Читать книгу Vertu - Gustave Haller - Страница 18
ОглавлениеUN CAPRICE D’ENFANT GATÉ
«Kingston, ce...
» Ma chère mère,
» Je suis très-bien dans la famille Delmase.
» Mais que les pauvres sont sots d’envier les riches! Si tu savais quel air de tristesse assombrit toute cette jolie maison. Et pourtant aucun malheur, aucune maladie n’afflige l’intérieur. C’est étrange! Je fais là-dessus des réflexions que je n’avais pas encore faites. Je voudrais lire dans les cœurs. Sans doute comprendrais-je mieux ce qui m’étonne. Chère maman, j’ai souvent désiré de te voir bien riche! je ne sais maintenant si tu n’es pas mieux au milieu de tes gaies ouvrières.
» L’indépendance, la douce joie de la famille! c’est quelque chose cela.
» Du côté droit de mon lit, il y a mon élève favorite, la petite Lily, couchée dans un berceau d’ébène et de satin bleu. De l’autre côté, Fanny s’est enfin endormie, après avoir bien crié, comme tous les soirs, pour avoir le lit de sa petite protectrice. Je tiens ces débats secrets. On forcerait Lily à lui céder sa jolie couchette, ce serait injuste et cela l’affligerait.
» On est trop sévère avec elle.
» Déjà le second bal! Je suis dans la pièce de travail près de la chambre à coucher. Je t’écris sur les accords d’une polka, qui me donne envie de danser. Tu vois, je t’obéis, je ne suis plus triste.
» Mademoiselle Camille me montre beaucoup de bienveillance. Pour elle, je suis une camarade de pension bien plus qu’une institutrice. Elle me dit tout ce qui lui traverse l’esprit. Je la crois excellente; mais quelle légèreté ! Elle n’est occupée que de ses toilettes, et ne songe qu’au plaisir. Charitable, quand elle y pense; indulgente, quand elle est de belle humeur; bonne, le dimanche après le sermon. Enfin, elle a tout le fonds d’une nature droite, et en réalité rien n’est solide dans son caractère. On n’a pas su profiter de ce que le ciel lui avait donné.
» Elle est heureuse! tout le monde est à ses pieds. On cherche sans cesse ce qu’elle pourrait désirer. Mais, chère maman, j’ai dans le cœur quelque chose que je ne changerais pas pour tout ce qu’elle possède: cette éducation que tes tendres soins m’ont donnée, cet art de former son âme par l’observation, la réflexion, la prière, en un mot, cette douce paix, qui nous fait tout ressentir d’une manière sublime.
» Pensons-nous ainsi parce que nos sentiments ne sont pas encore engourdis par l’habitude du bonheur? En ce cas, la compensation vaut mieux que le bien dont on est privé.
» En regardant sa sœur, Camille me dit étourdiment: Elle sera jolie, n’est-ce pas? J’aime beaucoup sa figure, puis elle l’embrasse et s’en va en chantant. Moi, je contemple la délicieuse expression de physionomie de Lily. C’est une énigme charmante. Je voudrais qu’on m’expliquât dans tous ses détails cette douce nature, et je me prends à adorer Dieu, qui fait de si beaux enfants.
» Tu vois quelle différence entre nos impressions.
» Je crois que je donnerais déjà une partie de ma vie pour que mon élève fût plus tard sage, vertueuse et bonne. Mon séjour ici lui servira, et il me sert beaucoup à moi-même, beaucoup! C’est une étude d’observation.
» Oh! la jolie polka!... Finie déjà ! L’enivrement du bal monte jusqu’à moi. Je crois que je m’amuse plus que les invités; et ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’on me trouve à plaindre; je... On monte... C’est mademoiselle Camille... A bientôt.
» Mille baisers,
» STERNINA.»
Mademoiselle Delmase, brillante de parure et de beauté, entra dans la chambre de la gouvernante, pendant que celle-ci fermait sa lettre.
