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Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête
ОглавлениеBenoît BOLDUC
New York University
Le développement de l’imprimé joue un rôle déterminant dans la formation et la légitimation de la culture théâtrale dans la France des XVIe et XVIIe siècles, comme dans le reste de l’Europe. Grâce aux travaux de nombreux chercheurs, nous savons que l’impression des textes dramatiques contribue, par exemple, à l’institution du théâtre, à la constitution de répertoires nationaux, à la transformation des publics, au contrôle des acteurs qu’on peut désormais contraindre à la juste interprétation d’un texte rendu plus stable, ainsi qu’à l’établissement de normes d’écriture qui propulsent le texte dramatique au sommet des genres littéraires. Nous comprenons mieux les enjeux liés à la publication des œuvres complètes d’un auteur dramatique, pratique qui tend à éloigner les pièces de la scène et à favoriser leur entrée au panthéon des belles-lettres. Nous savons, enfin, que le marché du texte dramatique imprimé, en proposant des pièces à lire et à jouer, met en jeu la propriété intellectuelle et les intérêts financiers des libraires, des auteurs dramatiques et des troupes de comédiens1. La présente communication n’apportera qu’une modeste contribution à ce vaste champ d’études en présentant quelques réflexions sur les fonctions du texte dramatique dans les premiers livres de fêtes publiés en France entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIe siècle.
Force est de constater que durant cette période en France, la publication d’un texte dramatique joué à l’occasion d’une fête ou d’une cérémonie politique est plutôt l’exception que la norme. Ces textes sont bien connus des spécialistes des arts du spectacle : les vers composés par Nicolas Filleul pour le Balet comique de la Royne donné par la reine Louise de Lorraine à l’occasion du mariage du duc de Joyeuse le 15 octobre 1581 ; l’Arimène de Nicolas de Montreux, grande pastorale à intermèdes jouée à la cour de Nantes pour le carnaval de 1596, imprimée avec une description détaillée de sa mise en scène ; Mirame, tragi-comédie de Jean Desmarets jouée à l’occasion de l’inauguration de la grande salle de spectacle du Palais Cardinal le 14 janvier 1641 ; et quatre des pièces en ou avec musique et machines commanditées par Anne d’Autriche et Mazarin : La Folle supposée (La Finta pazza) de Giulio Strozzi, jouée en décembre 1645, l’Andromède de Pierre Corneille, créée en janvier 1650, Les Noces de Pélée et de Thétis (LeNozze di Peleo e di Theti) de Francesco Buti jouée en avril et en mai 1654, et l’Hercule Amoureux (Ercole Amante), toujours de Buti, créée en février 1662.
Il est vrai que la fête théâtrale n’est pas aussi appréciée chez nous qu’elle ne l’est par exemple à la même époque à Florence, à Rome ou à Ferrare, où les textes dramatiques sont non seulement publiés sous forme de livrets pour faciliter la compréhension du spectacle, mais souvent reproduits dans de magnifiques livres commémoratifs. Or, les quelques pièces représentées lors de spectacles ou de cérémonies, notamment à l’occasion d’entrées solennelles, ne sont pas non plus imprimées comme en témoigne, par exemple, le livre qui commémore l’entrée d’Henri II et de Catherine de Médicis à Lyon en 1548. À l’occasion de cette entrée fastueuse, l’archevêque de Lyon, ainsi que les artisans, marchands, et banquiers représentant la nation florentine, financèrent une représentation de La Calandria, comédie de Bernardo Dovizi da Bibbiena imitée des Ménechmes, farcie d’intermèdes allégoriques joués dans un décor fastueux. Ce spectacle n’est que sommairement décrit dans la relation officielle imprimée chez Guillaume Rouillé. C’est dans un opuscule de vingt-sept pages imprimé à la suite de la traduction italienne du livre de l’entrée lyonnaise que la nation florentine fait valoir sa contribution à la magnificence préparée en l’honneur des souverains. Cette Particulare descritione della Comedia che fece recitare la Natione Fiorentina à richiesta di sua Maesta Christianissima donne une description détaillée du décor de la salle de spectacle, le récit du déroulement de la représentation et les vers des intermèdes allégoriques ; mais la comédie, elle, n’est ni reproduite, ni décrite. Elle n’est annoncée que par les propos du personnage jouant le prologue, rapportés dans la relation, qui explique qu’elle est imitée de Plaute et qu’elle a été choisie :
