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VII

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Table des matières

«Ce que je vais te conter n’est point un conte!... me disait un jour Frédéric d’Arnay, un ami de collége, un ami qui ne me hait pas; ce que je vais t’apprendre est une histoire... la mienne... et celle de ma femme. Figure-toi que depuis notre séparation, sur les bancs de l’école de Droit... j’ai été aveugle... tout à fait aveugle!... Tâche de m’écouter et de me suivre: je t’emmène en Suisse, et je commence.

» C’était dans la belle campagne de Bâle, par un soir d’été. J’avais couru tout le jour; j’étais brisé. Mes yeux ayaient vu et admiré tant de magnificences naturelles, qu’ils en étaient éblouis; je chancelais presque, dans un éblouissement qui ressemblait à une ivresse douloureuse. Je frappai à la porte d’une excellente auberge; je me couchai et je m’endormis tout de suite dans un bon lit. Je rêvai, et mes rêves furent charmants. Mon ami, je ne crois plus qu’aux beaux rêves que l’on fait sans dormir.

» En m’éveillant, au bruit éclatant d’une chanson villageoise, je m’imaginai tout d’abord que le soleil s’était déjà levé ; hélas! non, mon ami: le soleil dormait encore, et la nuit commença à me paraître bien noire, bien affreuse.

» J’entendis tout à coup le chant des oiseaux qui fredonnaient dans la campagne, et je me disais, avec une certaine inquiétude: Est-ce que les oiseaux chantent pendant la nuit? — Je m’élançai dans la chambre, au hasard, à tâtons, et bientôt, en glissant sur la muraille, ma main finit par se poser sur les vitres d’une fenêtre; je me hâtai d’ouvrir cette croisée: il me sembla respirer une bouffée odorante que m’envoyaient les fleurs du jardin, sans doute pour encenser mon réveil, et je me disais avec une singulière frayeur: L’herbe, les fleurs et les arbustes n’ont pas de parfums dans la nuit! — Je me mis à toucher, d’une main tremblante, le mur d’appui de la fenêtre, et il me sembla qu’il faisait chaud en y touchant; je me disais encore: Est-ce que l’on peut sentir la chaleur du soleil pendant la nuit? — Holà ! m’écriai-je, quelle heure est-il? Une cloche daigna me répondre, en sonnant douze heures à l’horloge du village.

» Au même instant, la servante de l’auberge poussa la porte de ma chambre: — Monsieur, me dit-elle, voulez-vous déjeuner? il est midi!

» A ces mots, je chancelai comme un homme ivre; je ne voyais rien ni personne devant moi; la nuit, toujours la nuit!... Je cachai ma tête dans mes deux mains; je murmurai des mots confus, des plaintes inintelligibles; mes yeux n’avaient plus de regards... ils n’avaient que des larmes; je tombai la face contre terre en jetant un cri terrible... j’étais aveugle!

» Quand je revins à moi, je me trouvai dans une voiture qui roulait au grand galop des chevaux de poste; une main, assez petite et assez douce pour être celle d’une femme, vint se poser lentement dans la mienne; j’avais une compagne de voyage que je ne connaissais pas encore, et je lui demandai sans la voir:

» — Où suis-je?

» Elle me répondit d’une voix aussi douce que la main dont je parlais tout à l’heure:

» — Sur la route d’Allemagne.

» — A quelle amie charitable ai-je l’honneur de parler, Madame?

» — A la comtesse Rose de...

» — Pourquoi donc, Madame, avez-vous eu pitié de mon malheur?

» — Précisément parce que vous êtes malheureux.

» — Que de bonté, Madame, pour un simple voyageur, pour un inconnu!

» — Je vous connaissais assez bien pour vous reconnaître à la première rencontre; je vous ai vu souvent très-souvent, l’hiver dernier, dans les salons de notre ambassade, à Paris, et l’on vous nomme Frédéric d’Arnay. Si j’en crois les indications officielles de votre passeport, vous avez souhaité de voyager en Autriche, n’est-il pas vrai? Eh bien! Monsieur, moi aussi, je vais à Vienne, dans ma patrie, dans ma famille; cela se trouve à merveille, et nous voyagerons ensemble.

» — Hélas! Madame, qu’est-ce donc que je verrai en voyageant?

