Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 56

Le poète et le libraire : du conflit à la collaboration

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Dès 1637, Discret tourne en dérision les arguments avancés par les auteurs dans leurs préfaces pour s’excuser de publier et de proposer aux lecteurs un texte imparfait :

Les autres diront que leur absence a causé le désordre et les fautes qui se rencontrent dans leurs livres, qu’ils ont été imprimés à leur insu sur des copies mal polies qui leur avaient été dérobées, ou qu’ils avaient données à l’un de leurs amis, mais qu’à la seconde édition ils seront vêtus des robes de la merveille et qu’on ne les reconnaîtra plus.1

Le discours préfaciel est d’emblée perçu comme un discours de mauvaise foi, où l’auteur prend une posture, celle qui lui est la plus utile dans sa stratégie de promotion personnelle et qui consiste ici à se démarquer de la pose stéréotypée de l’auteur. Discret suggère aussi que le libraire peut jouer un rôle important dans la configuration de cette pose auctoriale. Les figures du libraire et de l’auteur se construisent en effet simultanément dans un certain nombre de préfaces, à travers une série de personnages-types. Du côté de l’éditeur, se trouvent opposés le mauvais imprimeur, caractérisé par son « avarice » et son « empressement » à publier tout ce qui lui passe dans les mains (c’est notamment celui que met en scène Alexandre Hardy2), et le bon, celui qui met tout son « zèle » ou sa « diligence » à imprimer « correctement » les pièces qui lui sont confiées. Du côté de l’auteur, négligence et désinvolture sont des traits assez fréquents. Dans la préface de La Fillis de Scire de Simon Du Cros (1630), Augustin Courbé semble d’abord avoir recours au motif topique de l’absence de l’auteur et de l’attribution des fautes d’impression à l’éditeur, mais ne s’interdit pas quelques remontrances à l’auteur, qu’il n’a pu « assujettir à voir les épreuves qu’on tirait tous les jours, ni à tracer lui-même cet avertissement3 ». Le scénario mettant en scène l’auteur et le libraire prend une ampleur inédite dans la dédicace du Poète basque de Poisson, en écho avec le sujet de la comédie et son personnage principal. Éminemment parodique, la saynète proposée par Poisson inverse les rapports habituels : l’auteur à succès poursuivi par un libraire cupide est ici remplacé par un auteur malchanceux publié malgré tout par un libraire amical et généreux. Le traditionnel topos humilitatis se voit ainsi réinvesti d’un fort potentiel comique, qui donne aussi à réfléchir sur le statut du poète. Poisson suggère en effet clairement que c’est le libraire qui fait l’auteur : « entendre son nom éclater dans le Palais par la bouche d’un libraire est quelque chose de bien glorieux ». Mais la gloire de l’auteur est évidemment peu de chose par rapport au nombre d’exemplaires vendus, ici réduit à zéro : « celle de se voir vendre est tout autre ; et c’est celle-là que je n’ai point encore sentie4 ».

Mettant aux prises auteurs et libraires, la préface met en scène des actions qui donnent une histoire au texte et font valoir sa nouveauté. Promettant au lecteur de « galantes nouveautés », des « livre[s] nouveau[x]5 », le libraire cherche à valoriser l’acte de publication et à aiguiser la « curiosité » du public. Les préfaces qu’il rédige évoquent très fréquemment la manière inopinée dont le texte lui est parvenu : « elles me tombèrent l’une et l’autre entre les mains, sans en savoir l’auteur6 » ; « voici une pièce que le hasard a mis entre mes mains7 » ; « elle me fut mise ès mains naguère par un inconnu qui […] ne me voulut jamais nommer son auteur8 ». En insistant sur le caractère accidentel de la découverte du texte, il s’agit évidemment de masquer toute intention éditoriale peu scrupuleuse, ainsi que les voies détournées empruntées par les textes pour parvenir à leur éditeur. Comme l’a montré Hélène Baby, le mensonge de Sommaville publiant anonymement la tragi-comédie de Rotrou n’est guère crédible vu la réputation du dramaturge, qui a d’ailleurs intenté un procès au libraire à la suite de cette publication pirate9.