[…] primieramente per cio che piacevolissima era et di sollazzevoli motti piena et da i piu intendenti stata sempre lodata e pregiata molto, e appresso per cio che era nata nella patria loro di Toscana e fattura di persona illustre et nelle buone lettere essercitata, e nutrita poi, e con sommo honore alzata dalla Chiarissima casa della Maestà Christianissima della Regina sua Consorte.2
C’était tout ce qu’il y avait à dire d’un divertissement dont les vers, contrairement aux intermèdes, ne pouvaient contribuer à la louange des souverains. En effet, dans le contexte d’une fête ou d’une cérémonie officielle, un texte dramatique n’est imprimé que s’il participe de la magnificence de l’événement commémoré, qualité essentielle de la fête dont Roy Strong a bien montré la centralité, et que Jean-Yves Vialleton nous invite à considérer, à côté des notions d’honnêteté et de galanterie, comme une catégorie esthétique à part entière3. Un texte dramatique joué à l’occasion d’une fête ne paraîtra dans un livre commémoratif qu’à condition que son sujet, ses personnages et son style répondent aux critères de noblesse, de gravité et de sérieux convenables à la célébration de son hôte ou de son commanditaire.
La publication de L’Arimène de Nicolas de Montreux illustre parfaitement cette volonté de traduire et de pérenniser la magnificence d’un spectacle4. L’épître dédicatoire du livre commémorant la représentation de cette pastorale à intermèdes et à machines donnée à grands frais à la cour de Nantes durant le carnaval 1596 accorde explicitement au texte dramatique imprimé une fonction encomiastique. Montreux attribue en effet à son maître, Philippe-Emmanuel, duc de Mercœur, la paternité d’une œuvre qui
n’a peu naistre autrement de [lui], puis que la vertu qui [le] recommande, ne souffre point l’imparfaict. Les paroles ne sont point trop basses, les inventions qui ont formé les corps des intermedes, ont ravy les ames des spectateurs, en leur objects, et la naïfve prononciation des vers, esmeut à les entendre. Aussi ont ils esté honorez par le voeu des plus belles ames de ceste province, qui ont servy [sa] louäble intention en ce labeur : ils ont partagé justement la gloire qui l’a suivy, dont comme [lui, Montreux], ils [lui, Mercœur] recognoissent la cause.5
Ce lieu commun des épîtres dédicatoires, qui prétend faire du commanditaire le véritable auteur du texte imprimé, s’exprime ici en des termes qui confondent les forces en jeu dans une relation de clientèle où le public est pris à partie. Les qualités morales du duc de Mercœur, commanditaire d’un spectacle dont il aurait été l’inventeur, ne peuvent produire autre chose que la perfection du style. Cette perfection est source de ravissement pour des spectateurs qui voient avec délice le mouvement harmonieux des machines des intermèdes, alors que la justesse de la déclamation permet aux vers de les émouvoir.
Nul doute que la commémoration de ce spectacle ne procurât au duc de Mercœur la satisfaction de se voir représenter en seigneur magnifique dispensateur de divertissements raffinés comme l’avaient été les Médicis et les Valois, et ce en dépit de la révocation récente de son poste de gouverneur de Bretagne par Henri IV. Or, la magnificence du prince renvoyant au poète, comme dans un miroir, une image magnifiée de son art, la représentation exceptionnellement fastueuse de L’Arimène sert aussi les ambitions d’un auteur engagé dans la publication de l’ensemble de son œuvre6.