» — Voulez-vous me permettre d’y voir pour vous, Monsieur Frédéric?

» Je croyais rêver encore dans une chambre d’auberge, dans les illusions d’un songe... qui était une réalité horrible; il me sembla que je baisais en pleurant la main de cette femme, jeune, jolie, riche sans doute, et qui ne trouvait rien de mieux à faire, avec de pareils trésors, que de prêter son temps à un malheureux voyageur, ses forces à un pauvre malade, ses beaux yeux à un misérable aveugle!

» Nous voyagions à petites journées. La comtesse Rose était une rare et merveilleuse Antigone. Il ne lui suffisait pas, mon ami, de me protéger, de me servir et de me conduire; elle essayait de me consoler, de m’égayer et de me distraire, à grands frais d’imagination, de complaisance et d’esprit.

» Presque toujours les amitiés de ce monde nous apportent leurs ennuis, sans rien vouloir prendre des nôtres; il n’en fut pas ainsi pour moi, avec ma nouvelle amie, avec mon admirable compagne de voyage: elle s’ennuyait peut-être en tête-à-tête avec un aveugle, et jamais rien d’ennuyeux, rien de triste ne s’échappait de son cœur ou de sa bouche; je devinais à chaque instant, par une sorte de seconde vue, que Rose me souriait sans cesse... Et vraiment! je la voyais me sourire dans ses paroles; elle trouvait moyen de donner des regards à mes yeux éteints, à mes yeux maudits, en regardant le ciel et la terre, en prodiguant à ma pensée les merveilles dont elle me racontait le magnifique spectacle.

» Près de toucher au terme de mon voyage, grâce à la bonté divine d’un ange gardien, j’osai dire à ma sœur, à mon amie, à ma protectrice, à mon Antigone, comme il te plaira:

» — Madame, puisque les malades sont de véritables enfants gâtés, qu’il ne faut jamais punir, qu’il faut toujours plaindre, laissez-moi vous adresser impunément une question qui ressemble presque à une sottise...

» — Je n’en crois rien, me répondit Rose.

» Je continuai mon impertinence en cherchant la main de la comtesse, que je finis par trouver dans la mienne:

» — Madame, je sais que vous avez de l’esprit; n’êtes-vous pas spirituelle, tout le jour, afin de me distraire? Je sais aussi que vous êtes riche; vous semez l’or et l’argent dans la poussière de la grande route!... Je sais que vous êtes noble; vous honorez un des plus beaux noms de l’Allemagne aristocratique! Je sais que vous êtes bonne, excellente, dévouée; votre dévouement pour moi n’est-il pas sublime? Je sais enfin que vous portiez naguère les habits de deuil d’une élégie que l’on appelle le veuvage: vous avez pris la peine de me parler, à voix basse, de la mort de votre mari; mais ce que je ne sais pas encore, ce que je voudrais bien savoir, parce que je suis curieux et indiscret comme on l’est en France... avez-vous daigné le comprendre ou le deviner, Madame?

» — Oui, je comprends... je devine... et je vous conseille d’attendre les confidences d’une femme, lorsqu’il s’agira de son âge.

» — Et quand il s’agit de sa beauté ?

» — On la regarde.

» — Et si l’on est aveugle?

» — On cherche à la voir sans la regarder.

» — Je vais chercher, Madame...

» Ma main indiscrète, guidée par une mystérieuse lumière, alla se placer audacieusement sur le front de la comtesse: le front de Rose était aussi doux, aussi poli que le marbre d’une statue, et je me figurai qu’il avait une blancheur et une transparence admirables. Les cheveux de Rose n’étaient pas loin: j’imaginai, en les touchant, qu’ils étaient noirs, parce qu’ils me semblaient épais, touffus, longs et soyeux; la chevelure de Rose me fit voir assez clairement que mon Antigone était brune. Ma main redoubla de hardiesse: elle se laissa glisser le long d’une boucle de cheveux, pour entreprendre un véritable voyage d’agrément à travers la figure d’une femme, et, en voyageant ainsi, le plus lentement possible, je m’aperçus tout de suite que la figure de Rose était charmante. Il me restait à connaître, à deviner l’âge de la comtesse: sa délicieuse façon de babiller et de rire n’avait guère que vingt-cinq ans.

