point de perfection. Mais pour le feu, la force des expressions, la variété, et pour l’esprit qui s’y rencontre, je ne sais s’il y a eu quelqu’un qui l’ait surpassé dans cette partie.4

Ce commentaire est un panégyrique qui, s’il obéit à l’intention de l’ouvrage, prend toute sa valeur dans la mesure où seuls quatre graveurs sont l’objet d’un éloge de Perrault ; Chauveau est ainsi célébré aux côtés de Jacques Callot, Robert Nanteuil et Claude Mellan. En outre, en établissant un lien avec la peinture, en célébrant le dialogue des arts, Perrault rappelle combien l’Ut Pictura Poesis d’Horace fait partie des débats théoriques du XVIIe siècle, notamment au sein de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture.

Ces portraits littéraires doivent être complétés par les portraits gravés qui donnent à voir la physionomie de Chauveau, peinte par le portraitiste Claude Lefebvre en 1664. Le souvenir du tableau disparu se trouve conservé dans sa traduction en gravure par Louis Cossin en 1668, comme l’indique la lettre.


Louis Cossin d’après Claude Lefebvre, Portrait de Chauveau, 1668, estampe, 249x 206 mm. [© Nancy, Musée des beaux-arts, Lorraine, France. Ville de Nancy, P. Buren]

Le dessinateur et graveur est figuré assis, de trois-quarts, devant une table sur laquelle les outils du graveur sont disposés tandis qu’il tient redressée une plaque de cuivre figurant une Minerve en pied. La posture du personnage, le soin du costume, l’élégance des plis fins de la chemise signent une forme d’aisance, celle d’un homme qui a acquis une certaine réputation que rappelle la lettre gravée. L’index discrètement tendu invite à contempler l’œuvre, comme si le modèle qui ne regarde pas le spectateur était en conversation avec un interlocuteur non visible. Cette effigie a été reprise et gravée en sens inverse par Edelinck pour le volume de Perrault qui associe à chaque éloge un portrait en médaillon pleine page.


Gérard Edelinck d’après Claude Lefebvre, Portrait de Chauveau, estampe pour Charles Perrault, Les hommes illustres, 1699-1700, in-4, p. 98. [© MC Planche, Lyon, BmL 30798]

Afin de répondre aux exigences du format le portrait a perdu en ampleur : l’homme drapé dans son manteau apparaît dans une posture plus académique qui s’affranchit de la plaque de cuivre et des outils du graveur.

Nous souhaiterions envisager le travail de Chauveau en commençant par l’étude de deux dessins exécutés pour l’édition collective du théâtre de Racine en 1675-76 parue chez Claude Barbin5. Raymond Picard6, dans un article fameux régulièrement cité, avait en son temps fermement critiqué la capacité de Chauveau à transposer les pièces de théâtre de Racine. Le travail que nous avons effectué sur l’illustration des tragédies raciniennes, nous invite à nuancer largement son propos pour plusieurs raisons7. Il convient tout d’abord de faire remarquer la nouveauté du travail du dessinateur qui dessina les premières vignettes raciniennes. En cherchant à figurer les instants les plus tragiques, souvent absents de la scène théâtrale, Chauveau s’est inscrit dans la continuité des éditions illustrées du théâtre de Pierre Corneille, tout en affirmant un principe iconographique dont ses suiveurs se sont largement inspirés. Illustrer les tragédies de Racine, c’est mettre en tension le texte et l’estampe, et ce notamment en raison de la place de la vignette dans l’édition, puisqu’elle précède les mots. Dans ces conditions, que doit-elle figurer ? Un épisode éminemment tragique, un condensé de l’action qui permette de saisir les enjeux et la psychologie des personnages ? Sans doute qu’une composition parvenant à concilier ces différents éléments serait la mieux venue. Il apparaît ainsi que si les frontispices des tragédies ne peuvent illustrer avec la même verve la force tragique du vers racinien, ils s’efforcent d’en saisir les tensions de l’action. Les dessins exécutés pour Andromaque sont à cet égard éclairants : deux compositions à la plume et lavis sont conservées. L’une d’elles servit à la gravure, tandis que l’autre fut abandonnée. Le dessin délaissé représente la captive de Pyrrhus accompagnée du jeune Astyanax à proximité du tombeau d’Hector.