En plus de traduire la magnificence du spectacle et de contribuer à la réputation de son commanditaire et de ses inventeurs, la publication du texte dramatique d’une fête théâtrale peut aussi se substituer, de façon métonymique, à une relation détaillée de l’ensemble des activités associées à la célébration d’un événement politique. Comme je l’ai montré dans La Fête imprimée7, c’est le cas, par exemple, du livre qui commémore les fêtes données en l’honneur du mariage du duc de Joyeuse et de Marguerite de Lorraine en octobre 1581.
Parmi les nombreux tournois, bals et banquets donnés à cette occasion, auxquels avaient pourtant contribué les plus grands artistes de l’époque, seul le ballet de Circé donné par la reine Louise a été imprimé, assurant la gloire à son inventeur, Balthazar de Beaujoyeux. Ce spectacle, où le chant, la déclamation, la danse, les chars et les machines concourent à éblouir la cour, était pour la première fois structuré de manière à représenter une intrigue suivie. Les vers chantés et déclamés représentent une action simple qui consiste à engager le roi de France, aux côtés de la reine et de nymphes qui se révoltent contre la tyrannie de Circé, à vaincre les charmes de la magicienne grâce au soutien de Pan, des quatre Vertus Cardinales, de Minerve et de Jupiter.
En plus de se prêter à plusieurs interprétations allégoriques célébrant le pouvoir universel et pacificateur d’Henri III, le poème dramatique est farci d’éloges directs aux souverains. Dès le début du spectacle, par exemple, un gentilhomme qui a réussi à s’échapper de l’emprise de Circé et qui accourt auprès du roi pour implorer son soutien, ne manque pas de rappeler à Henri III la récompense que la postérité réserve aux héros :
Ne veux-tu pas grand Roy tant de dieux secourir ?
Tu le feras, HENRY, plus valeureux qu’Alcide
Ou celui qui tua la chimère homicide :
Et pour tant de mortelz et dieux que tireras
Des liens de la Fee, immortel te feras
Et la postérité qui te feras des temples,
De verdissant laurier couronnera tes temples.
Plus loin, un chœur de sirènes renchérit en rappelant que
Jupiter n’est seul aux cieux,
La mer loge mille Dieux :
Un Roy seul en France habite,
HENRY, grand Roy des François,
En peuple, en justice, en loix
Rien aux autres dieux ne quitte.
Autre qualité du poème dramatique de Nicolas Filleul, les répliques sont émaillées de ces sentences qui font le prix des tragédies de l’époque, et que des guillemets distinguent dans les marges du livre :
Il fasche d’estre serf, mais cette servitude
Qu’on rend a un indigne est plus vile et plus rude.
Souvent l’opinion, que le vulgaire bruit,
Seme un brave renom ou du tout le détruit.
Les actes violents d’une chaude jeunesse
Ne sont point estimez pour vertus ni prouesse ;
C’est du temps advenir l’espoir verd qui fleurit,
Et fletrit si le temps en fruit ne le meurit.
Mais pour mal conseillé cestuy-là on estime
Qui se hasarde en vain.
Ces sentences font écho aux devises représentées sur les médailles que des dames de la cour présentent, à la fin du spectacle, aux seigneurs de la maison de Lorraine, aux favoris et à d’autres dignitaires. Elles constituent autant de mises en garde contre le mauvais usage des passions et rappellent que ce mariage entre une princesse de Lorraine et un favori du roi visait, du moins en apparence à rétablir la paix du royaume8.
