Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 57

La publication imprimée, une seconde représentation

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La relation du texte dramatique avec son public est toujours médiatisée. Le paratexte théâtral met en relief la participation des intermédiaires à l’élaboration du sens1. La spécificité de l’œuvre dramatique est de s’offrir à deux médiatisations successives : d’abord représentée sur scène par les comédiens, elle est ensuite imprimée et vendue par le libraire.

Contrairement à ce que suggèrent certains auteurs, la publication ne donne pas un accès direct à l’œuvre originale, mais constitue une autre forme de transposition, susceptible des mêmes défauts que la représentation. De nombreux auteurs se plaignent ainsi de la déformation, voire de la mutilation, que leur texte a subie lors de l’impression par des libraires peu scrupuleux. Les termes très forts employés par Alexandre Hardy, qui craint que son œuvre ne soit « démembrée » par les fautes d’impression2, ou par Corneille, qui se plaint que ces mêmes erreurs aient « changé » et « déguisé » L’Illusion comique au point qu’elle en soit devenue « méconnaissable3 », ne sont pas sans faire écho aux termes tout aussi violents que l’abbé d’Aubignac inspire à Targa pour se plaindre du jeu des comédiens, accusés d’avoir « défiguré » La Pucelle d’Orléans, alors que l’édition prétend au contraire présenter le texte « dans son état naturel et sous ses propres ornements4 ». Ces protestations font apparaître la fragilité de la figure auctoriale au théâtre, en concurrence avec l’autorité des comédiens à la scène et avec celle des libraires dans le livre. L’auteur court d’ailleurs le risque d’être tout simplement court-circuité par ces deux instances, comme Rotrou s’en inquiète dans la préface de La Bague de l’oubli : « tous les comédiens de la campagne en ont des copies, et beaucoup se sont vantés qu’ils en obligeraient un imprimeur5 ».

Comment la publication peut-elle transformer un texte ? Les préfaces livrent là encore des informations intéressantes sur les aspects concrets de la mise en texte du théâtre. Parmi les premiers éléments accrochant le regard sur l’étal du libraire, le titre constitue évidemment un lieu stratégique. Dans la préface du Véritable Capitan Matamore, André Mareschal commente ainsi cette « distinction de libraire » qui consiste à utiliser l’adjectif « vrai » ou « véritable » pour distinguer plusieurs pièces portant un titre similaire6. Vient ensuite le nom de l’auteur, qui joue un rôle croissant dans la publication, comme le suggère la remarque de Vion d’Alibray, qui sort de l’anonymat en 1634 avec La Pompe funèbre :

Mais puisque je ne me cachais que pour le profit du libraire, et afin qu’il pût faire passer pour auteur de ce que je lui donnais un plus habile que moi, maintenant qu’il m’a témoigné que quelques-uns rebutaient comme mauvais les livres que personne n’avouait, n’impute pas à une vaine ambition si j’ai souffert qu’il contentât par là, quoique inutilement, son envie.7

La marchandisation du nom d’auteur concerne particulièrement les auteurs à succès comme Molière. Si les libraires français ne vont pas jusqu’à attribuer massivement à Molière les pièces d’autres auteurs comme le font les éditeurs espagnols, publiant tout ce qui leur passe sous la main sous le nom du dramaturge le plus en vogue, ils exploitent néanmoins sa renommée. Toujours prompt à tirer profit de la conjoncture littéraire, Donneau de Visé publie en 1660 une Cocue imaginaire, présentée comme la version féminine de la pièce de Molière. Le libraire Jean Ribou, avec qui Donneau vient précisément de publier une édition pirate du Cocu imaginaire, en fait la promotion en invitant le lecteur à acheter ensemble les deux pièces :

L’une est la Cocue imaginaire, qui peut servir de regard au Cocu imaginaire, de l’Illustre Monsieur de Molière, puisque l’on voit dans l’une toutes les raisons qu’un homme a de se plaindre d’une femme infidèle, et dans l’autre, celles qu’une femme a de se plaindre d’un homme qui lui manque de foi ; qui vous divertira beaucoup lorsque vous les confronterez ; c’est pourquoi je vous conseille de ne pas les acheter l’une sans l’autre, afin d’avoir le mari et la femme.8