François Chauveau, Andromaque, plume et encre brun-rouge, lavis, 131x78 mm. [© MC Planche Collection particulière]

Andromaque, le visage tourné vers son enfant qui marque un mouvement de recul, désigne de la main gauche le majestueux cénotaphe rendant hommage au valeureux Troyen « privé de funérailles / Et traîné sans honneur autour de nos murailles8 ». Le tombeau, mentionné deux fois à l’acte III, est un symbole fort de la présence d’Hector dans le cœur de sa veuve. La fidélité à l’époux est en effet l’enjeu de l’opposition à Pyrrhus qui la veut pour femme et menace de faire périr l’enfant en cas de refus. Après avoir dialogué avec sa confidente Céphise, alors qu’elle s’est presque résolue à sauver son fils, son dilemme s’exprime dans le vers qui clôt l’acte : « Allons, sur son tombeau consulter mon époux9. » Racine, dans sa préface, fait explicitement référence à l’Énéide de Virgile et au geste d’Andromaque qui, dans l’épopée, honore son défunt près d’un tumulus10. Ce dessin s’éloigne pleinement de la scène théâtrale et rappelle par la majesté du tombeau l’importance d’Hector pour Andromaque tout en soulignant une présence forte dans l’action de la tragédie. Il occupe pleinement les pensées de la jeune Troyenne qui retrouve dans les traits de son fils le souvenir de ceux d’Hector. Les reliefs du cénotaphe rendent ainsi hommage à la valeur guerrière du fils de Priam en figurant des trophées et un groupe de cavaliers en mouvement. L’espace du recueillement délimité par les végétaux ouvre sur une perspective avec une ville à l’arrière-plan tandis qu’au tout premier plan, de discrètes vagues sont figurées, rappelant le cadre de l’action. Enfin la présence d’Astyanax, qui ne paraît jamais sur la scène théâtrale, constitue l’expression d’une intelligence du texte puisque l’enfant est en effet au centre des dialogues. Le second dessin, destiné à être gravé, figure une supplique d’Andromaque ; la jeune captive se jette aux pieds du roi d’Épire dans un mouvement que les plis du vêtement traduisent.


François Chauveau, Andromaque, plume et encre brune, lavis gris. 131x78 mm. [© MC Planche Collection particulière]

Pyrrhus semble proche d’agir et Andromaque gêne son départ :

Pyrrhus

Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector.

Andromaque

Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ?11

Elle doit l’empêcher de livrer son fils en attirant sa compassion par une attitude humble et convaincante, Chauveau l’a ainsi figurée au pied de Pyrrhus, les bras ouverts au niveau des genoux, le visage levé, très implorante12. Sa supplique est redoublée par l’attitude de sa confidente Céphise qui se tient en arrière. Le roi quant à lui, par sa posture et le mouvement de ses bras est dans une dynamique que retient quelque peu l’action de la jeune femme alors qu’il s’apprêtait à suivre Phœnix. L’espace dans lequel les personnages sont représentés est ouvert sur l’extérieur, il apparaît comme un lieu de passage marqué par d’imposants piliers sur de hauts piédestaux. Ces derniers semblent délimiter l’aire dévolue aux femmes de celle dévolue aux hommes. La composition, par son expressivité qui expose le difficile dialogue entre le fils d’Achille et la veuve d’Hector, est séduisante. Chauveau fit donc le choix de graver ce dessin, comme l’indique la lettre de l’estampe près du trait carré : « F. Chauveau inv. et fecit ».


François Chauveau, Andromaque, estampe pour Jean Racine, Œuvres, 1675-76, in-12. [© MC Planche Collection particulière]

Cependant il modifia son dessein en figurant Astyanax dans les bras de Phœnix. L’enfant se trouve sur une ligne diagonale marquée par le corps de sa mère à laquelle il fait face, bien qu’il soit en partie caché à ses yeux par le corps de Pyrrhus. Chauveau, parce qu’il est dessinateur et graveur témoigne en cet ajout d’une étape de la fabrique de l’illustration : il montre cette volonté de parfaire un projet que ses deux compétences lui permettaient de mettre en œuvre. La présence de l’enfant explicite la scène en offrant au lecteur-spectateur une clé de lecture supplémentaire qui ne trahit en rien le texte de Racine : Astyanax a toute sa place dans l’action de la pièce et sa représentation s’en trouve aussitôt justifiée. Dans la mesure où l’estampe se départit de la scène théâtrale, elle affiche l’autonomie expressive des arts visuels tout en établissant un très fort lien avec le texte.

