Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 47
Pallier la parole
ОглавлениеLa peinture ne parle pas, c’est un fait. Mais elle peut pallier la parole car elle peut en représenter l’effet, et se montrer ainsi complémentaire du texte, on l’a vu avec la scène du retour de chasse, où Chauveau rend compte de l’adresse de Clovis par le geste et par le mouvement de la bouche, qui traduisent et transcrivent la requête. Au livre XVIII, un procédé encore plus ingénieux mérite d’être analysé. Myrrhine, la servante d’Yoland et Albione, vient trouver Lisois (amoureux d’Yoland) et un autre guerrier nommé Ardéric pour les piéger, c’est-à-dire, en l’occurrence, les attirer dans les rets de l’enchanteur Aubéron. Chauveau choisit de rendre compte de l’abord des deux Francs par Myrrhine, soit de la scène de la parole (Fig. 5) :
« Magnanimes guerriers, dit-elle toute en larmes,
Si jamais la pitié régna parmi les armes,
Secourez de vos soins la princesse Yoland ».
Du désir de la voir Lisois déjà brûlant
Sent son cœur s’émouvoir, et veut qu’elle l’adresse
En quelque lieu du monde où souffre sa princesse.1
La parole de Lisois est représentée par son geste de compassion vive (passion chevaleresque par excellence), mais aussi d’impatience, qui semble signifier à Myrrhine qu’il est prêt à se rendre séance tenante à l’endroit qu’elle lui indique, ce que marque également le mouvement du cheval, s’élançant déjà sur le commandement de Lisois dans cette direction. Le geste de la servante désignant le lieu ainsi que sa posture se comprennent comme l’inquiétude et l’affolement (feints) transmis dans le texte uniquement par le langage : l’image complète celui-ci en ce qu’elle lui donne une interprétation rhétorique, via le corps qui lui manque : rien sur les sentiments de Myrrhine en effet, dans le poème de Desmarets, mais on sait au demeurant qu’ils sont feints, puisqu’on l’a appris avant. L’image apporte simplement au texte une théâtralité. Mais Chauveau va plus loin en agglutinant à ce passage le moment suivant :
Myrrhine les conduit dans la sombre épaisseur
Où paraît à leurs yeux Yoland et sa sœur.2
Chauveau fait de deux scènes une seule, pour pallier la parole manquante, mais aussi pour l’interpréter. Le « désir de la voir » est quasi performatif ici ; les princesses sont dans l’ombre du bois, Lisois, Ardéric et Myrrhine dans la clarté d’une clairière, situation dans l’espace qui métaphorise le déroulé du texte : Lisois et Ardéric vont accéder bientôt aux princesses, qu’ils ne voient pas encore. La suite de l’épisode n’est donc pas encore tout à fait révélée par Chauveau, qui rend compte de la continuité narrative de cette manière. Le désir de voir est aussi celui du lecteur, qui en voit plus que Lisois et qui acquiert par-là un recul sur la scène. Car plus encore, la métaphore de la situation des personnages est évidente : ils accèderont aux princesses (Ardéric tombera pour sa part amoureux d’Albione), mais ce sera au prix de la perte de la lumière, puisqu’ils se retrouveront prisonniers d’Aubéron et de ses noirs sortilèges. D’ailleurs, on peut y voir aussi un rappel du vers 7128 : « Elle court, et les trouve égarés dans le bois3 ». L’interprétation du texte par Chauveau est la suivante : la véritable situation d’égarement est celle introduite par Myrrhine agent du démon.
En désaccord avec Carel de Sainte-Garde, j’aimerais conclure en disant que la grande habileté de Chauveau le conduit à inventer plusieurs manières de rendre compte de la narrativité du texte, par le biais d’une condensation du temps et de l’espace, qui pallie la parole absente, qui redouble le texte, à la fois pour le transposer, mais aussi pour l’interpréter, pour en donner une version, attentive au détail, fondée sur l’éloquence du geste et du corps. En somme, il conviendrait à présent, pour prolonger l’étude, de se demander si Chauveau et Desmarets ont échangé sur les illustrations, et sous quelles modalités. Quelles ont pu être leurs relations ? Y a-t-il eu un ou des intermédiaires entre le graveur et le poète ? La présence récurrente de l’asyndète semble en effet fournir au premier la base initiale de plusieurs images, exploitant par-là un stylème propre au genre, certes, mais aussi à l’auteur. Comme l’écrit F. Wild à propos de l’esthétique de Clovis :
Cette esthétique de la surprise est aussi une esthétique visuelle : voir, c’est connaître, comprendre, ou parfois être confronté à une énigme. La mémoire collective – l’histoire du peuple franc – se décline en tableaux qu’on contemple ou qu’on commente, les moments importants de l’action sont racontés de façon à apparaître comme des scènes plus que comme des épisodes ; les ornements du récit sont surtout des comparaisons ou des métaphores, qui presque toujours font appel au registre visuel.4
La scène, ce « cadre sémiologique fondamental de la peinture classique » selon Stéphane Lojkine5, c’est le texte lui-même, mais le texte en images, qui résume de manière synecdochique les plus beaux passages de l’épopée, ou plutôt les plus propres à représenter le style de cette dernière, fondé sur l’hypotypose, et sur une ekphrasis en mouvement, qui témoigne de la vitalité herméneutique du dialogue des arts à l’âge classique.