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III
ОглавлениеCe n’est point sur les degrés d’une église, les jours de fête, qu’il faut chercher à surprendre le secret des aumônes: les aumônes de l’église se distribuent peut-être en dehors du sentiment humain, par une douce habitude du dimanche, souvent pour l’amour du Dieu que l’on va prier, bien plus que pour l’amour du pauvre prochain qui vous prie. Il faut étudier le secret des aumônes dans la rue, dans la foule, au hasard des rencontres, — et l’on arrive à inventer plus d’une fois quelque chose qui doit être vrai.
Je connais de bonnes gens qui ne donnent aux pauvres qu’à l’heure du dîner: ces gens-là rougissent, bon gré mal gré, du dîner qu’ils vont faire, en voyant des malheureux qui ne demandent qu’à manger. Il y a des dîneurs qui donnent volontiers, au moment de se mettre à table, en se souvenant de n’avoir pas dîné tous les jours.
On donne-très souvent aux pauvres, lorsqu’on est malheureux soi-même; on oublie très-souvent de leur donner quand on redevient heureux.
On donne quelquefois pour expier une faute cachée, pour tempérer un regret, pour étouffer un remords: on se mortifie, on se rachète en détail, à bon marché, en gros sous.
On fait plus d’une aumône, par une secrète superstition, avec une mystérieuse espérance: on se dit qu’une aumône peut nous porter bonheur.
Je pourrais nommer un homme riche, et des plus fiers, et des plus vaniteux, et des plus âpres peut-être, qui ne manque jamais d’assister les pauvres vêtus d’une certaine façon, déguenillés d’une certaine manière: ces vêtements, ces guenilles, lui rappellent les habits qu’il portait il y a trente ans.
On s’apitoie sur un mendiant qui passe, parce qu’il ressemble à quelque figure d’autrefois qui glisse tout à coup dans votre mémoire.
Il n’est point rare de rencontrer de jeunes filles qui donnent aux pauvres en leur souriant de la meilleure grâce du monde; d’ordinaire, ces jolies âmes charitables n’ont point la conscience de leur douce charité : elles donnent, parce qu’elles viennent de faire une petite provision de bonheur, d’émotion ou d’espérance. Elles donnent en sourient, parce qu’elles sourient à la veille ou au lendemain. Comme elles sont heureuses de vivre, elles veulent que tout le monde vive: elles font en même temps l’aumône de leur joie et de leur argent. Elles ont peut-être reçu, au fond du cœur, un regard, une parole, un soupir, une belle promesse: les voilà bien riches!... elles peuvent donner tout ce qu’elles ont dans leur bourse.
Il y a peu de jours, une vieille dame, presque pauvre elle-même, s’en allait sur les boulevards, distribuant ses petites épargnes aux malheureux qui lui tendaient la main. Elle semblait si contente et si fière de pouvoir donner, que plus d’un passant la prenait pour une folle. Cette folle a deux fils qui souffrent je ne sais où, dans un double exil, dans la patrie et la famille absentes. Quand elle a pu distribuer quelques aumônes, elle se prend à dire à une de ses amies: «Je viens d’envoyer un peu d’argent à mes enfants... Dieu leur rendra sans doute ce que j’ai donné !»
Il y a des aumônes qui passent par un cimetière, avant de tomber dans la main du pauvre: aumônes mouillées de larmes; on donne en pleurant, on donne parce qu’on pleure!
Les jeunes femmes qui n’ont point d’enfants donnent volontiers aux petits pauvres de la rue: c’est un accès de tendresse maternelle, chez des femmes qui ne sont point mères. Elles murmurent peut-être, après avoir donné, ces vers d’un grand poëte:
Seigneur, préservez-moi, préservez ceux que j’aime,
Frères, parents, amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur, l’été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants!
Les mendiants profitent, sans le savoir, des grands anniversaires de la vie intime, de la vie secrète de tout le monde. Les vieillards surtout font des aumônes qu’ils rattachent mystérieusement à un grand jour heureux ou malheureux de leur jeunesse. Le mal du passé, plus désolant peut-être que le mal du pays, rapporte à ces vieillards un nom, une coutume, un malheur, une affection: il s’attendrissent, et ils donnent...
O puissance du temps! ô légères années!
Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets;
Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées
Vous ne marchez jamais!