L’expressivité de Chauveau se trouve contenue dans un dessin qui a retenu notre attention, destiné à illustrer le poème héroïque de Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue publié en 165413. Dans la paisible forêt où résonne l’activité des « gens » d’Alaric, surgit un terrible ours blanc dont la force et la violence sont décrites avec une éloquence narrative relevant de l’hypotypose qui rend le portrait tout à fait terrifiant. La « Bête » ainsi nommée et mue par un démon annonce le monstre qui surgit des flots face à Hippolyte dans Phèdre de Racine14 :

Ses yeux sont fort petits, mais ses regards terribles ;

Le feu semble en sortir, et briller à travers

Le long poil hérissé, dont on les voit couverts.

Ses ongles sont tranchants ; et ses dents fort tranchantes ;

Son dos est élevé ; ses oreilles penchantes ;

Cet Animal paraît énorme en sa grandeur,

Et sa force en un mot égale sa laideur.

Ce terrible portrait est suivi d’un combat particulièrement violent dans lequel l’ours triomphe d’adversaires peu capables de lutter face à un tel déchaînement jusqu’à ce qu’un personnage se distingue :

Tout s’écarte ; tout fuit ; et dans un tel effroi,

Tout songe à se sauver, et nul ne songe au Roi.

Lui, dans ce grand péril, d’un courage intrépide

Présente son Épée, à la Bête homicide ;

[…]

Il s’avance à grands pas, vers la Bête en colère ;

Elle s’avance aussi, faisant ce qu’il veut faire ;

Elle saute, il esquive ; il la presse, elle fuit ;

L’Art enseigne le Roi ; la Nature l’instruit ;

[…]

Cet Ours tout de nouveau, prend et jette des Pierres

Qui volent en bruyant, ainsi que des Tonnerres ;

Le Héros les évite, et comme il est levé,

Le Fer victorieux, dans son sang est lavé.

Il le choisit au ventre, où la peau n’est pas dure ;

La Bête jette un cri, pour le mal qu’elle endure ;

Elle bondit en l’air, où perdant sa vigueur,

Elle retombe morte, aux pieds de son Vainqueur.15

Le récit vivement mené est tout à fait séduisant non seulement par le jeu de contraste, mais aussi par la manière dont la « Bête homicide » périt, lancée en l’air comme un fétu de paille. Le dessin représente au premier plan l’action vaillante d’Alaric qui, épée à la main s’apprête à fondre sur l’animal en protégeant sa main droite de son manteau.


François Chauveau, Alaric combat un ours, sanguine, plume, encre brune, lavis encre de Chine, 265x200 mm. Paris, Ensba. Dessin pour Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue, 1654. [© Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-arts de Paris]

La posture des jambes, le mouvement du corps soulignent la vivacité et la témérité du personnage très proche de l’ours qui se tient debout sur ses pattes arrière, la gueule ouverte prêt à engloutir l’étoffe du manteau, tandis que les griffes acérées de sa patte tentent de s’en emparer. Tout dans la composition vise à inspirer la terreur qui règne en ces lieux. Le corps gisant près du plantigrade rappelle combien l’animal est dangereux tandis que les bras levés et les bouches ouvertes des compagnons expriment la terreur extrême, prolongée par le mouvement ascendant de l’homme qui grimpe dans l’arbre au plus près des frondaisons et des limites de la composition. Ils participent ainsi à l’expression du sentiment du spectateur et en s’écartant de la scène figurent le désir de fuite devant le danger. Tout concourt de la sorte à mettre en valeur le duel opposant l’homme et la « Bête », rendant encore plus vaillante l’action d’Alaric. Chauveau a proposé un ensemble dans lequel l’intention narrative est sensible. Une temporalité se met en place, exposant au premier plan l’action la plus récente, celle qui doit être mise en valeur tant elle relève de la bravoure. Le passé, quant à lui, est figuré par l’homme à terre et la frayeur des personnages secondaires ; ils rappellent que l’ours a récemment agi. Deux personnages sont en grande partie dissimulés. Le corps de celui qui gît à terre est en effet masqué par l’ours, laissant au spectateur la possibilité d’imaginer son état physique : est-il mort, défiguré, en partie déchiqueté par les griffes ? Le refus d’exposer les blessures intensifie ainsi le tragique. De la même manière derrière l’homme de gauche, un autre représenté de dos est en train de fuir ; sa jambe et son pied traduisent un mouvement très vif. Enfin, la hache sur le sol à droite est un indice de l’activité d’Alaric et de ses compagnons, occupés à abattre des arbres avant que ne surgisse l’animal. Cette activité qui appartient au passé trouve son prolongement dans le groupe d’hommes, aux silhouettes seulement esquissées de l’arrière-plan. Si le passé et le présent sont bien mis en scène, qu’en est-il du futur ? Le dessinateur livre-t-il au spectateur l’issue du combat ? Il nous semble possible d’en deviner les contours : bien qu’effrayant, l’animal ne paraît pas « énorme » puisqu’il ne domine pas l’homme par sa stature. Il occupe en outre environ un tiers de la feuille, proche du bord gauche tandis que l’espace dévolu au roi donne de l’ampleur à son geste en laissant le mouvement des jambes se déployer. L’épée, enfin, est proche de frapper le « ventre, où la peau n’est pas dure ». Si la souplesse des traits du dessin est moins présente dans l’estampe gravée par Chauveau, l’illustration atteint cependant une force expressive servie par une intention narrative particulièrement adaptée au passage du poème.