La publication de Mirame, tragicomédie de Jean Desmarets, représente un autre cas intéressant de substitution métonymique. Imprimée chez Henri Le Gras en format in-folio avec six belles estampes réalisées par Stefano della Bella, le texte dramatique de Mirame remplit seul la fonction de commémorer la grande fête donnée par Richelieu le 14 janvier 1641 en l’honneur de la reine avec qui le ministre souhaitait se raccommoder publiquement. Un compte rendu de la Gazette nous apprend en effet que cette soirée de gala, qui inaugurait la nouvelle salle de spectacle du Palais Cardinal, comportait également une collation et un bal magnifiques9. En limitant la commémoration de la fête à la fable dramatique jouée à son occasion, le livre qui paraît chez Le Gras conserve la mémoire d’un événement inimitable en lui associant les qualités poétiques de la tragicomédie réglée telle qu’elle est théorisée à l’époque dans l’entourage de Richelieu10.
Il est probable que, derrière l’intention que proclame pompeusement le titre du livre –Ouverture du théâtre de la grande salle du Palais Cardinal –, Richelieu ait également voulu célébrer, par anticipation, un mariage qui rehaussait le prestige de sa maison et qui allait être conclu un mois plus tard : celui de sa nièce, Claire-Clémence de Maillé-Brézé, avec Louis II de Bourbon, duc d’Enghien, le futur Grand Condé. Bien que cette fonction épithalamique ne semble pas avoir été relevée par les premiers publics de Mirame, l’intrigue qui est peut-être de l’invention de Richelieu, où il est question d’une princesse qui obtient d’épouser, contre toute attente, le prince étranger et rebelle dont elle est amoureuse, se prête tout à fait bien à la célébration d’une telle union.
En revanche, la volonté de rendre public, grâce à ce spectacle, un rapprochement politique entre la reine et le ministre n’échappa pas aux ennemis de Richelieu qui firent courir le bruit que la pièce avait été choisie non pas pour rendre hommage, mais pour humilier Anne d’Autriche. Tallemant des Réaux et l’abbé Arnaud rapportent en effet une clé selon laquelle l’entretien secret que l’héroïne accorde de nuit à son amant évoquait l’idylle scandaleuse impliquant la reine avec un « prince étranger », le duc de Buckingham, une quinzaine d’années auparavant. Cette clé, qui en toute probabilité ne traduit pas une intention de Richelieu11, atteste néanmoins qu’un texte dramatique joué à l’occasion d’une fête de cour se prête nécessairement à ce type de lecture et que sa publication permet à un plus large public de juger de la valeur de telles interprétations12.
La dernière fonction qu’il est nécessaire de relever dans le cadre restreint de cette analyse, est sans doute celle qui a le plus intéressé les premières générations de chercheurs qui se sont penchés sur les fêtes politiques des cours européennes. Plus que la lecture à clé, c’est l’interprétation allégorique des fables historiques ou mythologiques qui justifie le plus souvent leur sélection et leur représentation. La publication d’un texte dramatique joué dans le contexte d’une fête, surtout si le texte est accompagné d’un prologue ou de discours qui en explicitent les significations, comme c’est le cas notamment dans le livre du Balet comique de la Royne, intensifie ce type de réception. Or c’est précisément à cette lecture que résistent trois des quatre grandes fêtes théâtrales commanditées par Anne d’Autriche et Mazarin dont le texte dramatique a été imprimé.
La première est donnée dans la salle du Petit-Bourbon à l’occasion du carnaval de 1645. Pour offrir au jeune roi et à la cour un spectacle fastueux dans le goût de ceux qui faisaient la réputation de Rome, de Florence et, depuis peu, de Venise, Anne d’Autriche fait venir de la Sérénissime le célèbre architecte-ingénieur Giacomo Torelli, accompagné du chorégraphe Giovan Battista Balbi. Les deux artistes sont chargés de préparer avec les comédiens italiens de la troupe de Giuseppe Bianchi, installée à Paris, une mise en scène à grand spectacle de la Finta pazza de Giulio Strozzi. Torelli, qui avait conçu les décors et les machines pour la création de cet opéra au Teatro Novissimo de Venise en 1641, reproduit à Paris non seulement sa scénographie, mais aussi la stratégie éditoriale qu’il avait développée avec Strozzi et les membres de l’Académie des Incogniti, et qui avait assuré le succès et la renommée de leur entreprise. Il obtient, en effet, un privilège pour imprimer un argument avant la représentation afin d’attiser la curiosité du public, et surtout, il publie le texte de la pièce avant que ne débutent les représentations13.