Si ce conflit entre Rotrou et Sommaville ne transparaît pas directement dans la pièce imprimée, de nombreuses préfaces mettent en scène le conflit opposant l’auteur et le libraire : François Targa, dans la préface de La Pucelle d’Orléans, évoque très concrètement la saisie des exemplaires et les poursuites dont il a fait l’objet10. Mais lors de la publication, et à moins qu’il ne s’agisse d’une édition pirate, ce conflit a généralement trouvé une résolution et fait place à une collaboration, beaucoup plus profitable à l’auteur comme à l’éditeur, ainsi que le suggère Alexandre Hardy, qui a trouvé à Rouen en David du Petit Val « un imprimeur digne de sa profession » dont « [l]a diligence contribu[e] à [s]on labeur11 ». L’évocation du conflit passé se transforme alors en argument publicitaire, valorisant l’événement que constitue la publication. Elle contribue aussi à préciser la distribution des rôles à travers laquelle se configurent réciproquement la fonction-auteur et la fonction-éditeur. L’auteur prend la pose du poète désintéressé, qui pratique l’écriture comme un loisir et échappe ainsi aux soupçons de vanité et de vénalité attachés à la publication. À la fin du XVIIe siècle, le libraire Arnoul Seneuze utilise encore ce lieu commun dans sa préface à l’Arlequin comédien de Laurent Bordelon (1691) :

L’auteur de cet ouvrage ne l’avait point fait pour le donner au public, mais seulement pour divertir honnêtement son esprit dans ses heures de récréation et de repos après ses études et ses occupations sérieuses : aussi ai-je eu bien de la peine à obtenir de lui la permission de le faire imprimer.12

Les préfaces auctoriales développent également ce motif en évoquant le caractère forcé de la publication, à laquelle ils ont été contraints13, et en déléguant le souci des aspects matériels au libraire, comme le fait Rotrou : « le soin de te donner mes pièces correctes doit être celui de mes libraires14 ». C’est donc au libraire que reviennent l’initiative de la publication et la transformation de l’œuvre poétique en un produit proposé à la vente. Le libraire apparaît d’abord comme celui qui rend le texte public, qui le met à la disposition du public15 :

comme la profession que je fais m’oblige de ne pas profiter seul d’un bien qui peut être utile et agréable à plusieurs ; aussitôt que j’en ai été le maître, j’ai cru que je le devais donner au public […].16

Puisque c’est la nature des belles choses, que pour être utiles, elles doivent être communiquées, j’ai cru qu’il serait dommage que cette pièce ne fût point mise au jour.17

Deux champs lexicaux entrent ici en concurrence : d’un côté, celui du don, qui continue à entretenir la définition de la pratique des Belles-Lettres comme une activité noble et désintéressée (le libraire fait ainsi au public « un présent », qui appelle sa « reconnaissance »), et d’un autre côté, celui du commerce, qui introduit les enjeux économiques du marché éditorial. L’association de ces deux discours est particulièrement frappante dans l’avis de Pierre Baudouin à L’Intrigue des carrosses à cinq sous de Chevalier, où le libraire invite le lecteur à lui exprimer sa « reconnaissance pour le zèle qu[‘il] fait paraître pour [s]on contentement » en « précipit[ant] le débit de tous les exemplaires18 ». Face au poète désintéressé, le libraire campe généralement l’homme d’affaires, qui fait le « compte » de ses « avances », de sa « dépense » et vise le « profit », et le technicien de la publication, comptant les « main[s] de papier » et prompt à « faire rouler la presse19 ».

Auteurs et libraires ne sont cependant pas les seuls personnages qui comptent sur cette scène éditoriale où « la mode est à présent des pièces de théâtre20 ». La célèbre affirmation du libraire mis en scène par Corneille dans La Galerie du Palais suggère que le théâtre est devenu un marché en pleine expansion, qui répond à une demande croissante du public. Les préfaces composées par les libraires mettent aussi en scène cette autre instance essentielle qu’est le public : là où le poète prétend n’écrire que pour sa propre satisfaction, le libraire répond aux attentes du lecteur, qui est aussi un consommateur. La satisfaction de la demande du public apparaît ainsi comme la principale justification de la publication :

Cette pièce ayant toujours reçu au théâtre beaucoup d’approbation, j’ai cru obliger sensiblement les personnes qui aiment ces ouvrages, de leur en donner une édition plus correcte que toutes celles qui l’ont précédées, et j’ai cru d’autant plus l’obliger que cette pièce est très rare, et qu’il s’en fait tous les jours une recherche très exacte […].21

J’ai cru, Monsieur, que je ne devais pas laisser échapper une occasion de satisfaire aux lois que je m’étais imposées, et que tous les gens d’esprit demandant tous les jours cette pièce, pour avoir le plaisir de la lecture comme ils ont eu celui de la représentation, ils seraient bien aises de rencontrer votre nom à la tête […].22

Quoique j’en sois maintenant possesseur, je ne me fusse point hâté de mettre cette comédie sous la presse sans la juste impatience que témoigne ce qu’il y a d’honnêtes gens dans Paris.23

Comme les comédiens, qui doivent remplir le théâtre pour gagner leur vie, les libraires se montrent attentifs aux aspects matériels et économiques de la diffusion du théâtre et remplissent une fonction d’intermédiaire entre le poète et le public. Le paratexte dramatique invite ainsi à considérer la publication comme une seconde représentation.



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