C’est enfin le paratexte lui-même qui apparaît comme un élément important de la plus-value apportée au texte par la publication. Épîtres dédicatoires, préfaces, arguments permettent aux auteurs et aux libraires de construire une relation privilégiée avec leur nouveau public, celui des lecteurs, auxquels ils offrent des instruments permettant de renouveler leur perception du texte. La préface en particulier doit une partie de son développement aux libraires, qui la réclament aux auteurs. Toussaint du Bray regrette ainsi de n’avoir pu obtenir la préface de Racan pour ses Bergeries9, tandis que l’imprimeur d’Ésope regrette que Le Noble n’ait pas souhaité suivre l’usage de « mendier par une épître dédicatoire la protection de quelque homme de qualité, ni même prévenir ses lecteurs par aucune préface ou dissertation10 ». Les libraires pallient l’absence de préface auctoriale par des « lettres » commentant la pièce11 et par leurs propres « avertissements ». Témoignant souvent du statut problématique de la figure auctoriale, ils construisent une autorité de substitution, au service de la promotion de l’œuvre. Ils remplacent ainsi un auteur absent – qu’il soit mort au moment de la publication ou simplement en voyage – ou mal déterminé, lorsque la pièce est le fruit d’une collaboration entre plusieurs dramaturges12. Aux côtés de la préface, dont la pratique s’installe au cours du XVIIe siècle, malgré certaines critiques, l’argument se développe dans les années 1620 et 163013, avant de décliner à partir des années 1640. L’avis du libraire Martin Collet dans La Philine de La Morelle souligne l’un de ses inconvénients. Si la destruction de la suspension par le récit complet de l’action a été dénoncée dès le XVIe siècle, les dommages causés par l’argument sont ici envisagés sur le plan matériel et financier :

[…] s’il y fallait faire un argument il faudrait une main de papier entière, joint que la principale raison pourquoi on [n’]en fait point, c’est le peu de curiosité que beaucoup de personnes ont d’en acheter après que tout un matin ou une après-dînée ils en ont lu l’argument sur la boutique d’un libraire qui leur apprend pour rien ce qu’ils ne sauraient que pour de l’argent ; chacun aime son profit, ne t’en étonne pas.14

Soucieux de leur profit, les libraires se montrent attentifs à adapter le texte à son nouveau public et à diversifier ses usages. Robert Estienne a ainsi demandé à Jean de Schelandre de « tracer un modèle retranché » de sa tragi-comédie Tyr et Sidon « pour la commodité de ceux qui voudraient s’en donner le plaisir en des maisons particulières » : « composée proprement à l’usage d’un théâtre public », l’œuvre se voit ainsi offerte à un nouvel usage, celui de la représentation privée15. Le principal usage reste néanmoins celui de la lecture, dont les préfaces vantent tous les mérites. « Le libraire », « la boutique du libraire », « la Galerie du Palais » deviennent alors autant de métonymies de la lecture. Là où les auteurs s’excusent souvent de l’infériorité du texte imprimé par rapport au texte incarné sur scène, les libraires développent plus volontiers le lieu commun de l’équivalence entre la représentation et la lecture : « tu ne recevras pas moins de contentement à la lecture qu’à la représentation », affirme Martin Collet dans l’avis liminaire de La Philine16. La rhétorique mise en œuvre dans l’« Avis du libraire au lecteur » de L’Intrigue des carrosses à cinq sous convoque tous les topoï utilisés pour articuler l’expérience de la lecture à celle de la représentation et la valoriser. Le libraire commence par garantir la valeur de l’œuvre par le succès qu’elle a rencontré sur scène, rappelant au lecteur qu’il a déjà été spectateur et qu’il ne peut se déjuger :

L’Intrigue des Carrosses à cinq sous que je te donne, et que j’expose à toute ta censure a paru sur le Théâtre du Marais si avantageusement et a acquis tant de gloire à son auteur par les applaudissements que peut-être toi-même tu lui as donnés, que de peur de te faire tort dans l’inégalité de tes jugements je veux croire que tu lui rendras la même justice.

La lecture est ainsi présentée comme le renouvellement du plaisir procuré par la représentation ou comme une expérience de remplacement pour ceux qui n’ont pu assister au spectacle : « Ceux qui l’ont vue aspirent à la voir encore pour goûter la même satisfaction qu’ils ont déjà reçue peut-être plus d’une fois. » Elle permet aussi de l’approfondir en offrant la possibilité de « digérer à loisir toutes les beautés qu’ils y ont remarqué[es] en peu de temps, pour y rencontrer tout le plaisir qu’ils y trouveront quand ils y appliqueront des réflexions nécessaires17 ».

Bien qu’elle soit relativement discrète dans la pièce imprimée, la présence du libraire rappelle que le texte dramatique ne doit pas être envisagé comme une œuvre poétique autonome, ni comme une simple partition livrée à l’interprétation des comédiens. Elle met en lumière une autre facette du texte théâtral, qui est aussi un produit de librairie, une marchandise qui a un prix, qui doit s’adapter à divers usages et répondre aux attentes du public, friand à la fois de nouveautés et de valeurs sûres. Même s’il fait parfois mine de n’écrire que pour son propre plaisir, l’auteur dramatique doit trouver les moyens de collaborer avec les deux instances créatrices concurrentes que sont les acteurs et les éditeurs et de s’adapter aux attentes d’une instance réceptrice complexe, composée à la fois de spectateurs et de lecteurs. Cette triple dépendance est soulignée par Baron, dans la préface de tonalité ironique de L’Homme à bonne fortune : le dramaturge sait devoir compter pour le succès de sa pièce sur « des acteurs zélés pour la représenter, des auditeurs favorables à l’applaudir, et un libraire intéressé pour l’imprimer sans l’en avoir prié18 ».



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