Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 51
Les enjeux politiques et historiographiques de l’image
ОглавлениеSi le lecteur a l’avantage, le temps et le confort de parcourir l’imprimé dans son fauteuil, le spectacle a l’inconvénient de son accessibilité difficile et limitée1. Ce constat était de mise en 1645 pour voir les machines de Torelli qui impliquaient de se rendre à Paris et d’être en possession de billets dont le coût était élevé, à moins d’y être invité, notamment par le pouvoir royal2. Bien qu’ayant la chance d’assister à l’une des représentations, les spectateurs ne bénéficiaient sans doute pas tous de places d’égale qualité pour profiter de l’illusion perspectiviste3. En revanche, les estampes insérées dans l’imprimé offraient une sécurité visuelle. Grâce aux images, le lecteur pouvait/croyait devenir spectateur, assuré de bénéficier d’une totale tranquillité dans l’exercice de sa lecture. Idéalisées, ces gravures ont l’avantage de représenter avec une rare précision ce que les spectateurs les mieux placés et les plus attentifs n’avaient peut-être pas vu. Par exemple, pour le décor du cinquième acte d’Andromède dans l’édition de Laurent Maurry et Charles de Sercy, chaque piédestal – ils sont au nombre de sept par côté, soit quatorze au total pour la disposition latérale des châssis – bénéficiait d’une ornementation différente, imageant les didascalies qui faisaient valoir que « l’art du sieur Torelli est ici d’autant plus merveilleux, qu’il fait paraître une grande diversité en ces deux décorations, quoiqu’elles soient presque la même chose.
F. Chauveau, décor du cinquième acte d’Andromède (détail), Paris/Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017.
On voit encore en celle-ci deux rangs de colonnes comme en l’autre, mais d’un ordre si différent, qu’on y remarque aucun rapport4 ». Lorsque nous tenons le livre entre nos mains, nous avons en effet le loisir d’admirer sereinement, paisiblement, avec tout le temps nécessaire, la qualité du dessin. Ce temps de lecture, étiré par fixation visuelle par rapport à la représentation, nous permet d’étudier le style du décorateur des châssis peints, notamment par le travail du dessin et de la gravure. Imager cet éphémère spectaculaire, c’était donner, dans le temps de la lecture, le détail de ce que la représentation limitait dans le temps comme dans les possibilités d’analyse. Les détails les plus finement représentés ont donc l’avantage, par rapport au spectacle, de montrer à travers une vue frontale et artificielle, communément appelée « l’œil du prince5 », ce que le spectateur avait vu différemment selon sa place, sa capacité de concentration et la durée du spectacle. Dans l’Andromède illustrée, les décors nous sont donnés à voir à quelques centimètres alors que, pendant les représentations du Petit-Bourbon, la distance se comptait en mètres.
Politiques, ces gravures flattaient simultanément l’ingénieur et le pouvoir commanditaire des spectacles de Torelli6, ces imprimés circulant aussi bien en province qu’à Paris, en France et en Europe, pour démontrer la capacité de la monarchie française à se doter des plus grands machinistes. Pensés dans le cadre d’une politique éditoriale qui devait être diffusée au-delà de la capitale française, ces imprimés permettaient à la monarchie de diffuser – l’image servant alors de preuve – ce qu’une infime partie des spectateurs avaient pu voir réellement, voire très partiellement pour une partie d’entre eux. Par le pouvoir des estampes, plus fortes à animer et émouvoir la mémoire que le texte, la Régence utilisait un outil de diffusion efficace pour servir la propagande royale dont les spectacles de Torelli étaient la vitrine. Avec ces gravures se jouait un pari politique sur le long terme par son éventuel impact historiographique. En effet, si Mirame n’avait pas bénéficié de si belles illustrations, l’histoire des spectacles aurait-elle accordé tant d’importance à l’événement ? Non, sans nul doute, car ce sont bien les gravures de Stefano Della Bella7 qui ont retenu l’attention des historiens, plus que la pièce écrite par l’auteur. Il en va de même pour les grandes fêtes de Versailles (1664, 1668 et 1674) dont l’écho n’aurait pu résonner autant sans la politique éditoriale menée par l’Imprimerie royale, soutenue de surcroît par la – très belle – plume de Félibien et sa politique de gravure8. Fortes de leurs pouvoirs, ces gravures ont parfois poussé les historiens à accorder une place exagérée à certains spectacles illustrés9, minorant la grande majorité des autres spectacles qui n’ont bénéficié d’aucune iconographie de leur vivant. Une pièce comme Mirame, qui ne fut jamais redonnée après les représentations du Palais-Cardinal, serait tombée dans l’anecdote historique sans la conception du livre de fête. Mais le fait qu’elle soit gravée a tout changé, les estampes ayant fait son histoire comme sa renommée. Inversement, un événement aussi extraordinaire que La Toison d’or de Corneille et Sourdéac – le machiniste – représenté d’abord au château du Neubourg pendant l’hiver 1660 puis au théâtre du Marais au début de l’année 1661, fut l’un des plus grands succès du répertoire à machines du XVIIe siècle10. Or le déficit d’images, non content d’avoir réduit sa visibilité dans l’historiographie, poussa certains historiens à trouver « coûte que coûte » des gravures pour illustrer le spectacle, au risque d’attributions douteuses, abusives et erronées11. Véritable phénomène théâtral parisien en comparaison de Mirame, le déficit d’estampes pour illustrer La Toison d’or lui a été dommageable au point de réduire la pièce aux dimensions de l’anecdote dramatique et historique, condamnant, par effet de contamination, son machiniste – le si talentueux marquis de Sourdéac qui fut pourtant machiniste du premier opéra français, Pomone (1671) – aux oubliettes de l’Histoire.
Graver les spectacles machinés par Torelli, c’était donc engager une politique éditoriale ambitieuse et onéreuse misant sur une potentielle postérité historiographique en faveur de la Régence et de la monarchie française. L’estampe devenait alors un extraordinaire outil de propagande politique, redoutable pour ses contemporains, et peut-être plus encore pour la postérité, l’historien accordant une grande valeur aux images12. Parmi ces premiers historiens du théâtre se trouve Claude-François Ménestrier, contemporain des spectacles du règne de Louis XIV. Pour construire sa « philosophie des images13 », il eut certainement sous les yeux quelques-uns de ces imprimés gravés, notamment ceux de Torelli lorsqu’il mentionne Andromède ou le Ballet royal de la Nuit14. L’Histoire pouvait donc se construire – et à l’avantage des spectacles illustrés.