» A Vienne, je fus installé dans la maison hospitalière de la comtesse: lès serviteurs s’empressaient autour de moi; mes amis de l’ambassade de France me visitaient chaque matin; la voix des chanteurs et des instruments m’inondait chaque soir des flots de la mélodie italienne; Rose me paraissait, à moi pauvre aveugle, plus jeune et plus jolie que jamais; il ne manquait à mon bonheur qu’un rayon de soleil... moins que cela... un brin de lumière!

» Un jour, après le dîner, la comtesse me ramena mystérieusement dans ma chambre, et je me couchai dans un immense fauteuil qui me servait de lit de repos. Un peu plus tard, deux visiteurs, deux personnes dont l’une marchait absolument comme Rose, et dont l’autre marchait en se traînant comme un vieillard, s’approchèrent de mon fauteuil sans m’adresser une parole; ils me regardaient... j’en étais sûr; ils s’apitoyaient sur mon infortune, et cette pitié silencieuse me faisait bien du mal.

» — Qui est là ? demandai-je d’une voix tremblante à force d’émotion, à force de colère.

» Je sentis se poser sur mon front une main que je connaissais à merveille, et je repris, en souriant à la comtesse:

» — Rose, vous n’êtes pas seule près de moi?...

» — Non, mon ami; je viens vous voir avec le plus célèbre médecin de toute l’Allemagne: il est là, devant vous: il vous regarde, il vous examine, il songe à vous guérir, et il vous guérira...

» — Rose, ce n’est plus votre main qui touche mon front...

» — Ne parlez pas, Frédéric... et restez immobile sous la main du docteur.

» Le médecin souleva mes paupières... et, presque au même instant, deux piqûres affreuses, deux coups d’un poignard effilé comme une aiguille, m’arrachèrent un grand cri de douleur; on jeta sur mes yeux, en guise de bandeau, un mouchoir, le mouchoir de Rose peut-être, et tout fut dit jusqu’au lendemain.

» Le lendemain au soir, la comtesse fit allumer une simple veilleuse dans ma chambre; elle vint se placer devant moi; le docteur n’était pas loin, sans doute; il y avait beaucoup de monde autour de nous, et pourtant je n’entendais rien dans cette foule si attentive, si inquiète, et dont le silence avait quelque chose d’effrayant; enfin, le bandeau tomba de mes yeux, et juge un peu de ma joie, de mon bonheur, de mon délire: l’aveugle venait de renaître à la vie de la lumière!... Je voyais des hommes, des femmes, des jeunes filles, des serviteurs du logis, qui souriaient au miracle d’une pareille résurrection! il me semblait que je devais reconnaître la comtesse, sans l’avoir jamais vue, et je me disais, en regardant tour à tour les grandes dames qui avaient la bonté de me sourire: Où est donc Rose? où se cache-t-elle? Mon Dieu! rendez-moi l’éternité de la nuit, pourvu que je regarde Rose un seul instant... pourvu que je la contemple, que je l’admire, et que je me souvienne de sa beauté !...

» Une voix, dont le son me fit tressaillir, daigna répondre à ma pensée:

» — Frédéric, me dit la comtesse, après Dieu qui vous a protégé, voici votre sauveur; remerciez Dieu d’abord... vous remercierez ensuite le docteur Muldorff.»

» A quoi bon remercier le médecin? il m’avait guéri;... mais la comtesse seule m’avait sauvé ! Mes premiers regards appartenaient à Rose, et j’avais hâte de les lui donner, en ayant l’air de lui dire: A mon sauveur, mes yeux reconnaissants!...

» O mon ami! quelle surprise, quelle honte et quelle douleur! Cette Rose si jolie..... Rose, ma bien-aimée, était une femme déjà flétrie et ridée par l’âge! Rose était une femme de cinquante ans!..... Je te l’avoue, je faillis m’évanouir en m’agenouillant à ses pieds; je repris bien vite mon précieux bandeau: je redevins aveugle, par l’ordre du médecin, et je retrouvai dans mon cœur, avec l’image d’une belle personne que j’avais rêvée, les illusions de mon rêve!