Contrairement aux petits livrets publiés à Venise, cet in-folio n’est pas principalement destiné à être emporté au théâtre pour faciliter la compréhension du spectacle, bien que l’intrigue de la Finta pazza, qui raconte les aventures d’Achille dans l’île de Scyros, ne soit pas facile à suivre. Il s’agit bien plutôt d’un livre commémoratif qui contient une dédicace et une adresse du scénographe au lecteur, une relation circonstanciée du spectacle, ainsi que cinq planches gravées représentant les décors et les machines. Le titre de l’ouvrage, Feste theatrali per la Finta pazza, drama del sigr Giulio Strozzi, rappresentate nel Piccolo Borbone in Parigi quest anno 1645 et da Giacomo Torelli da Fano Inventore dedicate ad Anna d’Austria Regina di Francia, met d’ailleurs bien en évidence le rôle que s’approprie Torelli dans cette affaire. Le titre promet des « fêtes théâtrales » dédiées à la reine mère par leur inventeur et données à l’occasion non pas d’un événement heureux, mais pour servir à la représentation de la Finta pazza. En remplaçant la préposition articulée « della » appelée normalement par le contexte, par la préposition et l’article « per la », le livre commémoratif place le service rendu par Torelli à la reine au rang des événements dignes de commémoration, reléguant le texte dramatique au statut de faire-valoir du spectacle. Les personnages de Strozzi, la vivacité de leurs répliques et la complexité de l’intrigue comique ayant été conçus pour répondre aux goûts du public bigarré qui s’attroupait dans les théâtres de Venise durant le carnaval, le texte dramatique de la Finta pazza, imprimé à Paris, ne pouvait guère que flatter le goût de la reine pour la comédie italienne. À la rigueur, il pouvait aussi donner une certaine visibilité aux comédiens italiens, qui avaient été à l’initiative de ce spectacle, en conservant la mémoire de leur ingéniosité et de leur talent.
Les opéras italiens donnés à la cour lors des carnavals de 1646 et 1647 – l’Egisto (Chi soffre speri) de Giulio Rospigliosi14 et l’Orfeo de Francesco Buti – n’ont pas fait l’objet d’une publication. Si le spectacle de 1646 qui, selon le témoignage de Mme de Motteville et du résident de Toscane, fut présenté sobrement devant un public restreint dans le petit théâtre du Palais Royal, ne méritait guère d’être imprimé, il est permis de croire que la création fastueuse de l’opéra à machines et intermèdes de l’abbé Buti15 aurait dû, en revanche, donner lieu à l’impression d’un livre à figures. Son sujet – l’apothéose d’Orphée – se prêtait aisément à une interprétation allégorique comme le suggère le personnage de la Victoire qui célèbre, dans le prologue, le triomphe de la France sur le Mal, mais les récriminations contre la politique et les dépenses excessives de Mazarin, qui allaient mener aux emportements xénophobes de la Fronde, découragèrent sans doute le ministre de faire publier le livret italien qu’il avait commandité16.
C’est le texte dramatique français de l’Andromède de Corneille, créé presque trois ans plus tard dans la salle du Petit Bourbon avec les machines que Torelli avait conçues pour Orfeo, qui aura droit à une édition de prestige. Jouée en pleine Fronde à partir du début du mois de janvier 1650, durant la fragile trêve qui précède l’arrestation de Condé, Conti et Longueville, cette tragédie à machines et avec musique marque le début d’une nouvelle ère pour la fête théâtrale. En effet, tout se passe comme si la participation de Corneille révélait, pour la première fois en France, toute la force de la composante dramatique d’une représentation à grand spectacle – douce revanche pour l’auteur du Cid dont Desmarets avait eu l’ambition de corriger les défauts en donnant à Richelieu la magnifique, mais exsangue tragicomédie de Mirame.