François Chauveau, Alaric combat un ours, estampe pour Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue, 1654, p. 42. [© MC Planche, BmL. Rés 23435]

Avant d’accéder aux vignettes, la première illustration peut être contenue dans un titre-frontispice qui associe le texte et l’image dans un ensemble tout à la fois esthétique et informatif. Celui que Chauveau dessina pour L’Énéide de Virgile traduite par Michel de Marolles16 propose une composition en registres.


François Chauveau, estampe pour Virgile, L’Éneide, 1662, in-8, frontispice tome I. [© Nancy, Musée des beaux-arts, Lorraine, France. Ville de Nancy, P. Buren]

Le registre inférieur renseigne sur l’édition dans un cartouche polylobé qui marque d’un axe de symétrie cet espace ; la mention du dessinateur et graveur est abrégée dans les lobes et encadre la date de parution. L’artiste recourt au vocabulaire ornemental pour offrir une mise en scène riche qui expose les figures masculines et féminines des Troyens vaincus fermement maintenus dans leurs positions par de vigoureux soldats. Les têtes baissées, les mains liées des personnages à terre, le poids du corps des vainqueurs reprennent une tradition iconographique issue de l’Antiquité et rappellent dans le modelé les liens avec l’art de la sculpture. L’évocation du combat se perçoit dans les armes amassées sous le cartouche au centre de la composition. Si les végétaux confirment l’intention ornementale, les flammes s’échappant des cornes de la partie sommitale du cartouche font le lien entre les deux registres. Elles viennent en effet lécher les franges de l’étoffe en trompe-l’œil sur laquelle l’épilogue de la guerre de Troie est représenté. L’incendie de la ville et la fuite d’Énée sont figurés sur un rideau épinglé en partie supérieure, illustrant ce que Virgile a narré au livre II. Le procédé n’est pas inédit17 et l’on observe ce qu’il apporte en termes de volume et de chronologie : ces actions ainsi figurées ne peuvent qu’appartenir au passé. Un chemin sinueux mène au cœur de l’embrasement d’une ville de fantaisie dans laquelle le cheval d’Ulysse et la forme des flammes ne servent pas suffisamment le tragique malgré le départ des hommes et des femmes, la fumée et la lumière du feu qui se reflète dans l’eau de l’arrière-plan près de la flotte. La fuite d’Énée accompagné de son fils Ascagne ou Iule et portant son père Anchise sur son épaule est reliée à l’événement fondateur du texte de Virgile18. La femme qui se tient à gauche dans la maison embrasée, avec des flammes autour de sa tête apparaît comme la figuration de Créuse, l’épouse perdue pendant la fuite. Le mouvement du groupe, qui se détache nettement de la tragique scène par sa dynamique, indique au spectateur qu’il marque avec ce départ salutaire un renouvellement. Une telle représentation s’appuie là encore sur une tradition iconographique comme en attestent de nombreuses œuvres peintes, des fresques de Pompéi aux compositions des artistes de la Renaissance19. Enfin, il ne faut pas négliger la connaissance des lecteurs-spectateurs du XVIIe siècle, tout à fait familiers des épisodes de la guerre de Troie. Cette illustration établit ainsi un lien avec le texte de Virgile et les représentations que chacun a pu s’en fabriquer depuis que l’épopée a circulé. Elle est portée par la puissance du récit, qui s’affirme par ses images fortes et une expression sensible du tragique, en rappelle le pouvoir cathartique. Ce que le verbe a traduit si intensément, l’estampe peine quelque peu à le déployer. Ceci se retrouve dans la vignette qu’Abraham Bosse a gravée pour l’édition de 164820 : le spectacle l’emporte sur l’émotion tant les personnages sont petits par rapport au gigantisme des édifices.