— Ah! dit-elle, vous n’êtes pas encore couchée! Je venais voir si j’étais décoiffée. Puisque vous voilà, vous me servirez de miroir. Suis-je bien?
— Très-bien!
— Ah! j’ai monté vite, et j’ai tant dansé ! Ouvrons la fenêtre, voulez-vous? Que c’est bon l’air de la nuit!
— C’est dangereux! Je vais fermer.
— Non, non! je ne veux pas!
Camille abandonnait non chalemment son front au vent. Elle était animée, et semblait ivre de plaisir.
Elle prit la main de Sternina, et la posa sur son cœur palpitant.
— Vous vous ferez mal, s’écria la gouvernante effrayée.
— Je suis folle de joie! interrompit la jeune fille fermant la porte qui était restée ouverte.
Sternina, vous êtes discrète, n’est-ce pas? Il faut que je le soulage, ce cœur qui déborde. Vous croyez qu’il bat parce que j’ai dansé, vous? Sternina, vous n’avez jamais aimé ?
— Aimé ?
— D’amour? dit Camille à voix basse en entr’ouvrant à peine sa jolie bouche.
— Non.
Camille s’approcha d’un air mystérieux.
— Tous les jours je le voyais à Hyde-Park.
— Qui?
— Lui! je n’y allais que pour cela. Je l’avais remarqué à cheval. — Qui ne le remarquerait pas? Je ne lui avais jamais parlé. Ce soir il est en bas, au bal. Quelle surprise! Papa le connaissait!
Je na’vais pas d’idée de ces sensations-là. J’en suis encore toute troublée. J’ai été forcée de remonter pour me remettre.
Quand il est venu à moi et qu’il m’a parlé, j’ai cru que j’allais m’évanouir; je tremblais, je ne voyais plus rien, et mon cœur s’est mis à battre... comme maintenant. Ah! c’est qu’il y a déjà un mois que je l’aime! C’est bien singulier, quel effet cela m’a fait! Qu’il est charmant! Des yeux de feu! des cheveux d’un blond! de belles moustaches frisées! Il est si grand, si bien pris!
Il m’a semblé, je me suis trompée sans doute... Il ne faut pas le dire surtout... Je crois qu’il m’a regardée comme les autres jeunes gens ne me regardaient pas. Ah! s’il pouvait m’aimer! Non, je ne voudrais pas que quelqu’un me dît maintenant: Il t’aimera! J’en mourrais!
Sternina écoutait la jeune fille. Il lui semblait qu’elle parlât une langue étrangère.
— Je vous étonne. Moi aussi, quand mes amies me disaient ce que c’est que l’amour, je ne le comprenais pas. Eh bien! c’est encore plus extraordinaire qu’on ne peut l’imaginer!
Ah! que cela me fait de bien de pouvoir parler de lui! Sternina, je vous aime.
— Qui est ce jeune homme? Est-il digne de vous!
— C’est le premier des hommes.
Je crois qu’il est capitaine. Peu m’importe! Je sais qu’il n’est pas très-riche. Quelle joie! je puis lui offrir ma fortune, et j’espère avoir moins de rivales à craindre. Est-ce vrai, Sternina, que je suis belle? On le dit. Ah! je ne serai jamais assez belle pour lui!
— Mais, mademoiselle, il faut instruire de cela votre père, hasarda l’institutrice. Voudra-t-il consentir?
— Mon père fait tout ce que je veux,
— Mais s’il vous refusait...
— Quoi? mon capitaine! Je le veux!
Vous verrez qu’on ne me le refusera pas. J’ai toujours eu tout ce que j’ai désiré. S’il ne veut pas de moi, je me tue...
Adieu! silence!
— Cette pauvre fille ne s’appartient plus, pensa Sternina stupéfaite. Elle ne se demande même pas si le jeune homme qu’elle a choisi doit être heureux par elle.
L’institutrice poursuivait lentement sa pensée.
— Et c’est là ce qu’on nomme l’amour? J’aurais supposé toute autre chose moi...
Je n’aimerai jamais!