Aussi les vers de Corneille inspirent-ils à Théophraste Renaudot, dans un extraordinaire de la très officielle Gazette de France, des pages dithyrambiques où perce l’espoir d’une réconciliation du royaume. Cet espoir, c’est le texte lui-même qui le porte : « venu au comble de la perfection : et pour parler avec les Astrologues, en son apogée », le poème dramatique, observe Renaudot, retrouve le pouvoir « d’apprivoiser » et de « rendre plus traitables » les esprits de ce temps17.
Inspiré des Métamorphoses, le sujet d’Andromède s’était déjà prêté, au moment où Corneille s’en empare, à de nombreux usages politiques18. La libération, par le fils de Jupiter, de l’héritière du trône d’Éthiopie offerte en sacrifice à un monstre marin en raison de l’hybris de sa mère convient parfaitement à la célébration des vertus des princes chrétiens pourfendeurs d’hérésies et protecteurs de la vertu. En développant les caractères de Persée et de son rival, le prince Phinée auquel est d’abord promise Andromède, Corneille offre au jeune Louis XIV le portrait du « plus jeune et [du] plus grand des rois » comme l’entonne le chœur du prologue. Le texte imprimé permet de prendre la pleine mesure du discours moral et politique qui se déploie dans Andromède sous la forme d’un discours dramatique soutenu19.
Ce n’est plus Torelli dont les décors et les machines sont pourtant à l’origine du spectacle, mais Corneille qui obtient les privilèges et contrôle l’impression de la magnifique mise en scène de son texte dramatique. Un « dessein […] contenant l’ordre des scènes, la description des théâtres et des machines et les paroles qui se chantent en musique », imprimé à Rouen « aux dépens de l’auteur », se vend à Paris chez Antoine Courbé dès le mois de mars 1650. Comme pour l’argument de la Finta pazza, il attise la curiosité du public qui n’a pas encore pu assister aux représentations, mais peut aussi servir de livret pour suivre les paroles chantées durant le spectacle car, en dépit de la déclaration que Corneille place à la fin de l’argument de sa tragédie – « cette pièce n’est que pour les yeux » –, l’auteur dramatique est particulièrement soucieux que ses vers soient entendus et compris. La première édition du texte, un in-12° imprimé à Rouen chez Laurens Maurry et vendu à Paris chez Charles de Sercy, ne diffère en rien des publications des autres pièces de théâtre de l’époque, sinon que sa mise en page est particulièrement soignée20 et inclut une description circonstanciée des décors. C’est un an plus tard que paraît, grâce aux soins du même Maurry, le livre commémorant ce spectacle magnifique : un in-4° enrichi de six planches gravées par François Chauveau.
C’est à l’aune de la tragédie de Corneille que durent se mesurer les dernières fêtes théâtrales farcies d’entrées de ballet composées par l’abbé Buti. Le texte dramatique italien du ballet des Nozze di Peleo e di Teti, chanté à l’occasion du carnaval de 1654, et celui d’Ercole amante, qui devait être prêt pour le mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse mais ne sera créé qu’en 1662, représentent les dernières tentatives d’adaptation des spectacles transalpins au goût français avant que Molière, Quinault et Lully ne développent pleinement les formes hybrides et originales que sont la comédie-ballet et la tragédie en musique21.