Abraham Bosse, vignette pour Virgile, L’Eneide, 1648, in-4, p. 76. [© MC Planche, BmL. 104089]

Quand A. Bosse illustre cet épisode par une vignette ouvrant le livre deux, Chauveau le retient pour le titre frontispice qui constitue la seule illustration du volume. Le caractère symbolique de cette élection s’en trouve grandi puisque nous sommes physiquement sur le seuil de l’ouvrage et au tout début du nouveau destin d’Énée dont le périple fait l’objet du récit.

S’il faut encore exposer l’inventio de Chauveau, nous le ferons à partir de ce dessin destiné à être traduit en gravure pour les Métamorphoses en rondeaux21. Vénus, le sourire aux lèvres, sur une nue accompagnée de Cupidon désigne de ses deux index la statue féminine à laquelle elle a insufflé la vie et qui semble amorcer un mouvement.


François Chauveau, Pygmalion, plume et lavis d’encre de Chine, 154x227 mm. Paris, Ensba. Dessin pour les Métamorphoses en rondeaux de Benserade, 1676. [© Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-arts de Paris]

La ronde-bosse au modelé souple fixe Pygmalion qui, dans sa surprise affiche une posture et une gestuelle proche du Maniérisme. L’ensemble de la composition avec le travail du lavis, la figure de Vénus et le mouvement ample du sculpteur est souple et agréable dans un cadre architecturé soigné qui s’éloigne de l’atelier d’artiste. Pour l’estampe qui fait face au rondeau, Chauveau a rendu encore plus explicite la scène en modifiant les postures des personnages principaux.


François Chauveau, estampe. Métamorphoses en rondeaux de Benserade, 1676, in-4, p. 342. [© MC Planche, BmL. Rés 106084]

Pendant que Cupidon décoche sa flèche, Vénus s’adresse à Pygmalion et lui montre la statue qui déjà descend de son socle. Enfin le geste du sculpteur répond de manière plus conventionnelle à la figuration de la surprise. Qu’est-ce qui préside à un tel changement dans la mise en œuvre du sujet ? Seraient-ce les contraintes liées au format des vignettes, toutes de la même taille dans l’ensemble de l’édition, ou la volonté de proposer une meilleure lisibilité qui aussitôt offre au lecteur-spectateur des clés de lecture ? Quand le dessin atteint une ampleur proche d’une étude pour la peinture, l’estampe plus simple cherche une forme d’efficacité qui répond à la phrase imprimée en dessous : « Pygmalion avait toujours méprisé les femmes, et par punition Vénus le fit devenir amoureux d’une de ses statues, car il était sculpteur : elle l’anima, et il l’épousa. » Le dialogue rapide qui s’installe entre la vignette et sa légende donne le sentiment que le volume peut être feuilleté comme un livre d’images. Il est certain que l’iconographie de l’estampe répond pleinement à l’instant de la métamorphose, moins à la déception conjugale du sculpteur qu’exprime le rondeau.

Ces quelques illustrations, qui nous ont permis d’envisager certains aspects des liens entre l’estampe et le texte littéraire, ne sont qu’une très infime part de l’œuvre de Chauveau dont on peut dire qu’il marqua son siècle. En étant dans le même temps dessinateur et graveur, il évitait un écueil fréquemment rencontré : que son dessin au moment de sa transposition soit mal servi par un graveur peu habile ; dans l’histoire de l’estampe et du livre à figures les exemples ne manquent pas. Enfin, le nombre de commandes reçues par l’artiste constitue un exemple significatif du dynamisme de l’édition en ce XVIIe siècle qui recherche le dialogue des arts en réunissant textes et illustrations. La force des images littéraires répond à l’inventio des artistes dans un ensemble dont les enjeux esthétiques et expressifs sont souvent saisissants. Il serait bien sûr appréciable, précieux même, de pouvoir compléter ce regard sensible et théorique par des informations pratiques liées à la fabrique du livre. À défaut, nous continuerons d’envisager l’expressivité des textes et de leurs illustrations qui se font le reflet d’une histoire des sensibilités et des goûts.



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