» Tous les soirs, à la même heure, on m’habituait, en me rendant la vue, à supporter l’éclat de la veilleuse; une lampe remplaça ce brin de lumière, et j’attendais impatiemment que la lampe, à son tour, fût remplacée par le soleil.

» Chose étrange! singulière vision qui ne pouvait être qu’un jeu du hasard, de l’amour et de la lumière!... Tous les soirs, en la regardant bien, je croyais découvrir dans la vieillesse de ma protectrice une grâce qui n’était pas trop vieille, un sourire qui avait un certain charme, des œillades qui ne manquaient pas de coquetterie... mystérieux trésors que l’amour avait oublié de reprendre en s’envolant avec la jeunesse! Oui chaque soir apportait à mes yeux une lumière plus vive, plus brillante que celle de la veille: et en même temps, par un miracle qui effrayait ma raison, les journées, les heures, les minutes semblaient vouloir rajeunir, pour me plaire, le noble visage de la comtesse. Une voix secrète murmurait au fond de mon cœur: Encore un trait magique, un coup de pinceau sur cette nouvelle image, sur cette figure qui se métamorphose, et la merveille sera complète; la comtesse, qui a cinquante ans, disparaîtra pour jamais, et Rose, qui en a vingt-cinq à peine, reparaîtra pour toujours!

» Un beau matin, le soleil illumina le spectacle d’un rare et charmant prodige: ce jour-là, pour la première fois, j’avais reçu de mon docteur le droit délicieux de contempler les splendeurs de la lumière céleste; je venais de rentrer dans le salon de la comtesse, après une longue et magnifique promenade à travers le ciel et la terre; je m’approchai de Rose qui était seule, et qui m’attendait peut-être; je tremblais, en m’asseyant tout près d’elle; je baissais les yeux, de peur de la voir... ou plutôt, je craignais et je souhaitais à la fois de la regarder encore.

» — Frédéric, me demanda la comtesse, vous souvient-il d’une plaisante scène qui s’est passée entre nous, dans ma berline de voyage? Vous étiez aveugle, et, précisément à cause de cela sans doute, vous teniez beaucoup à voir la figure de votre Antigone... N’est-il pas vrai? Tout le monde adore l’impossible!

» — Je m’en souviens, Madame, et j’ai honte de ma curiosité, de mon audace.

» — Je vous ai pardonné !... Il n’était pas facile, pour un aveugle, de bien regarder la figure d’une femme: vous souvient-il aussi de quelle façon vous cherchiez à la deviner, à la reconnaître, à la voir?

» — Je m’en souviens, Madame.

» — Vous me disiez avec une fatuité singulière: Je vous connais, je vous ai regardée, je vous ai vue!

» — Je disais vrai, Madame.

» — Vous me répétiez à chaque instant: Madame, vous avez de beaux cheveux noirs, de grands yeux bleus, une bouche toujours souriante, des lèvres toujours fraîches, les plus jolies choses du monde... Madame, votre beauté me paraît admirable!...

» — Je vous admirais, Madame.

» — Hélas! mon pauvre Frédéric, qu’allez-vous faire de votre complaisante admiration?... L’homme aveugle propose et l’homme clairvoyant dispose!... Regardez-moi.

» Je regardai la comtesse...

» — Rose! Rose! m’écriai-je, en me prosternant à ses genoux, il y a un dieu qui protège les aveugles!... Je vous reconnais maintenant, je vous regarde et je vous revois! Oui, oui, vous avez de beaux cheveux noirs, de grands yeux bleus, une bouche toujours souriante, des lèvres toujours fraîches, les plus jolies choses du monde... et j’ai retrouvé tout ce qui me paraissait admirable!... Je le devine, Madame, vous avez fait pour mon cœur malade ce que le médecin a fait pour mes yeux affaiblis: le docteur a ménagé à mes regards le vif éclat de la lumière; vous avez ménagé à mon amour l’éclat radieux de votre beauté !»

» Tu connais maintenant la merveilleuse histoire de mon infortune, de mon mariage et de mon bonheur; tu connais le secret d’une préférence charitable qui étonne bien des gens; tu connais le mystère de quelques aumônes souriantes que Rose et moi nous laissons tomber dans la main des pauvres aveugles: nous donnons avec la charité de la mémoire, les yeux tournés vers la lumière du ciel!»

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