Ces textes sont publiés avec des traductions françaises qui ne sont pas seulement infidèles, comme on l’a remarqué, mais cherchent précisément à reproduire la grandeur des vers que Corneille avait su faire entendre sur la scène du théâtre du Petit Bourbon. Imprimées en regard du texte original italien sur les pages de gauche, ces traductions restées anonymes prêtent aux personnages des pensées et un langage plus honnêtes et bienséants22.
En dépit de leur prologue encomiastique, les textes dramatiques de l’abbé Buti résistent à la lecture allégorique, et les clés que l’on a essayé de leur appliquer ne produisent que de bien insatisfaisantes interprétations. Comme l’expliquent Thétis, Pélée et Prométhée à la toute fin des Nozze di Peleo e di Theti, la leçon morale qu’on pourrait tirer de l’intrigue se résume au principe suivant lequel les épreuves imposées par la vertu conduisent à la félicité.
La fonction épithalamique d’Ercole amante est évoquée une première fois dans le prologue par le personnage de Diane (Cynthie) :
E veda ogn’un che desiar non sa | Car le prix le plus noble et le plus magnifique |
Un eroico valore, | Dont se puisse payer la valeur heroïque, |
Qui giù premio maggiore | C’est de pouvoir enfin avec tranquillité |
Che di goder in pace alta beltà. | Posséder plainement une rare Beauté.23 |
Il est ensuite repris par le chœur dans l’apothéose qui clôt la représentation :
Così un giorno avverà con più diletto | Ainsi sur son pompeux et triomphant rivage, |
Che della senna in sù la riva altera | La Seine quelque jour doit voir le mariage, |
Altro Gallico Alcide arso d’affetto | Dont saintement estreint, un Hercule François |
Giunga in pace à goder bellezza Ibera. | De l’Ibere Beauté suivra les douces loix : |
Mà noi dal Ciel traem viver giocondo | Mais au lieu qu’en l’Hymen où le Ciel nous engage |
E per tal coppia sia beato il mondo. | Nous seuls favorisez, trouvons nostre advantage |
Ce couple glorieux dans les justes plaisirs | |
Verra du monde entier accomplir les désirs.24 |
Comme l’a montré Kristiaan Aercke, cette allégorie ne fonctionne que si l’on fait abstraction des cinq actes de la « tragédie » de Buti, où le comportement d’Hercule est loin d’être exemplaire25. Or, un relevé des changements apportés au texte original italien dans la traduction anonyme (soulignés ci-dessus), fait voir aisément que le traducteur, pour remplir les douze syllabes de l’alexandrin, fait appel à des adjectifs et des adverbes mélioratifs qui tirent l’original vers le haut et le rendent plus convenable aux circonstances de sa représentation. Tout se passe comme si, dans le livre des Nozze di Peleo et dans celui d’Ercole Amante, la traduction tâchait de corriger non pas le sens, mais le registre du texte dramatique. La publication de ce dernier aurait alors pour fonction de procurer à ces spectacles, dans la durée du souvenir fixé par le livre commémoratif, quelque chose de la noblesse de la tragédie chantée, telle qu’on était capable alors de la rêver après Andromède. Et comme, à la différence de la fête théâtrale de 1650, le message politique des fêtes de 1654 et 1662 était entièrement porté par les entrées de ballets et les vers que Benserade avait composés à leur effet, le texte dramatique pouvait se contenter de suggérer superficiellement le décorum d’une fête royale26.
Les concessions faites au goût de l’enfant-roi (ballet d’animaux de la Finta pazza) et aux habitudes de la cour (multiplication des apothéoses et des entrées de ballet dans les Nozze di Peleo et Ercole amante), le faste des décors, des costumes et des effectifs musicaux, communiquèrent plus efficacement la magnificence de la cour de France sous la régence et le début du règne de Louis XIV, que les vers imprimés de l’abbé Buti ; mais une voie était désormais ouverte, où s’engageraient Molière et Quinault, dont les poèmes dramatiques seront parfois, mais pas toujours, imprimés dans les relations officielles des fêtes de cour de Louis XIV.